HAMLET
TRAGÉDIE
NOTICE SUR HAMLET
Hamlet n'est pas le plus beau des drames de Shakspeare; Macbeth
et, je crois aussi Othello, lui sont, à tout prendre, supérieurs; mais
c'est peut-être celui qui contient les plus éclatants exemples de ses
beautés les plus sublimes comme de ses plus choquants défauts.
Jamais il n'a dévoilé avec plus d'originalité, de profondeur et d'effet
dramatique, l'état intime d'une grande âme; jamais aussi il ne s'est
plus abandonné aux fantaisies terribles ou burlesques de son imagination,
et à cette abondante intempérance d'un esprit pressé de
répandre ses idées sans les choisir, et qui se plaît à les rendre frappantes
par une expression forte, ingénieuse et inattendue, sans aucun
souci de leur forme naturelle et pure.
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Selon sa coutume, Shakspeare ne s'est point inquiété, dans Hamlet,
d'inventer ni d'arranger son sujet: il a pris les faits tels qu'il les a
trouvés dans les récits fabuleux de l'ancienne histoire de Danemark,
par Saxon le Grammairien, transformés en histoires tragiques par
Belleforest, vers le milieu du XVIe siècle, et aussitôt traduits et devenus
populaires en Angleterre, non-seulement dans le public, mais
sur le théâtre, car il paraît certain que six ou sept ans avant
Shakspeare, en 1589, un poëte anglais, nommé Thomas Kyd, avait
déjà fait de Hamlet une tragédie. Voici le texte du roman historique
dans lequel, comme un sculpteur dans un bloc de marbre, Shakspeare
a taillé la sienne.
«Fengon, ayant gagné secrètement des hommes, se rua un jour
en un banquet sur son frère Horwendille, lequel occit traîtreusement,
puis cauteleusement se purgea devant ses sujets d'un si détestable
massacre. Avant de mettre sa main sanguinolente et parricide
sur son frère, il avoit incestueusement souillé la couche fraternelle,
abusant de la femme de celui dont il pourchassa l'honneur devant
qu'il effectuât sa ruine....
«Enhardi par telle impunité, Fengon osa encore s'accoupler en
mariage à celle qu'il entretenoit exécrablement durant la vie du bon
Horwendille.... Et cette malheureuse, qui avoit reçu l'honneur d'être
l'épouse d'un des plus vaillants et sages princes du septentrion, souffrit
de s'abaisser jusqu'à telle vilenie que de lui fausser sa foi, et qui
pis est, épouser celui qui étoit le meurtrier tyran de son époux
légitime....
«Géruthe s'étant ainsi oubliée, le prince Amleth, se voyant en
danger de sa vie, abandonné de sa propre mère, pour tromper les
ruses du tyran, contrefit le fol avec telle ruse et subtilité que, feignant
d'avoir tout perdu le sens, il couvrit ses desseins et défendit
son salut et sa vie. Tous les jours il étoit au palais de la reine, qui
avoit plus de soin de plaire à son paillard que de soucy à venger son
mari ou à remettre son fils en son héritage; il couroit comme un
maniaque, ne disoit rien qui ne ressentît son transport des sens et
pure frénésie, et toutes ses actions et gestes n'étoient que d'un
homme qui est privé de toute raison et entendement; de sorte qu'il
ne servoit plus que de passe-temps aux pages et courtisans éventés
qui étoient à la suite de son oncle et beau-père.... Et faisoit pourtant
des actes pleins de grande signifiance, et répondoit si à propos
qu'un sage homme eût jugé bientôt de quel esprit est-ce que sortoit
une invention si gentille....
«Amleth entendit par là en quel péril il se mettoit si, en sorte
aucune, il obéissoit aux mignardes caresses et mignotises de la demoiselle
envoyée par son oncle. Le prince, ému de la beauté de la
fille, fut par elle assuré encore de la trahison, car elle l'aimoit dès
son enfance, et eût été bien marrie de son désastre....
«Il faut, dit un des amis de Fengon, que le roi feigne de s'en
aller en quelque voyage, et que cependant on enferme Amleth seul
avec sa mère dans une chambre dans laquelle soit caché quelqu'un
pour ouïr leurs propos et les complots de ce fol sage et rusé compagnon....
Celuy même s'offrit pour être l'espion, et témoin des propos
du fils avec la mère.... Le roi prit très-grand plaisir à cette invention....
«Cependant le conseiller entra secrètement en la chambre de la
reine, et se cacha sous quelque loudier 1, un peu auparavant que le
fils y fût enclos avec sa mère. Comme il étoit fin et cauteleux, sitôt
qu'il fut dedans la chambre, se doutant de quelque trahison ou surprise,
il continua en ses façons de faire folles et niaises, sauta sur ce
loudier où, sentant qu'il y avoit dessous quelque cas caché, ne
faillit aussitôt de donner dedans avec son glaive.... Ayant ainsi découvert
l'embûche et puni l'inventeur d'icelle, il s'en revint trouver la
reine, laquelle pleuroit et se lamentoit; puis ayant visité encore tous
les coins de la chambre, se voyant seul avec elle, il lui parla fort
sagement en cette manière:
«—Quelle trahison est ceci, ô la plus infâme de toutes celles qui
onc se sont prostituées au vouloir de quelque paillard abominable,
que sous le fard d'un pleur dissimulé, vous couvriez l'acte le plus
méchant et le crime le plus détestable? Quelle fiance puis-je avoir en
vous qui, déréglée sur toute impudicité, allez courant les bras étendus
après cetuy félon et traitre tyran qui est le meurtrier de mon père, et
caressez incestueusement le voleur du lit légitime de votre loyal
époux?... Ah! reine Géruthe, c'est la lubricité seule qui vous a effacé
en l'âme la mémoire des vaillances et vertus du bon roi votre époux
et mon père.... Ne vous offensez pas, je vous prie, Madame, si, transporté
de douleur, je vous parle si rigoureusement et si je vous respecte
moins que mon devoir; car, vous ayant mis à néant la mémoire
du défunt roi mon père, ne faut s'ébahir si aussi je sors des limites de
toute reconnoissance....
«Quoique la reine se sentît piquer de bien près, et que Amleth la
touchât vivement où plus elle se sentoit intéressée, si est-ce qu'elle
oublia tout dépit qu'elle eût pu concevoir d'être ainsi aigrement tancée
et reprise pour la grande joie qui la saisit, connoissant la gentillesse
d'esprit de son fils. D'un côté, elle n'osoit lever les yeux pour
le regarder, se souvenant de sa faute, et de l'autre elle eût volontiers
embrassé son fils pour les sages admonitions qu'il lui avoit faites, et
lesquelles eurent tant d'efficace que sur l'heure elles éteignirent les
flammes de sa convoitise....
«Avec lui furent envoyés en Angleterre deux des fidèles ministres
de Fengon, portant des lettres gravées dans du bois, qui portoient la
mort de Amleth et la commandoient à l'Anglois. Mais le rusé prince
danois, tandis que ses compagnons dormoient, ayant visité le paquet
et connu la trahison de son oncle et la méchanceté des courtisans qui
le conduisoient à la boucherie, rasa les lettres mentionnant sa mort,
et au lieu y grava et cisela un commandement à l'Anglois de faire
pendre et étrangler ses compagnons....
«Vivant son père, Amleth avoit été endoctriné en cette science
avec laquelle le malin esprit abuse les hommes, et avertissoit le
prince des choses déjà passées. Il y auroit fort à discourir si ce prince,
par la violence de sa mélancolie, recevoit telles impressions qu'il
devinât ce que nul homme ne lui avoit jamais déclaré.»
Évidemment, c'est Hamlet qui, dans ce récit, a frappé et séduit
Shakspeare. Ce jeune prince, fou par calcul, peut-être un peu par
nature, rusé et mélancolique, ardent à venger la mort de son père et
habile à veiller pour sa propre vie, adoré de la jeune fille envoyée
pour le perdre, objet de l'effroi et toujours pourtant de la tendresse
de sa coupable mère, et, jusqu'au moment de l'explosion, caché et
incompréhensible pour toutes les deux; ce personnage plein de passion,
de péril et de mystère, versé dans les sciences occultes et à
qui peut-être, «à travers la violence de sa mélancolie, le malin esprit
fait deviner ce que nul homme ne lui a jamais déclaré;» quelle
donnée admirable pour Shakspeare, scrutateur si curieux et si profond
des agitations obscures de l'âme et de la destinée humaines!
N'eût-il fait que peindre, en les dessinant avec la fermeté et en les
colorant avec l'éclat de son pinceau, ce caractère et cette situation
tels que les lui donnait la chronique, il eût, à coup sûr, produit un
chef-d'oeuvre.
Mais Shakspeare a fait bien davantage: sous sa main la folie de
Hamlet devient tout autre chose que la préméditation obstinée ou
l'exaltation mélancolique d'un jeune prince du moyen âge, placé
dans une situation périlleuse et plongé dans un sombre dessein: c'est
un grave état moral, une grande maladie de l'âme qui, à certaines
époques et dans certaines conditions de l'état social et des moeurs, se
répand parmi les hommes, atteint souvent les mieux doués et les plus
nobles, et les frappe d'un trouble quelquefois bien voisin de la folie.
Le monde est plein de mal, de toute sorte de mal. Que de souffrances
et de crimes, et d'erreurs fatales, quoique innocentes! Que d'iniquités
générales et privées, éclatantes et ignorées! Que de mérites
étouffés ou méconnus, perdus pour le public, à charge pour leurs possesseurs!
Que de mensonges et de froideur, et de légèreté, et d'ingratitude,
et d'oubli dans les relations et les sentiments des hommes!
La vie si courte et pourtant si agitée, tantôt si pesante et tantôt si
vide! L'avenir si obscur! tant de ténèbres au terme de tant d'épreuves!
A ceux qui ne voient que cette face du monde et de la destinée humaine,
on comprend que l'esprit se trouble, que le coeur défaille, et
qu'une mélancolie misanthropique devienne une disposition habituelle
qui les jette tour à tour dans l'irritation ou dans le doute, dans
le mépris ironique ou dans l'abattement.
Ce n'était point là, à coup sûr, la maladie des temps où la chronique
fait vivre Hamlet, ni de celui où vivait Shakspeare lui-même.
Le moyen âge et le XVIe siècle étaient des époques trop actives et trop
rudes pour que ces contemplations amères et ces développements
malsains de la sensibilité humaine y trouvassent aisément accès. Ils
appartiennent bien plutôt à des temps de vie molle et d'une excitation
morale à la fois vive et oisive, quand les âmes sont jetées hors de
leur repos et dépourvues de toute occupation forte et obligée. C'est
alors que naissent ces mécontentements méditatifs, ces impressions
partiales et irritées, cet entier oubli des biens, cette susceptibilité
passionnée devant les maux de la condition humaine, et toute cette
colère savante de l'homme contre l'ordre et les lois de cet univers.
Ce malaise douloureux, ce trouble profond que porte dans l'âme
une si sombre et si fausse appréciation des choses en général et de
l'homme lui-même, et qu'il ne rencontrait guère dans son propre
temps, ni dans les temps dont il lisait l'histoire, Shakspeare les a
devinés et en a fait la figure et le caractère de Hamlet. Qu'on relise
les quatre grands monologues où le prince de Danemark s'abandonne
à l'expression réfléchie de ses sentiments intimes2; qu'on recueille
dans toute la pièce les mots épars où il les manifeste en passant;
qu'on recherche et qu'on résume ce qui éclate et ce qui se cache dans
tout ce qu'il pense et ce qu'il dit; partout on reconnaîtra la maladie
morale que je viens de décrire. Là réside vraiment, bien plus que
dans ses chagrins ou dans ses périls personnels, la source de la mélancolie
de Hamlet; c'est là son idée fixe et sa folie.
Et avec l'admirable bon sens du génie, pour rendre, non-seulement
supportable, mais saisissant, le spectacle d'une maladie si sombre,
Shakspeare a mis, dans le malade lui-même, les qualités les plus
douces et les plus attrayantes. Il a fait Hamlet beau, populaire, généreux,
affectueux, tendre même. Il a voulu que le caractère instinctif
de son héros relevât en quelque sorte la nature humaine des méfiances
et des anathèmes dont sa mélancolie philosophique l'accablait.
Mais, en même temps, guidé par cet instinct d'harmonie qui n'abandonne
jamais le vrai poëte, Shakspeare a répandu sur tout le drame
la même couleur sombre qui ouvre la scène: le spectre du roi assassiné
imprime dès les premiers pas et conduit jusqu'au terme le mouvement.
Et quand le terme arrive, c'est aussi la mort qui règne; tous
meurent, les innocents comme les coupables, la jeune fille comme le
prince, et plus folle que lui: tous vont rejoindre le spectre qui n'est
sorti de son tombeau que pour les y pousser tous avec lui. L'événement
tout entier est aussi lugubre que la pensée de Hamlet. Il ne reste
sur la scène que les étrangers norwégiens, qui y paraissent pour la
première fois et qui n'ont pris aucune part à l'action.
Après cette grande peinture morale, vient la seconde des beautés
supérieures de Shakspeare, l'effet dramatique. Elle n'est nulle part
plus complète et plus frappante que dans Hamlet, car les deux conditions
du grand effet dramatique s'y trouvent, l'unité dans la variété;
une seule impression constante, dominante; et cette même impression
diversifiée selon le caractère, le tour d'esprit, la condition des divers
personnages dans lesquels elle se reproduit. La mort plane sur tout
le drame; le spectre du roi assassiné la représente et la personnifie;
il est toujours là, tantôt présent lui-même, tantôt présent à la pensée
et dans les discours des autres personnages. Grands ou petits, coupables
ou innocents, intéressés ou indifférents à son histoire, ils sont
tous constamment occupés de lui; les uns avec remords, les autres
avec affection et douleur, d'autres encore simplement avec curiosité,
quelques-uns même sans curiosité et uniquement par occasion: par
exemple, ce grossier fossoyeur qui avait, dit-il, commencé son métier
le jour où feu ce grand roi avait remporté une grande victoire sur son
voisin le roi de Norwège, et qui, en le continuant pour creuser la
fosse de la belle Ophélia, la maîtresse folle de Hamlet fou, retrouve
le crâne du pauvre Yorick, ce bouffon du roi défunt, le crâne du
bouffon de ce spectre qui sort à chaque instant de son tombeau pour
troubler les vivants et obtenir justice de son assassin. Tous ces personnages,
au milieu de toutes ces circonstances, sont amenés, retirés,
ramenés tour à tour, chacun avec sa physionomie, son langage, son
impression propre; et tous concourent incessamment à entretenir, à
répandre, à fortifier cette impression unique et générale de la mort,
de la mort juste ou injuste, naturelle ou violente, oubliée ou pleurée,
mais toujours présente, et qui est la loi suprême et devrait être la pensée
permanente des hommes.
Au théâtre, devant des spectateurs réunis en grand nombre et mêlés,
l'effet de ce drame, à la fois si lugubre et si animé, est irrésistible;
l'âme est remuée dans ses dernières profondeurs, en même temps que
l'imagination et les sens sont occupés et entraînés par un mouvement
extérieur continu et rapide. C'est là le double génie de Shakspeare,
philosophe et poëte également inépuisable, moraliste et machiniste
tour à tour, aussi habile à remplir bruyamment la scène qu'à pénétrer
et à mettre en lumière les plus intimes secrets du coeur humain.
Soumis à l'action immédiate d'une telle puissance, les hommes en
masse ne lui demandent rien au delà de ce qu'elle leur donne; elle les
domine et emporte d'assaut leur sympathie et leur admiration. Les
esprits difficiles et délicats, qui jugent presque au même moment où
ils sentent, et qui portent le besoin de la perfection jusque dans leurs
plus vifs plaisirs, goûtent et admirent aussi immensément Shakspeare;
mais ils sont désagréablement troublés dans leur admiration et leur
jouissance, tantôt par l'entassement et la confusion des personnages et
des incidents inutiles; tantôt par les longs et subtils développements
d'une réflexion ou d'une idée qu'il conviendrait au personnage d'indiquer
en passant, mais dans laquelle le poëte se complaît et s'arrête
pour son propre compte; plus souvent encore par ce bizarre mélange
de grossièreté et de recherche dans le langage qui donne quelquefois,
aux sentiments les plus vrais, des formes factices et pédantes, et, aux
plus belles inspirations de la philosophie ou de la poésie, une physionomie
barbare. Ces défauts abondent dans Hamlet. Je ne veux ni me
donner la pénible satisfaction de le prouver, ni me dispenser de le dire.
En fait de génie, Shakspeare n'a peut-être point de rivaux; dans les
hautes et pures régions de l'art, il ne saurait être un modèle.
HAMLET
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
CLAUDIUS, roi de Danemark.
HAMLET, fils de Hamlet et neveu de Claudius.
POLONIUS, seigneur chambellan.
HORATIO, ami de Hamlet.
LAERTES, fils de Polonius.
VOLTIMAND,
CORNÉLIUS,
ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN, seigneurs de la cour de Danemark.
OSRICK, seigneur de la cour.
UN AUTRE SEIGNEUR DE LA COUR.
UN PRÊTRE.
MARCELLUS, BERNARDO, officiers.
FRANCISCO, soldat.
REYNALDO, domestique de Polonius.
UN CAPITAINE, ambassadeur.
L'OMBRE du père d'Hamlet.
FORTINBRAS, prince de Norwége.
GERTRUDE, reine de Danemark et mère d'Hamlet.
OPHÉLIA, fille de Polonius.
SEIGNEURS, DAMES, OFFICIERS, SOLDATS, COMÉDIENS, FOSSOYEURS, MATELOTS, MESSAGERS et autres serviteurs.
La scène est à Elseneur.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Elseneur.—Une plate-forme devant le château.
FRANCISCO montant la garde, BERNARDO vient à lui.
BERNARDO.—Qui va là?
FRANCISCO.—Non, répondez vous-même. Arrêtez-vous
et faites-vous reconnaître.
BERNARDO.—Vive le roi!
FRANCISCO.—Bernardo?
BERNARDO.—En personne.
FRANCISCO.—Vous venez très-soigneusement à votre
heure.
BERNARDO.—Minuit vient de sonner: va regagner ton
lit, Francisco.
FRANCISCO.—Pour cette délivrance, mille grâces. Le
froid est aigre, et j'ai le coeur saisi.
BERNARDO.—Avez-vous eu une garde tranquille?
FRANCISCO.—Pas une souris qui ait bougé!
BERNARDO.—Allons, bonne nuit. Si vous rencontrez
Horatio et Marcellus, mes compagnons de garde, priez-les
de faire hâte.
(Horatio et Marcellus entrent.)
FRANCISCO.—Je pense que je les entends.—Holà! halte!
qui va là?
HORATIO.—Amis de ce pays.
MARCELLUS.—Et hommes liges du roi de Danemark.
FRANCISCO.—Je vous souhaite une bonne nuit.
MARCELLUS.—Adieu donc, honnête soldat; qui vous a
relevé?
FRANCISCO.—Bernardo a pris mon poste; je vous souhaite
une bonne nuit.
(Francisco sort.)
MARCELLUS.—Holà! Bernardo!
BERNARDO.—Que dites-vous? Est-ce Horatio qui est là?
HORATIO.—Un petit morceau de lui, oui.
BERNARDO.—Soyez le bienvenu, Horatio. Soyez le bienvenu,
bon Marcellus.
MARCELLUS.—Eh bien! cette chose a-t-elle encore apparu
cette nuit?
BERNARDO.—Je n'ai rien vu.
MARCELLUS.—Horatio dit que c'est pure imagination, et
il ne veut pas souffrir que la croyance ait prise sur
lui, quant à cette terrible vision que nous avons vue par
deux fois. C'est pourquoi j'ai insisté auprès de lui, l'invitant
à veiller avec nous chaque minute de cette nuit,
afin que, si cette apparition vient encore, il puisse confirmer
nos regards et lui parler.
HORATIO.—Bah! bah! elle ne paraîtra pas.
BERNARDO.—Asseyez-vous un moment, et laissez-nous
encore une fois livrer assaut à vos oreilles, qui sont si
bien fortifiées contre notre histoire, contre ce que nous
avons vu pendant deux nuits.
HORATIO.—Bien! asseyons-nous, et écoutons Bernardo
parler de ceci.
BERNARDO.—La dernière de toutes ces nuits, à l'heure
où cette même étoile, qui est à l'occident du pôle, avait
fait son voyage jusqu'à éclairer cette partie du ciel où
elle flamboie à présent, Marcellus et moi, la cloche sonnant
alors une heure....
MARCELLUS.—Paix! supprime le reste! regarde, le voici
qui revient.
(L'ombre entre.)
BERNARDO.—C'est la même apparence que celle du roi
qui est mort.
MARCELLUS.—Toi qui es un savant, parle-lui, Horatio.
BERNARDO.—Ne ressemble-t-il pas au roi? Observe-le,
Horatio.
HORATIO.—Tout semblable. Il me bouleverse de peur et
d'étonnement.
BERNARDO.—Il voudrait qu'on lui parlât.
MARCELLUS.—Parle-lui, Horatio.
HORATIO.—Qui es-tu, toi qui usurpes ensemble cette
heure de la nuit et cette forme noble et guerrière sous
laquelle la majesté du Danemark, maintenant ensevelie,
a pour un temps marché? Au nom du ciel, je te somme:
parle.
MARCELLUS.—Il est offensé.
BERNARDO.—Vois, il s'éloigne avec hauteur.
(L'ombre s'en va.)
HORATIO.—Arrête; parle, parle; je te somme de parler.
MARCELLUS.—Il est parti et ne répondra pas.
BERNARDO.—Eh bien! Horatio, vous tremblez, et vous
êtes tout pâle; ceci n'est-il pas quelque chose de plus que
de l'imagination? Qu'en pensez-vous?
HORATIO.—Devant mon Dieu, je ne pourrais pas le
croire, sans le sensible et sûr témoignage de mes propres
yeux.
MARCELLUS.—Ne ressemble-t-il pas au roi?
HORATIO.—Comme tu te ressembles à toi-même. C'est
bien là la même armure qu'il portait lorsqu'il combattit
le Norwégien ambitieux; ce fut ainsi qu'un jour il fronça
le sourcil lorsque, dans une conférence furieuse, il arracha
le Polonais de son traîneau et l'étendit sur la glace.
Cela est étrange!
MARCELLUS.—Deux fois déjà, justement à cette heure de
mort, il a passé près de notre poste avec cette démarche
guerrière.
HORATIO.—Sur quel point précis doit, à ce propos, travailler
notre pensée, je n'en sais rien; mais, à dire l'ensemble
et la pente de mon opinion, ceci annonce quelque
étrange explosion dans notre royaume.
MARCELLUS.—C'est bon; asseyons-nous, et dites-moi, si
vous le savez, pourquoi ces continuelles gardes, si strictes
et si rigoureuses, fatiguent ainsi, chaque nuit, les sujets
de ce royaume? Et pourquoi, chaque jour, ces canons
de bronze que l'on coule, et tout ce trafic, à l'étranger,
pour des munitions de guerre? Pourquoi la presse sur
les charpentiers de vaisseau, dont le rude labeur ne distingue
plus le dimanche de la semaine? Qu'y a-t-il en jeu
pour que cette hâte abondante en sueurs fasse les journées
et les nuits compagnes du même travail? Quel est
celui qui peut m'instruire?
HORATIO.—Je le puis, ou, du moins, ainsi vont les rumeurs:
notre dernier roi, dont à l'heure même l'image
vient de nous apparaître, fut, comme vous savez, provoqué
au combat par Fortinbras de Norwége, qu'un jaloux
orgueil avait excité à ce défi. Dans ce combat, notre vaillant
Hamlet (car cette partie de notre monde connu le tenait
pour tel) tua ce Fortinbras, qui, par un acte bien
scellé et fait dans toutes les formes des lois et de la science
héraldique, abandonnait au vainqueur, avec sa vie, tous
les domaines dont il était possesseur. Contre ce gage
notre roi avait assigné une portion équivalente qui serait
entrée dans le patrimoine de Fortinbras, s'il fût resté
vainqueur, comme son lot, d'après la convention et la
teneur des articles ratifiés, est échu à Hamlet. Maintenant,
mon cher, le jeune Fortinbras, tout plein et tout
bouillant d'une fougue inexpérimentée, a ramassé çà et
là sur les frontières de la Norwége une troupe d'aventuriers
sans feu ni lieu, moyennant les vivres et l'entretien,
pour quelque entreprise où il s'agisse d'avoir du
coeur; ce ne peut être (comme en est bien convaincu
notre gouvernement) que le projet de reprendre sur
nous à main armée, et par voie de contrainte, les susdites
terres, ainsi perdues par son père; et c'est là, je crois,
la cause majeure de nos préparatifs, l'origine de ces
gardes que nous montons, et le grand but de ce train
de poste et de ce remue-ménage que vous voyez par tout
le pays.
BERNARDO.—Je pense que ce ne peut être autre chose,
et cela s'accorde bien avec cette figure d'augure étrange
qui passe, armée, au milieu de notre veille, si semblable
au roi qui était et est encore l'occasion de ces guerres.
HORATIO.—Ah! cela, c'est un grain de poussière qui
tombe dans l'oeil de l'esprit, pour l'inquiéter. Au temps
de la plus grande et plus florissante force de Rome, un
peu avant que le très-puissant Jules-César ne tombât, les
sépulcres se dépeuplèrent, et les morts en linceul s'en
allaient, criant et gémissant par les rues de Rome; on
voyait des étoiles avec des queues de flamme, et des
rosées de sang, et des ravages dans le soleil; et l'humide
planète, dont l'influence régit l'empire de Neptune, était
atteinte d'une éclipse presque comme si c'eût été le jour
du jugement. Eh bien! ce sont de semblables signes précurseurs
d'événements terribles, comme des hérauts qui
ouvrent la marche des destins, comme un prologue du
sort qui s'avance, c'est là ce que le ciel et la terre tout
ensemble viennent de montrer dans nos climats et à nos
concitoyens. (L'ombre reparaît.) Mais, silence! voyez: le
voilà. Il revient encore. Je veux me mettre devant lui,
dût-il m'anéantir! Arrête, illusion! si tu as un son, une
voix dont tu fasses usage, parle-moi.
S'il y a quelque chose de bien à faire qui puisse compter
pour ton soulagement et pour mon salut, parle-moi.
Si tu es dans le secret des destins de ta patrie, et que,
pour notre bonheur, la prescience puisse les faire éviter,
oh! parle.
Ou si, pendant ta vie, tu as enfoui dans le sein de la
terre quelque trésor extorqué, ce pourquoi, dit-on, vous
autres esprits, vous errez souvent, tout morts que vous
êtes, dis-le-moi. Arrête-toi et parle. (Le coq chante.) Arrêtez-le,
Marcellus.
MARCELLUS.—Le frapperai-je de ma pertuisane?
HORATIO.—Oui, s'il ne veut pas s'arrêter.
BERNARDO.—Le voici!
HORATIO.—Le voici!
(L'ombre s'en va.)
MARCELLUS.—Le voilà parti. Nous lui faisons tort, à lui
qui est si majestueux, en essayant contre lui ces démonstrations
de violence; il est invulnérable comme l'air, et
nos coups frappant dans le vide n'auraient été qu'une
méchante raillerie.
BERNARDO.—Il était au moment de parler, quand le
coq a chanté.
HORATIO.—Et alors il a tressailli comme un être coupable
à un terrible appel. J'ai ouï dire que le coq, qui est
le clairon du matin, par sa voix haute et perçante, éveille
le dieu du jour; et qu'à ce signal, les esprits échappés et
errants, qu'ils soient dans la mer ou dans le feu, vont se
cacher dans leur prison; et ce que nous venons de voir
a prouvé qu'on dit vrai.
MARCELLUS.—Il s'est évanoui au cri du coq. Quelques-uns
disent que, toujours, quand la saison s'approche où
la naissance de notre Sauveur est célébrée, cet oiseau de
l'aurore chante durant toute la nuit; alors, dit-on,
aucun esprit n'ose se risquer dehors; les nuits sont
saines; alors nulle planète dont l'action nous frappe,
nulle fée qui nous surprenne, nulle sorcière qui ait le
pouvoir de charmer, tant ce moment de l'année est
sanctifié et riche de grâces.
HORATIO.—Je l'ai ouï dire ainsi, et je le crois en partie.
Mais voyez: le matin, drapés dans son manteau rougissant,
s'avance parmi la rosée sur cette haute colline à l'orient.
Descendons notre garde, et si vous m'en croyez, faisons
part au jeune Hamlet de ce que nous avons vu cette nuit;
car, sur ma vie, cet esprit, muet pour nous, lui parlera.
Vous accordez-vous à vouloir que nous l'instruisions
de cela, comme nous l'ordonnent nos affections, conformes
à notre devoir?
MARCELLUS.—Faisons cela, je vous prie; je sais où nous
pourrons le trouver ce matin fort à propos.
SCÈNE II
Une salle de réception dans le château.
LE ROI, LA REINE, HAMLET, POLONIUS, LAERTES,
VOLTIMAND, CORNÉLIUS, et des seigneurs de leur suite,
entrent.
LE ROI.—Bien que le souvenir de la mort de Hamlet,
notre frère bien-aimé, soit encore vert et vivace, bien
qu'il nous convînt, à nous, délaisser nos coeurs dans la
tristesse, et à notre royaume tout entier de montrer
comme un seul front contracté par la même douleur, la
raison, cependant, combattant la nature, nous a amenés
à penser à lui avec une sage douleur et non sans quelque
souvenir de nous-mêmes. C'est pourquoi voici celle qui
fut d'abord notre soeur, maintenant notre reine, compagne
de notre empire sur ces belliqueux États, et
que, avec une joie déroutée, avec un oeil brillant, tandis
que l'autre versait des larmes, mêlant les réjouissances
aux funérailles et les obsèques au mariage, pesant dans
une balance égale le plaisir et l'affliction, nous avons
prise pour femme. Nous n'avons point résisté en ceci à
vos sagesses supérieures, qui ont eu leur libre allure
dans tout le cours de cette affaire. Recevez tous nos remercîments.
Maintenant il s'agit, comme vous le savez, du jeune
Fortinbras, qui, faisant peu de cas de ce que nous pouvons
valoir, ou pensant que la mort récente de notre
frère bien-aimé aurait ébranlé ce royaume et dérangé
ses ressorts, et sans autre allié que ce fantôme de ses
avantages rêvés, n'a pas manqué de nous insulter par
un message, pour redemander les domaines perdus par
son père, et que notre très-vaillant frère a acquis par
tous les liens et avec tous les sceaux de la loi. Mais c'est
assez parler de lui. Quant à nous et à l'objet de cette
assemblée, voici quelle est l'affaire: nous avons écrit
par ces lettres au roi de Norwége, oncle du jeune Fortinbras,
qui, impotent et alité, a à peine ouï parler du projet
de son neveu, en l'invitant à en arrêter la suite; car
les levées, les enrôlements et la pleine organisation des
corps, tout se fait parmi ses sujets. Et nous vous
dépêchons aujourd'hui, brave Cornélius, et vous, Voltimand,
pour porter nos salutations à ce vieux roi, sans
vous donner pouvoir personnel pour traiter avec ce
prince en dehors du cercle où peut s'étendre le développement
de ces instructions. Adieu, et que votre diligence
témoigne de votre dévouement.
VOLTIMAND.—En cela et en toutes choses, nous montrerons
notre dévouement.
LE ROI.—Nous n'en doutons point. Adieu de bon coeur.
(Voltimand et Cornélius sortent.) Et maintenant, Laërtes,
qu'avez-vous de nouveau à nous dire? Vous nous avez
annoncé une demande; qu'est-ce, Laërtes? Vous ne pouvez
point dire une chose raisonnable au roi de Danemark,
et perdre vos paroles. Que peux-tu demander,
Laërtes, qui ne soit d'avance mon offre plutôt que ta
demande? La tête n'est pas soeur du coeur, ni la main
servante des lèvres plus étroitement que le trône de
Danemark n'est lié à ton père. Que souhaites-tu,
Laërtes?
LAËRTES.—Mon redouté seigneur, je demande votre congé
et votre agrément pour retourner en France.
Quoique j'en sois parti avec empressement pour vous
rendre hommage lors de votre couronnement, maintenant,
je l'avoue, ce devoir une fois rempli, mes pensées
et mes désirs se tournent de nouveau vers la France, et
s'inclinent devant vous pour obtenir votre gracieux
congé et votre indulgence.
LE ROI.—Avez-vous le congé de votre père? Que dit
Polonius?
POLONIUS.—Il m'a, monseigneur, arraché par l'effort
de ses instances une lente permission, et à la fin j'ai
scellé son désir de mon pénible consentement. Je vous
supplie de lui donner congé de partir.
LE ROI.—Prends l'heure qui te sourira, Laërtes; tes
moments sont à toi, et à toi mes meilleures volontés3;
fais-en usage selon tes souhaits. Et maintenant,
Hamlet, mon cousin, mon fils...
HAMLET, à part.—Un peu plus que cousin, et un peu
moins que fils.
LE ROI.—D'où vient que les nuages pèsent encore sur
vous?
HAMLET.—Mais non, mon seigneur; je ne suis que trop
en plein soleil.
LA REINE.—Cher Hamlet, renonce à ces couleurs ténébreuses,
et que ton oeil regarde en ami le roi de Danemark.
Ne va pas, sans fin, sous le voile baissé de tes
paupières, cherchant ton noble père dans la poussière.
Tu le sais, c'est le sort commun; tout ce qui vit doit
mourir et ne fait que traverser ce monde pour aller à
l'éternité.
HAMLET.—Oui, madame, c'est le sort commun.
LA REINE.—S'il en est ainsi, pourquoi cela te semble-t-il
étrange?
HAMLET.—Cela me semble, madame! non, cela est.
Sembler et moi, nous ne nous connaissons pas. Ce n'est
pas seulement mon manteau noir comme l'encre, bonne
mère, ni la traditionnelle livrée d'un deuil d'apparat, ni
le souffle orageux d'une respiration pénible, non, ni la
source abondante qui ruisselle dans les yeux, ni l'apparence
abattue du visage, ni toutes les formes, tous les
modes, tous les signes de la douleur, qui peuvent témoigner
de moi vraiment. A bien dire, c'est là ce qui
«semble:» car ce sont des actions qu'un homme peut
jouer; mais je porte au dedans de moi ce que n'égale
aucun signe, ce que ne disent pas tous ces harnais et
cette livrée de la douleur.
LE ROI.—C'est une tendre et honorable marque de
votre nature, Hamlet, que de rendre à votre père ces
lugubres devoirs. Mais, vous devez le savoir, votre père
perdit un père; ce père qu'il perdit avait perdu le sien; et
le survivant est tenu, par obligation filiale, à faire au
mort, pendant quelque temps, hommage de sa douleur.
Mais persévérer dans une affliction obstinée, c'est un acte
d'opiniâtreté impie, c'est un chagrin qui n'est point
d'un homme. Cela fait voir une volonté très-indisciplinée
envers le ciel, un coeur désarmé ou un esprit rebelle,
une intelligence trop simple et sans étude: car ce qui doit
être, à notre connaissance, de toute nécessité, ce qui est
aussi habituel que la plus vulgaire des choses qui tombent
sous les sens, pourquoi, dans notre révolte puérile,
prendrions-nous cela tant à coeur? Fi! c'est un péché
contre le ciel, un péché contre les morts, un péché
contre la nature, une absurdité contre la raison, dont le
texte habituel est la mort des pères, et qui n'a pas cessé
de crier, depuis le premier cadavre jusqu'à celui qui est
mort aujourd'hui: Cela doit être ainsi. Nous vous en
prions, jetez bas cette infructueuse douleur, et considérez-nous
comme un père; car il faut que le monde le
sache, vous êtes le plus proche de notre trône, et cette
même excellence d'amour que le père le plus tendre
porte à son fils, nous-même nous vous l'offrons. Quant
à votre dessein de retourner aux écoles de Wittenberg,
il est des plus contraires à nos désirs. Nous vous en supplions,
soumettez-vous à rester ici pour la consolation
et la joie de nos yeux, vous, le premier de notre cour,
notre cousin et notre fils.
LA REINE.—Que les prières de ta mère ne soient pas
perdues; Hamlet, je t'en prie, demeure avec nous, ne va
pas à Wittenberg.
HAMLET.—Je vous obéirai de mon mieux en tout, madame.
LE ROI.—Bien, voilà une tendre et bonne réponse.
Soyez en Danemark comme nous-mêmes.—Venez, madame;
cette douce et volontaire concession de Hamlet
entre en souriant dans mon coeur; en actions de grâces,
je veux que le roi de Danemark ne boive pas aujourd'hui
une joyeuse santé, sans que le grand canon le dise
aux nuages, et le ciel répondra à chaque rasade du roi,
en répétant le fracas du tonnerre terrestre. Allons.
(Le roi, la reine, la cour, etc., Polonius et Laërtes sortent.)
HAMLET.—Oh! si cette solide, trop solide chair pouvait
se fondre, s'écouler et se résoudre en une rosée! Ou si,
du moins, l'Éternel n'avait pas établi sa loi sacrée contre
le meurtre de soi-même! O Dieu! ô Dieu! combien pesantes
et usées, et plates et sans profit me semblent toutes
les pratiques de ce monde! Fi de ce monde! oh! fi!
c'est un jardin non sarclé où tout monte en graine; ce
sont des herbes grossières et sauvages qui s'en emparent
uniquement... Que les choses en soient venues là! Mort
depuis deux mois seulement... non, moins encore, il n'y
a pas deux mois... Un si excellent roi! qui était à celui-ci
ce qu'Apollon est à un satyre... si tendre pour ma mère
qu'il ne pouvait pas même souffrir que les vents du ciel
s'approchassent de son visage trop rudement. Ciel et
terre! faut-il que je me souvienne? Comment? On l'aurait
vue se pendre à lui comme si l'appétit en elle n'eût fait
que s'accroître de ce dont il se nourrissait... et pourtant,
en un mois... Ne pensons pas à cela. Fragilité, ton nom
est femme! Un petit mois, et avant que ces souliers
fussent vieux, avec lesquels elle avait suivi le corps de
mon pauvre père, tout en pleurs, comme une Niobé...
Comment? Elle, elle-même? O ciel! une bête à qui
manquent les discours de la raison se serait plus longtemps
lamentée.—Mariée avec mon oncle, avec le frère
de mon père, qui ne ressemble pas plus à mon père que
moi à Hercule... en un mois, avant que le sel de ses
larmes vicieuses eût cessé de rougir ses yeux endoloris,
elle s'est mariée! O criminelle hâte de se jeter—et si légèrement—dans
un lit incestueux! Cela n'est pas bien,
cela ne peut tourner à bien. Mais brise-toi, mon coeur;
car je dois retenir ma langue.
(Horatio, Marcellus et Bernardo entrent.)
HORATIO.—Salut à votre seigneurie.
HAMLET.—Je suis charmé de vous voir en bonne santé.
Horatio, n'est-ce pas?... ou je ne sais plus qui je suis
moi-même.
HORATIO.—Lui-même, monseigneur, et votre très-humble
serviteur pour toujours.
HAMLET.—Dites mon bon ami, monsieur; je veux échanger
ce nom avec vous. Et quel motif vous ramène de
Wittenberg, Horatio?—Marcellus?
MARCELLUS.—Mon bon seigneur...
HAMLET.—Je suis charmé de vous voir. Bonjour, monsieur.
Mais, en vérité, qu'est-ce qui vous a fait quitter
Wittenberg?
HORATIO.—Un naturel de vagabond, mon bon seigneur.
HAMLET.—Je ne m'accommoderais pas d'entendre votre
ennemi parler de la sorte; vous ne voudrez pas faire
à mon oreille cette violence de la rendre dépositaire de
votre témoignage contre vous-même. Je sais bien que
vous n'êtes pas un vagabond. Mais quelle affaire avez-vous
à Elseneur? Nous vous apprendrons à boire à pleins
bords avant que vous repartiez d'ici.
HORATIO.—Mon seigneur, j'étais venu pour voir les funérailles
de votre père.
HAMLET.—Je te prie, camarade, ne te moque pas de
moi; je pense que c'est pour voir les noces de ma mère.
HORATIO.—Il est vrai, mon seigneur, qu'elles ont suivi
de bien près.
HAMLET.—Économie, Horatio, économie pure! Les
viandes cuites pour les funérailles ont été resservies froides
sur les tables du mariage. Plût à Dieu que j'eusse
rencontré dans le ciel mon meilleur ennemi, plutôt que
d'avoir vu ce jour, Horatio!—Mon père!—Il me semble
que je vois mon père?
HORATIO.—Où, mon seigneur?
HAMLET.—Avec les yeux de l'âme, Horatio.
HORATIO.—Je l'ai vu autrefois; c'était un roi parfait.
HAMLET.—C'était un homme, pour tout dire en un
mot, tel que je ne reverrai jamais son pareil.
HORATIO.—Mon seigneur, je crois l'avoir vu durant la
nuit d'hier.
HAMLET.—Vu! Qui?
HORATIO.—Mon seigneur, le roi votre père.
HAMLET.—Le roi mon père!
HORATIO.—Modérez pour un instant votre surprise, en
prêtant une oreille attentive, afin que je puisse, avec le
témoignage de ces messieurs, vous raconter ce prodige.
HAMLET.—Pour l'amour de Dieu, fais-toi entendre.
HORATIO.—Pendant deux nuits de suite, ces messieurs,
Marcellus et Bernardo, étant en faction, à l'heure oisive
et morte du milieu de la nuit, ont eu l'aventure que
voici: une figure, semblable à votre père, armée de
toutes pièces, exactement de pied en cap, apparaît devant
eux, et, avec une démarche solennelle, passe lentement
et gravement près d'eux. Trois fois il se promena devant
leurs yeux accablés et fixes d'épouvante, à la distance de
ce bâton, tandis que, dissous presque en je ne sais quelle
gelée fondante, par l'effet de la peur, ils demeuraient
muets et ne lui parlaient point. Ils m'ont fait part de cela
comme d'un secret terrible; et moi, la troisième nuit,
j'ai monté la garde avec eux. Alors, tout comme ils me
l'avaient raconté, à la même heure, en la même forme,
chacune de leurs paroles se trouvant vraie et certaine,
l'apparition est venue. J'ai reconnu votre père; ces deux
mains ne sont pas plus semblables.
HAMLET.—Mais où cela s'est-il passé?
MARCELLUS.—Mon seigneur, sur la plate-forme où nous
montions la garde.
HAMLET.—Ne lui avez-vous point parlé?
HORATIO.—Mon seigneur, c'est ce que j'ai fait. Mais il
n'a fait nulle réponse; une fois, pourtant, à ce qu'il m'a
semblé, il a levé la tête et a commencé à se mouvoir
comme s'il voulait parler; mais, à ce moment même, le
coq du matin a chanté à haute voix, et lui, à ce bruit, il
a reculé en toute hâte, et s'est évanoui à nos yeux.
HAMLET.—Cela est fort étrange.
HORATIO.—Aussi sûrement que j'existe, mon honorable
seigneur, cela est vrai; et nous avons pensé que notre
devoir nous prescrivait de vous en donner connaissance.
HAMLET.—En vérité, en vérité, messieurs, cela me
trouble. Montez-vous la garde ce soir?
TOUS.—Oui, mon seigneur.
HAMLET.—Armé, dites-vous?
TOUS.—Armé, mon seigneur.
HAMLET.—De la tête aux pieds?
TOUS.—Mon seigneur, de pied en cap.
HAMLET.—Alors, vous n'avez pas vu son visage.
HORATIO.—Oh! si, mon seigneur; sa visière était levée.
HAMLET.—Eh bien! avait-il un aspect irrité?
HORATIO.—Un air de tristesse plutôt que de colère.
HAMLET.—Pâle ou rouge?
HORATIO.—Non, très-pâle.
HAMLET.—Et il fixait les yeux sur vous?
HORATIO.—Constamment.
HAMLET.—Je voudrais avoir été là.
HORATIO.—Cela vous aurait fortement frappé.
HAMLET.—Sans doute, sans doute. A-t-il demeuré longtemps?
HORATIO.—Le temps de compter jusqu'à cent, sans
trop se presser?
MARCELLUS et BERNARDO.—Plus longtemps! plus longtemps!
HORATIO.—Non pas quand je l'ai vu.
HAMLET.—Sa barbe était grisonnante, n'est-ce pas?
HORATIO.—Comme lorsque je l'ai vu durant sa vie;
comme un blason de sable semé d'argent4.
HAMLET.—Je veillerai cette nuit, peut-être paraîtra-t-il
encore.
HORATIO.—Je le garantis, il paraîtra.
HAMLET.—S'il revêt encore la forme de mon noble
père, je lui parlerai, dût l'enfer béant m'ordonner de me
tenir en paix. Je vous prie tous, si vous avez caché cette
vision, persistez dans votre silence; et, quelque chose
qui puisse encore advenir cette nuit, livrez-le à votre réflexion,
mais point à votre langue. Je récompenserai
votre affection! Ainsi, adieu. Sur la plate-forme, entre
onze heures et minuit, j'irai vous trouver.
TOUS.—Nos respects à votre seigneurie.
HAMLET.—Non, votre affection, comme la mienne est
à vous. Adieu! (Horatio, Marcellus et Bernardo sortent.)—L'âme
de mon père tout armée! tout ne va pas bien.
Je soupçonne quelque mauvais mystère. Oh! je voudrais
que la nuit fût venue! Jusque-là, sois calme, mon âme!
Les mauvaises actions, quand la terre entière pèserait
sur elles, surgiront aux yeux des hommes.
(Il sort.)
SCÈNE III
Un appartement dans la maison de Polonius.
LAERTES ET OPHÉLIA entrent.
LAERTES.—Mes bagages sont embarqués; adieu! Et
maintenant, soeur, quand les vents en offriront l'occasion
et qu'un convoi nous viendra en aide, ne vous endormez
pas, mais donnez-moi de vos nouvelles.
OPHÉLIA.—Pouvez-vous en douter?
LAERTES.—Quant à Hamlet, et au badinage de ses gracieusetés,
regardez cela comme une fantaisie de mode et
un jeu auquel son sang s'amuse,—comme une violette
née en la jeunesse de la nature qui s'éveille,—hâtive,
mais passagère, suave, mais sans durée; le
parfum et la distraction d'une minute, rien de plus.
OPHÉLIA.—Quoi! rien de plus?
LAERTES.—Non, croyez-moi, rien de plus; car la nature,
dans son progrès, ne développe pas seulement les
muscles et la masse du corps, mais à mesure que s'agrandit
ce temple, s'étendent aussi largement, pour la
pensée et pour l'âme, les charges de leur dignité intérieure.
Peut-être vous aime-t-il maintenant; peut-être
aucune souillure, aucune fraude n'altèrent maintenant
la vertu de ses volontés; mais vous devez craindre, en
pesant sa grandeur, que ses volontés ne lui appartiennent
pas. Il est lui-même sujet de sa naissance; il ne lui
est pas possible, comme aux gens qui ne comptent pas,
de se tailler à lui-même sa destinée, car de son choix
dépendent le salut et la santé de tout l'État; et c'est
pourquoi son choix doit être restreint à ce que demande
ou permet le corps dont il est la tête. Si donc Hamlet dit
qu'il vous aime, il est de votre sagesse de le croire seulement
jusqu'à ce point où peut aller, selon le rôle et le
rang qui lui sont propres, son droit d'agir comme il a
parlé, c'est-à-dire jusque-là seulement où peut aller avec
lui la grande voix du Danemark. Pesez donc la perte
que votre honneur aurait à subir, si, d'une oreille trop
crédule, vous écoutiez ses chansons, ou perdiez votre
coeur, ou ouvriez à ses importunités sans frein le trésor
de votre chasteté. Craignez cela, Ophélia, craignez cela,
chère soeur; tenez-vous toujours en deçà de votre affection,
hors de l'atteinte et du danger des désirs. La vierge
la plus ménagère d'elle-même est déjà assez prodigue si
elle démasque sa beauté aux regards de la lune. La
vertu même n'échappe point aux traits de la calomnie;
le ver ronge les enfants du printemps, trop souvent
même avant que leurs boutons soient épanouis; et c'est
au matin de la jeunesse, sous ses limpides rosées, que
les souffles contagieux ont plus de menaces. Soyez donc
prudente; la meilleure sauvegarde, c'est la peur: assez
souvent la jeunesse se révolte d'elle-même, quoiqu'elle
n'ait près d'elle personne qui l'y pousse.
OPHÉLIA.—Je conserverai l'impression de cette leçon
salutaire, comme un gardien pour mon coeur. Mais,
mon bon frère, ne faites pas comme quelques rudes
pasteurs: il ne faut pas me montrer une route escarpée
et épineuse vers le ciel, et, comme un libertin vantard
et insouciant, suivre soi-même le sentier fleuri de la
licence, et s'inquiéter peu de ses propres leçons.
LAERTES.—Oh! ne craignez pas pour moi. Je m'arrête
trop longtemps. Mais voici venir mon père. (Polonius
entre.) Une double bénédiction est une double faveur.
L'occasion me rit pour un second adieu.
POLONIUS.—Encore ici, Laërtes! A bord, à bord! c'est
une honte: le vent est là qui pousse au dos de votre
voile, et vous vous faites attendre! Allons, que ma bénédiction
soit avec vous (il met sa main sur la tête de Laërtes);
et songe à graver en ta mémoire ces quelques préceptes:
«Ne donne pas à toutes tes pensées une langue, ni à
aucune pensée non calculée son exécution. Sois familier,
mais jamais banal. Les amis que tu auras, et dont
le choix sera éprouvé, attache-les à ton âme par des
crampons d'acier; mais n'use pas la paume de ta
main à fêter tout camarade éclos d'hier et encore
sans plumes. Garde-toi d'entamer une querelle; mais
une fois engagé, comporte-toi de manière que l'adversaire
prenne garde à toi. Prête l'oreille à tous, mais
ne livre tes paroles qu'à peu de gens. Recueille l'opinion
de chacun, mais réserve ton jugement. Que tes
habits soient aussi coûteux que ta bourse le permet,
sans recherches singulières; riches, sans être voyants;
car l'ajustement révèle souvent l'homme; et les gens
les plus relevés en France par leur rang et par leur
position sont, surtout en cela, des modèles de goût
et de dignité. Ne sois ni emprunteur, ni prêteur, car le
prêt fait souvent perdre et l'argent et l'ami, et l'emprunt
émousse le tranchant de l'économie. Ceci pardessus
tout: sois vrai envers toi-même; et, comme la
nuit suit le jour, ceci doit s'en suivre que tu ne pourras
être faux envers personne.» Adieu! que ma bénédiction
fasse pénétrer tout cela en toi.
LAERTES.—Je prends humblement congé de vous, mon
seigneur.
POLONIUS.—L'heure vous réclame. Allez, vos serviteurs
vous attendent.
LAERTES.—Adieu, Ophélia, et souvenez-vous bien de
ce que je vous ai dit.
OPHÉLIA.—Cela est enfermé en ma mémoire, et vous
en garderez vous-même la clef.
LAERTES.—Adieu!
(Laërtes sort.)
POLONIUS.—Qu'est-ce, Ophélia? que vous a-t-il dit?
OPHÉLIA.—C'est, ne vous en déplaise, quelque chose
touchant le seigneur Hamlet.
POLONIUS.—Certes, c'est fort à propos. On m'a dit que
depuis peu il vous avait très-souvent consacré ses moments
de loisir intime, et que vous-même aviez été très-libérale
et prodigue de vos audiences; s'il en est ainsi
(comme on me l'a raconté, par voie de précaution), je
dois vous dire que vous ne comprenez pas assez clairement
par vous-même ce qui convient à ma fille et à
votre honneur. Qu'y a-t-il entre vous? confiez-moi la
vérité.
OPHÉLIA.—Il m'a dernièrement, mon seigneur, fait
beaucoup d'offres de son affection.
POLONIUS.—Son affection? Bah! vous parlez comme
une fillette encore toute verdelette qui n'a pas été passée
au crible dans des circonstances de ce péril; croyez-vous
à ses offres, comme vous les appelez?
OPHÉLIA.—Je ne sais pas, mon seigneur, ce que je
dois penser.
POLONIUS.—Eh bien! je vais vous l'apprendre. Pensez
que vous n'êtes qu'un petit enfant, et que vous avez pris
pour argent comptant des offres qui ne sont que fausse
monnaie. Offrez-vous à vous-même un tarif plus cher
de votre valeur, ou (pour ne pas essouffler plus longtemps
ce pauvre mot, dont j'abuse ainsi), vous n'aurez
plus qu'à m'offrir le titre de sot.
OPHÉLIA.—Mon seigneur, il m'a importunée de son
amour, mais d'une manière honorable.
POLONIUS.—Ah! oui. Vous pouvez appeler cela de
belles manières!... Allez, allez!
OPHÉLIA.—Et il donnait autorité à ses discours, mon
seigneur, par presque tous les plus saints serments du
ciel.
POLONIUS.—Ah! oui, pièges à attraper des bécasses! Je
sais, quand le sang brûle, combien l'âme est prodigue
à prêter à la langue des serments. Ce sont des éclairs,
ma fille, donnant plus de lumière que de chaleur, qui
perdent aussitôt chaleur et lumière, et dont les promesses
mêmes s'éteignent aussitôt faites. Vous ne devez
pas les prendre pour du feu. A partir de cette heure,
soyez un peu plus avare de votre virginale présence;
mettez vos entretiens à plus haut prix, et que votre conversation
ne soit pas à commandement. Quant au seigneur
Hamlet, ce que vous en devez croire, c'est qu'il
est jeune et qu'il lui est permis d'aller au bout d'une
longe plus longue que ne saurait être la vôtre. Bref,
Ophélia, ne croyez pas à ses serments; ce sont des enjôleurs,
ils n'ont pas la couleur dont ils sont revêtus en
dehors; ce ne sont rien qu'entremetteurs de projets fort
profanes, qui ne semblent respirer que saintes et dévotes
instances, afin de mieux tromper. Une fois pour toutes,
et pour parler clairement, je ne veux pas que désormais
vous fassiez mauvais usage de votre loisir en
parlant au seigneur Hamlet, ou en l'écoutant; prenez-y
garde, entendez-vous, et passez votre chemin.
OPHÉLIA.—J'obéirai, mon seigneur.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
La plate-forme.
HAMLET, HORATIO ET MARCELLUS entrent.
HAMLET.—L'air est subtil et mordant; il fait très-froid.
HORATIO.—Oui, c'est un air aigre et qui pique.
HAMLET.—Quelle heure est-il à présent?
HORATIO.—Peu s'en faut, je crois, qu'il ne soit minuit.
MARCELLUS.—Non, il est sonné.
HORATIO.—Vraiment? je ne l'ai pas entendu. Alors, le
moment approche, où l'esprit a l'habitude de se promener.
(On entend dans le palais une fanfare de trompettes et des
décharges d'artillerie.) Qu'est-ce que cela signifie, mon
seigneur?
HAMLET.—Le roi passe la nuit et boit à toute sa soif; il
tient séance d'orgie et danse en chancelant la gigue
impudente, et à chaque fois qu'il avale ses rasades de
vin du Rhin, la timbale et la trompette se mettent à
braire ainsi pour le triomphe des santés qu'il porte.
HORATIO.—Est-ce la coutume?
HAMLET.—Oui, ma foi! c'est la coutume. Mais selon
mon sentiment, encore que je sois enfant de ce pays et
né pour en prendre les manières, c'est une coutume
qu'il est plus honorable d'enfreindre que d'observer. Ces
divertissements qui appesantissent les têtes nous font,
de l'orient à l'occident, citer et condamner par les autres
nations; elles nous appellent ivrognes, et souillent notre
nom du sobriquet de pourceaux. Et en vérité, quels que
soient nos exploits et malgré la hauteur où ils atteignent,
cela leur retire la sève même et la moelle de la gloire
qu'ils nous mériteraient. De même, il arrive fréquemment
aux individus que, s'ils ont en eux quelque tache
d'un vice naturel; si, par exemple, ils sont, de naissance
(et par conséquent sans en être coupables,
puisque la créature n'a pas le choix de son origine),
dominés par l'excès de telle ou telle humeur du tempérament
qui renverse souvent les remparts et les forteresses
de la raison, ou si quelque habitude met en eux
un levain qui les fasse trop sortir du moule des manières
approuvées; parce que ces hommes, dis-je, portent la
marque d'un seul défaut, soit que ce défaut soit une
livrée dont la nature les a revêtus, ou une cicatrice que
leur a faite le hasard, leurs autres vertus (fussent-elles
aussi pures que la grâce céleste et aussi infinies que
l'homme les peut posséder) seront, dans l'opinion générale,
gâtées par ce tort unique, et la goutte d'alliage
impur abaisse souvent au taux de son propre mépris
toute la noble substance où elle est mêlée.
(Le fantôme entre.)
HORATIO.—Regardez, mon seigneur, il vient.
HAMLET.—Anges et ministres de grâce, défendez-nous!
Que tu sois un esprit de bénédiction ou un lutin damné,
que tu apportes avec toi le souffle du ciel ou la vapeur
de l'enfer, que tes intentions soient perverses ou charitables,
tu te présentes sous une forme si provoquante, que
je dois te parler. Je t'appelle, Hamlet, roi, père, souverain
du Danemark! Oh! réponds-moi: ne me laisse pas
éclater d'angoisse sans rien savoir. Pourquoi tes ossements
sanctifiés, et ensevelis dans la mort, ont-ils rompu
leur linceul? Pourquoi le sépulcre, où nous t'avons
vu tranquillement enclos, a-t-il ouvert ses pesantes
mâchoires de marbre pour te rejeter ici? Que signifie
ceci? Pour que toi, corps mort, de nouveau couvert de
tout ton acier, tu reviennes ainsi revoir les lueurs de la
lune, et rendre la nuit hideuse, et pour que nous, pauvres
plastrons de la nature, nous soyons si horriblement
ébranlés jusqu'au fond de notre être par des pensées qui
excèdent la portée de nos âmes,—dis, qu'y a-t-il? pourquoi
cela? que devons-nous faire?
HORATIO.—Il vous fait signe d'aller vers lui, comme
s'il avait quelque communication à vous faire, à vous
seul.
MARCELLUS.—Voyez avec quel geste courtois il vous
invite à le suivre dans un endroit plus écarté. Mais n'allez
pas avec lui.
HORATIO.—Non, certes, en aucune façon.
HAMLET.—Il ne veut point parler ici; je veux le suivre.
HORATIO.—N'en faites rien, mon seigneur.
HAMLET.—Pourquoi? qu'ai-je à craindre? je donnerais
ma vie pour une épingle; et quant à mon âme, que
pourrait-il lui faire, étant immortelle comme lui? Il me
fait signe de nouveau; je vais le suivre.
HORATIO.—Eh quoi! s'il vous attire vers les flots, mon
seigneur, ou sur la terrible cime de ce rocher qui, surplombant
sa base, s'avance au-dessus de la mer; s'il
prend là quelque autre forme horrible qui vous prive de
l'empire de la raison et vous entraîne dans la démence?
Pensez-y, le lieu même pourrait, sans nulle autre cause,
jeter des boutades de désespoir dans le cerveau de tout
homme qui voit une hauteur de tant de brasses entre la
mer et lui, et qui l'entend rugir au-dessous.
HAMLET.—Il me fait signe encore.—Marche, je te suivrai.
MARCELLUS.—Vous n'irez point, mon seigneur.
HAMLET.—Lâchez-moi donc.
HORATIO.—Soyez raisonnable, n'y allez pas.
HAMLET.—Mon destin me hèle, et rend la plus petite
artère du corps que voici aussi roide que les nerfs du
lion de Némée. (Le fantôme fait un signe.) Il m'appelle encore;
lâchez-moi, messieurs. (Il se dégage.) Par le ciel! je
ferai un fantôme du premier qui m'arrêtera... Je l'ai
dit...—Allons... marche... je te suivrai.
(Le fantôme et Hamlet sortent.)
HORATIO.—Il est mis tout hors de lui par son imagination.
MARCELLUS.—Suivons-le; il ne convient pas que nous
lui obéissions ainsi.
HORATIO.—Oui, marchons. Quelle issue aura tout ceci?
MARCELLUS.—Il y a quelque chose de vermoulu dans
l'état du Danemark.
HORATIO.—Le ciel en décidera.
MARCELLUS.—Eh bien! suivons-le.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Un endroit plus écarté de la plate-forme.
LE FANTOME ET HAMLET entrent.
HAMLET.—Où veux-tu me conduire? Parle, je n'irai
pas plus loin.
LE FANTOME.—Écoute-moi.
HAMLET.—Je le veux.
LE FANTOME.—L'heure est presque arrivée où je dois
retourner dans les flammes sulfureuses et torturantes.
HAMLET.—Hélas! pauvre âme!
LE FANTOME.—Ne me plains pas; mais prête une attention
sérieuse à ce que je vais te révéler.
HAMLET.—Parle, je suis tenu d'écouter.
LE FANTOME.—Et de venger aussi, quand tu auras entendu.
HAMLET.—Quoi donc?
LE FANTOME.—Je suis l'esprit de ton père, condamné
pour un certain temps à errer durant la nuit, et, durant
le jour, à jeûner, confiné dans les flammes, jusqu'à ce
que la souillure des crimes commis pendant les jours
de ma vie soit consumée et purifiée. S'il ne m'était pas
défendu de dire les secrets de ma prison, je pourrais dérouler
un récit dont la plus légère parole bouleverserait
ton âme, glacerait ton jeune sang, pousserait hors de
leurs orbites tes deux yeux comme des étoiles, disperserait
les boucles noires et agencées de ta tête, et ferait
que chacun de tes cheveux se dresserait à part sur sa
racine, comme les piquants sur le porc-épic craintif.
Mais ces révélations de l'éternité ne sont pas faites pour
des oreilles de chair et de sang. Écoute,... écoute,... oh!
écoute!... si tu as jamais aimé ton tendre père...
HAMLET.—O ciel!
LE FANTOME.—Venge-le d'un meurtre affreux et dénaturé.
HAMLET.—D'un meurtre?
LE FANTOME.—D'un meurtre affreux; et dans le meilleur
cas tel est un meurtre; mais celui-ci fut le plus affreux,
le plus inouï, le plus dénaturé.
HAMLET.—Hâte-toi de m'instruire, afin que moi, sur
des ailes aussi rapides que la réflexion ou que les pensées
de l'amour, je puisse voler à ma vengeance.
LE FANTOME.—Je te trouve prêt; et quand tu serais
plus inerte que l'herbe grasse qui pourrit à loisir sur les
bords du Léthé, ne serais-tu pas excité par ceci? Maintenant,
Hamlet, écoute: on a donné à entendre qu'un
serpent m'avait piqué pendant que je dormais dans mon
verger; c'est ainsi que la publique oreille du Danemark
a été grossièrement abusée par un rapport forgé sur
ma mort. Mais sache, toi, noble jeune homme, que le
serpent dont la piqûre frappa la vie de ton père porte
maintenant sa couronne.
HAMLET.—O mon âme prophétique! Mon oncle!
LE FANTOME.—Oui, cette brute incestueuse, adultère,
par la magie de son esprit, par des dons perfides (ô
damnable esprit, damnables dons, qui ont le pouvoir de
séduire ainsi!) gagna à sa honteuse convoitise la volonté
de ma reine, si vertueuse en apparence. O Hamlet!
quelle décadence il y eut là! De moi, de qui l'amour était
d'une dignité telle qu'il marchait toujours, mains jointes,
avec le serment que je lui avais fait au mariage, descendre
jusqu'à un misérable dont les dons naturels étaient si
pauvres auprès des miens! Mais, ainsi que la vertu ne
sera jamais ébranlée, quand même la luxure la courtiserait
sous une forme divine; ainsi l'impureté, quoique unie
à un ange rayonnant, se rassasiera vite en un lit céleste,
et se ruera aussitôt sur l'immonde curée. Mais doucement!
Je crois sentir l'air du matin! abrégeons. Comme
je dormais dans mon verger, ainsi que c'était toujours
mon usage après midi, ton oncle envahit furtivement
l'heure de ma sécurité, avec une note du suc maudit de
la jusquiame, et il répandit dans les porches de mes
oreilles cette essence qui distille la lèpre, et dont l'action
est en telle hostilité avec le sang de l'homme que,
prompte comme le vif-argent, elle court à travers toutes
les barrières naturelles et toutes les allées du corps, et
que, par une force subite, comme une goutte acide dans
le lait, elle fait figer et cailler le sang le plus coulant et
le plus sain. Ainsi du mien; et une dartre toute soudaine
enveloppa comme d'une écorce qui me fit ressembler
à Lazare, d'une croûte honteuse et dégoûtante, la
surface lisse de tout mon corps. Voilà comme, en dormant,
par la main d'un frère, je fus d'un seul coup frustré
de ma vie, de ma couronne, de ma reine, fauché en
pleine floraison de mes péchés, sans sacrements, sans
préparation, sans les saintes huiles, sans avoir fait mon
examen, et envoyé là où il faut rendre compte, avec
toutes mes fautes pesant sur ma tête. O horrible! ô horrible!
très-horrible! Si la nature vit encore en toi, ne
supporte pas cela! Ne laisse pas le lit royal du Danemark
servir de couche à la luxure et à l'inceste damné.
Mais quelle que soit la voie par où tu poursuivras cette
action, ne souille pas ta pensée, et ne laisse point ton
âme projeter la moindre chose contre ta mère; abandonne-la
au ciel et à ces épines qui habitent dans son
sein pour la piquer et la percer. Adieu une fois pour toutes!
Le ver luisant montre que le matin approche; sa
flamme inefficace commence à pâlir. Adieu, adieu, adieu,
souviens-toi de moi.
(Il sort.)
HAMLET.—O vous toutes, armées du ciel! ô terre! quoi
de plus? dois-je vous associer aussi l'enfer? Arrête, arrête,
mon coeur; et vous, mes nerfs, ne vieillissez pas
tout à coup, mais soutenez-moi de toute votre roideur.
Me souvenir de toi? Oui, pauvre âme, tant que la memoire
conservera un siège dans ce crâne bouleversé. Me
souvenir de toi? Oui, j'effacerai du registre de ma mémoire
tous les vulgaires souvenirs qui m'étaient chers,
toutes les sentences des livres, toutes les formes, toutes
les impressions du passé que la jeunesse et l'observation
y ont inscrites; sur les pages et dans tout le volume de
mon cerveau, ton commandement seul vivra, dégagé de
tout sujet moins noble... Oui, par le ciel!—O femme
perverse entre toutes! O scélérat! scélérat! souriant et
damné scélérat! Ici, mes tablettes! car il importe d'y
noter qu'un homme peut sourire, et sourire, et être un
scélérat. Je suis sûr, du moins, que cela peut être ainsi
en Danemark (il écrit); vous y êtes, mon oncle. Et maintenant,
à mon mot d'ordre! C'est: «Adieu, adieu, souviens-toi
de moi.» Je l'ai juré.
HORATIO, derrière la scène.—Mon seigneur, mon seigneur!
MARCELLUS, derrière la scène.—Seigneur Hamlet!
HORATIO, derrière la scène.—Dieu le garde!
HAMLET.—Ainsi soit-il!
MARCELLUS, derrière la scène.—Holà! ho! ho! mon seigneur!
HAMLET.—Holà! oh, oh, petit! Viens, l'oiseau, viens!
(Horatio et Marcellus entrent.)
MARCELLUS.-Où en êtes-vous, mon noble seigneur?
HORATIO.—Quelles nouvelles, mon seigneur?
HAMLET.—Oh! prodigieuses!
HORATIO.—Mon bon seigneur! dites-les.
HAMLET.—Non; vous les révélerez.
HORATIO.—Pas moi, mon seigneur; par le ciel!
MARCELLUS.—Ni moi, mon seigneur.
HAMLET.—Qu'en dites-vous donc? Un coeur d'homme
eût-il pu le croire?... Mais vous serez secrets?
HORATIO et MARCELLUS.—Oui, par le ciel, mon seigneur!
HAMLET.—Il n'y a nulle part, dans tout le Danemark,
un scélérat... qui ne soit un fieffé coquin.
HORATIO.—Il n'est pas besoin, mon seigneur, d'un
fantôme qui sorte du tombeau pour nous dire cela.
HAMLET.—Oui, vraiment, vous dites vrai, et par conséquent,
sans aucun détail de plus, je tiens pour convenable
que nous nous serrions la main et que nous nous
séparions, vous, pour aller où vous conduiront vos affaires
et vos penchants, car chaque homme a ses affaires
et ses penchants, quels qu'ils soient; et moi, pour
mon propre et pauvre compte, voyez-vous, j'irai prier.
HORATIO.—Ce ne sont que paroles d'égarement et de
vertige, mon seigneur.
HAMLET.—Je suis fâché qu'elles vous offensent; sincèrement;
oui, ma foi, sincèrement.
HORATIO.—Il n'y a point là d'offense, mon seigneur.
HAMLET.—Si fait, par saint Patrice! il y en a une,
Horatio, et même une grande offense. Quant à cette
vision, c'est un honnête fantôme, permettez-moi de vous
dire cela; et pour ce qui est de votre désir de connaître ce
qu'il y a entre nous, réprimez-le comme vous pourrez. Et
maintenant, mes bons amis, comme camarades, compagnons
d'armes et amis, accordez-moi une pauvre faveur.
HORATIO.—Qu'est-ce, mon seigneur? Nous le ferons.
HAMLET.—Ne faites jamais connaître ce que vous avez
vu cette nuit.
HORATIO et MARCELLUS.—Mon seigneur, nous n'en
dirons rien.
HAMLET.—Bien, mais jurez-le.
HORATIO.—Sur ma foi, monseigneur, ce ne sera pas moi.
MARCELLUS.—Ni moi, mon seigneur, sur ma foi.
HAMLET.—Sur mon épée.
MARCELLUS.—Nous avons déjà juré, mon seigneur.
HAMLET,—N'importe, sur mon épée; n'importe.
LE FANTOME, sous la terre.—Jurez!
HAMLET.—Ah! ah! mon garçon, c'est ton avis? Es-tu
là, bonne pièce? Allons, vous entendez le camarade,
là-bas, à la cave; consentez à jurer.
HORATIO.—Dites la formule du serment, mon seigneur.
HAMLET.—Ne parlez jamais de ce que vous avez vu ici.
Jurez par mon épée.
LE FANTOME, sous la terre.—Jurez!
HAMLET.—Hic et ubique? Changeons donc de place.
Venez ici, messieurs, et replacez vos mains sur mon
épée. Jurez par mon épée de ne jamais parler de ce que
vous avez entendu!
LE FANTOME, sous la terre.—Jurez par son épée!
HAMLET.—Bien dit, vieille taupe. Peux-tu travailler si
vite sous terre? Un précieux mineur!... Allons encore
plus loin, mes bons amis.
HORATIO.—Oh! par le jour et la nuit, voilà un prodige
étrange!
HAMLET.—Faites-lui donc l'accueil qu'on fait à un
étranger. Il y a plus de choses au ciel et sur la terre,
Horatio, qu'il n'en est rêvé dans votre philosophie. Mais
allons: ici comme auparavant, jurez que jamais (et en
aide vous soit la miséricorde de Dieu!) si étrange et si
bizarre que je puisse me montrer, comme je trouverai
peut-être à propos par la suite de m'habiller d'un caractère
fantasque, jamais, me voyant en de tels moments,
vous ne croiserez les bras de la sorte, ni ne secouerez
ainsi la tête, ni ne prononcerez quelqu'une de ces
phrases équivoques, comme: «Bien, bien, nous savons;»
ou: «Nous pourrions, si nous voulions...» ou: «Si
nous avions envie de parler...» ou: «Si l'on pouvait,
il y aurait...» ou telle autre parole ambiguë donnant
à entendre que vous savez quelque chose de moi... Jurez
vous cela?... Que la grâce et la miséricorde vous soient
donc en aide au besoin!
LE FANTOME, sous la terre.—Jurez!
HAMLET.—Calme-toi, calme-toi, âme en peine!...
Ainsi, messieurs, je me recommande à vous de toute
mon affection, et tout ce qu'un aussi pauvre homme
que Hamlet pourra faire pour vous exprimer son attachement
et son amitié, Dieu aidant, ne vous manquera pas.
Allons-nous en ensemble; et toujours le doigt sur les
lèvres, je vous prie. Notre siècle est en désarroi. O fatalité
maudite, que je sois jamais né pour le remettre en
ordre! Allons, venez, partons ensemble.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une chambre dans la maison de Polonius.
POLONIUS ET REYNALDO entrent.
POLONIUS.—Donnez-lui cet argent et ces lettres, Reynaldo.
REYNALDO.—Ainsi ferai-je, mon seigneur.
POLONIUS.—Vous serez sage à miracle, bon Reynaldo,
si vous voulez bien, avant de lui faire visite, vous enquérir
de sa conduite.
REYNALDO.—Mon seigneur, j'étais dans cette intention.
POLONIUS.—Bien dit, ma foi, très-bien dit. Suivez ceci,
monsieur. Commencez-moi par demander quels Danois
se trouvent à Paris, comment ils y sont, qui ils sont,
leurs ressources, leur demeure, leurs compagnies, leurs
dépenses; et quand, par cette enceinte continue de
questions, en allant à la dérive, vous trouverez qu'on
connaît mon fils, côtoyez de plus près, plutôt que
d'aborder tout de suite par des questions particulières.
Présentez-vous, par exemple, comme ayant de lui quelque
lointaine connaissance. Ainsi, dites: «Je connais
«son père et ses amis, et même lui un peu.» Vous comprenez
cela, Reynaldo?
REYNALDO.—Oui, très-bien, mon seigneur.
POLONIUS.—«Et lui, un peu... mais,» pourrez-vous
ajouter, «pas très-bien. Au reste, si c'est celui que je
veux dire, il est fort dérangé, adonné à ceci, à cela.» Et
alors mettez à sa charge tel conte bleu qu'il vous plaira.
Ah ça! pourtant, rien d'assez bas pour le déshonorer.
Prenez garde à cela, monsieur. Mais seulement cette
légèreté, ce désordre, ces écarts ordinaires qui sont les
compagnons notoires et bien connus de la jeunesse et
de la liberté.
REYNALDO.—Comme de jouer, mon seigneur.
POLONIUS.—Oui; ou de boire, de bretailler, de jurer,
de quereller, de courir les filles;... vous pouvez aller
jusque-là.
REYNALDO.—Mon seigneur, cela le déshonorerait.
POLONIUS.—Ma foi, non, si vous savez, tout en l'accusant,
tempérer la chose. Il ne faudra pas mettre à sa
charge un surcroît de scandale, comme de le donner
pour livré à la débauche-Ce n'est pas là ce que je veux
dire. Mais murmurez si délicatement ses fautes qu'elles
puissent passer pour les torts de la liberté, pour les
éclairs et les éclats d'une âme en feu, pour une fougue
naturelle au sang indompté dont tous, à cet âge, sentent
les assauts.
REYNALDO.—Mais, mon bon seigneur...
POLONIUS.—Pourquoi je vous charge de faire cela?
REYNALDO.—Oui, mon seigneur, je voudrais le savoir.
POLONIUS.—Eh bien! monsieur, voici mon but; et ce
stratagème, je crois, est d'un succès garanti. Quand
vous aurez attribué à mon fils ces légers défauts, comme
s'il s'agissait d'un objet qui, à Fuser, se serait un peu
taché,—suivez-moi bien,—si le partenaire de votre entretien,
celui que vous voudriez sonder, a jamais vu le
jeune homme sur qui portent vos murmures coupable de
quelqu'un des forfaits susdits, soyez assuré qu'il finira
par vous dire en conclusion: «Mon bon monsieur,» ou
«mon ami,» ou «monsieur,» selon la façon de parler
ou le titre usité dans le pays, ou par la personne en
question...
REYNALDO.—Très-bien, mon seigneur.
POLONIUS.—Et alors, monsieur, il dira que... il dira...
qu'est-ce que j'étais en train de dire? Par la sainte
messe! j'étais en train de dire quelque chose... où en
suis-je resté?
REYNALDO.—Et il finira par dire, en conclusion...
POLONIUS.—Il finira par dire, en conclusion, oui, morbleu!
il finira par vous dire: «Je connais ce gentilhomme,
je l'ai vu hier ou l'autre jour, ou à tel moment,
ou à tel autre, avec tel ou tel; et, comme vous dites, il
était là à jouer; ou il avalait sa rasade, ou il avait
une dispute à la paume;» ou peut-être: «je l'ai vu
entrer dans une de ces maisons de commerce,» videlicet,
un mauvais lieu,... ou telle autre chose. Voyez-vous
maintenant? Le hameçon de votre mensonge prendra
ainsi la carpe de la vérité; et, voilà comme, nous autres
gens de bon sens et de pénétration, à force de machines
et en essayant de biais, nous savons indirectement suivre
notre direction. C'est ainsi, d'après mes instructions et
mes avis ci-dessus, que vous en agirez avec mon fils. Y
êtes-vous, ou n'y êtes-vous pas?
REYNALDO.—J'y suis, mon seigneur.
POLONIUS.—Dieu soit avec vous! Bon voyage.
REYNALDO.—Mon bon seigneur...
POLONIUS.—Observez ses penchants par vous-même.
REYNALDO.—Ainsi ferai-je, mon seigneur.
POLONIUS.—Et laissez-le chanter sa gamme.
REYNALDO.—Bien, mon seigneur.
(Il sort.)
(Ophélia entre.)
POLONIUS.—Adieu!—Qu'est-ce, Ophélia? De quoi s'agit-il?
OPHÉLIA.—Oh! mon seigneur, mon seigneur, j'ai été
si effrayée!
POLONIUS.—De quoi, au nom du ciel?
OPHÉLIA.—Mon seigneur, comme j'étais à coudre dans
mon cabinet, le seigneur Hamlet, avec son pourpoint
tout défait, sans chapeau sur la tête, ses bas froissés,
sans jarretières, et tombant, enroulés, jusque sur sa
cheville, pâle comme sa chemise, ses genoux se heurtant
l'un contre l'autre, et avec un regard d'une expression
aussi pitoyable que s'il avait été détaché du fond de
l'enfer pour faire un récit d'horreurs... il est venu se
poser devant moi.
POLONIUS.—Fou pour l'amour de toi?
OPHÉLIA.—Mon seigneur, je ne sais pas; mais vraiment,
je le crains.
POLONIUS.—Qu'a-t-il dit?
OPHÉLIA.—Il m'a prise par le poignet et m'a serrée
très-fort; puis il s'écarte de toute la longueur de son bras,
et tenant son autre main, ainsi, au dessus de son front, il
tombe en une contemplation de mon visage comme s'il
eût voulu le dessiner. Il est longtemps resté ainsi. Enfin,—une
petite secousse à mon bras, et trois fois sa tête
ainsi balancée de bas en haut,—il a poussé un soupir si
pitoyable et si profond qu'il semblait devoir faire éclater
tout son corps et mettre fin à son existence. Cela fait,
il me laisse aller; et, la tête tournée par-dessus son
épaule, il paraissait trouver son chemin sans ses yeux,
car il a passé la porte sans leur secours, et jusqu'au
dernier moment, il a tenu leur lumière tournée vers
moi.
POLONIUS.—Allons, viens avec moi; je vais trouver le
roi. C'est là, au vrai, le délire de l'amour qui se ravage
lui-même par la violence qui lui appartient, et entraîne
la volonté à des entreprises désespérées, aussi souvent
que toute autre passion qui soit sous le ciel pour affliger
notre nature. J'en suis fâché. Mais quoi? Lui avez-vous
adressé dernièrement quelques paroles rudes?
OPHÉLIA.—Non, mon bon seigneur; mais, comme vous
l'aviez commande, j'ai repoussé ses lettres, et j'ai refusé
ses visites.
POLONIUS.—C'est cela qui l'a rendu fou. Je suis fâché
de ne l'avoir pas observé avec plus d'attention et de discernement;
je craignais que ce ne fût seulement une
plaisanterie, et qu'il ne se proposât ton naufrage. Mais
maudits soient mes soupçons jaloux! Il semble que ce soit
le propre de notre âge de dépasser notre portée, en nos
jugements, comme, parmi les gens plus jeunes, c'est le
défaut commun de manquer de réflexion. Viens, allons
vers le roi; ceci doit être connu, dont le secret gardé
pourrait causer plus de peine que ne causera de haine
cet amour révélé. Allons.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Un appartement dans le château.
LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN, SUITE, entrent.
LE ROI.—Soyez les bienvenus, cher Rosencrantz, et
vous, Guildenstern! Outre le grand désir que, depuis
longtemps, nous avions de vous voir, le besoin que nous
avons de vos services a provoqué notre hâtif appel. Vous
avez su quelque chose de la transformation de Hamlet;
je dis transformation, car en lui ni l'homme extérieur
ni l'intérieur ne ressemblent plus à ce qu'il était. Quelle
pourrait être la cause, autre que la mort de son père,
qui l'a jeté à ce point hors de toute conscience de lui-même,
je ne saurais l'imaginer. Vous donc qui avez
été dès un si jeune âge élevés avec lui, et qui, depuis
lors, avez vécu si voisins de sa jeunesse et de ses goûts,
je vous prie tous deux de vouloir bien consacrer à notre
cour quelque peu de votre loisir, afin de l'attirer vers les
plaisirs par votre compagnie, et de saisir, par tous les
indices que le hasard vous permettra de glaner, s'il y a
quelque motif à nous inconnu qui l'afflige ainsi, et qui,
venant à être découvert, serait à portée de nos remèdes.
LA REINE.—Mes bons messieurs, il a beaucoup parlé de
vous; et je suis sûre qu'il n'y a pas en ce monde deux
hommes à qui il soit plus attaché. S'il vous plaît de
nous montrer assez de courtoisie et de bon vouloir
pour passer quelque temps avec nous, au secours et au
profit de nos espérances, votre visite sera comblée de
tous les remerciements qui conviennent à la gratitude
d'un roi.
ROSENCRANTZ.—Vos Majestés pourraient, en vertu du
souverain pouvoir qu'elles ont sur nous, donner à leur
bon plaisir redouté la forme d'un ordre plutôt que d'une
prière.
GUILDENSTERN.—Nous obéissons d'ailleurs tous les deux,
et nous faisons ici hommage de nous-mêmes et de nos
efforts tendus jusqu'au bout, mettant à vos pieds nos
services pour être commandés par vous.
LE ROI.—Je vous remercie, Rosencrantz, et vous, aimable
Guildenstern.
LA REINE.—Je vous remercie, Guildenstern, et vous,
aimable Rosencrantz; et je vous conjure d'aller à l'instant
voir mon fils, hélas! trop changé.—Que quelques-uns
de vous conduisent ces messieurs là où est Hamlet.
GUILDENSTERN.—Que le ciel lui rende notre présence et
nos soins agréables et salutaires!
LA REINE.—Hélas! Ainsi soit-il!
(Rosencrantz, Guildenstern et quelques hommes de la suite
sortent.)
(Polonius entre.)
POLONIUS.—Les ambassadeurs sont revenus de Norwége,
fort satisfaits, mon bon seigneur.
LE ROI.—Tu es toujours le père aux bonnes nouvelles.
POLONIUS.—Vraiment, mon seigneur? Soyez sûr, mon
bon souverain, que je tiens mes services, comme je tiens
mon âme, tout ensemble à la disposition de mon Dieu et
de mon gracieux roi; et je pense (ou bien cette mienne
cervelle ne sait plus suivre la piste d'une affaire aussi
sûrement qu'elle en avait coutume) je pense que j'ai
trouvé la vraie cause de la démence de Hamlet.
LE ROI.—Ah! dis-moi cela! Voilà ce qu'il me tarde
d'entendre!
POLONIUS.—Donnez d'abord audience aux ambassadeurs;
mes nouvelles seront le dessert après ce grand
festin.
LE ROI.—Fais-leur toi-même les honneurs, et introduis-les.
(Polonius sort.) Il me dit, ma chère Gertrude,
qu'il a trouvé le point capital et la source de tout le
dérangement de notre fils.
LA REINE.—Je doute qu'il y en ait une autre que cette
grande cause: la mort de son père et l'extrême hâte de
notre mariage.
(Polonius rentre avec Voltimand et Cornélius.)
LE ROI.—Bien! nous le sonderons.—Soyez les bienvenus,
mes bons amis. Dites, Voltimand, que nous apportez-vous
de la part de notre frère de Norwége?
VOLTIMAND.—La plus riche réciprocité de compliments
et de voeux. Dès notre première démarche, il a envoyé
l'ordre de suspendre les recrutements de son neveu, qui
lui paraissaient être des préparatifs contre le Polonais;
mais, y ayant mieux regardé, il les trouva réellement
dirigés contre Votre Altesse. Alors, blessé de voir comment
on avait abusé de sa maladie, de son âge, de son
impuissance, il fait signifier ses ordres à Fortinbras, qui
obéit sur-le-champ, reçoit les réprimandes du roi, et,
finalement, fait serment devant son oncle de ne plus
faire jamais essai de ses armes contre Votre Majesté. Sur
quoi le vieux roi, débordé de joie, lui assigne un revenu
annuel de trois mille écus, et lui donne commission
d'employer contre le Polonais les soldats qu'il a levés
auparavant. Ci-jointe une supplique (il remet un papier),
que son contenu expliquera plus amplement, vous demandant
qu'il vous plaise donner un libre passage à travers
vos États pour cette expédition, sous telles conditions
de sûreté et de bonne entente qui sont proposées ici.
LE ROI.—Cela nous convient fort, et à un moment de
loisir plus réfléchi, nous lirons, nous répondrons, et
nous aviserons à cette affaire. Cependant nous vous remercions
de la peine que vous avez si bien su prendre:
allez vous reposer; ce soir, nous festoierons ensemble;
vous serez les très-bienvenus chez moi.
(Voltimand et Cornélius sortent)
POLONIUS.—Cette affaire est bien terminée. Mon souverain,
et vous, madame, rechercher ce que doit être la
majesté, ce qu'est l'obéissance, pourquoi le jour est le
jour, la nuit, la nuit, et le temps, le temps, ce ne serait
autre chose que perdre la nuit, le jour et le temps;
donc... puisque la brièveté est l'âme de l'esprit, duquel
l'anatomie et les fleurs de parade extérieure ne sont
qu'ennui, je serai bref. Votre noble fils est fou. Fou je
l'appelle, car vouloir définir au vrai la folie, qu'est-ce?
si ce n'est n'être soi-même rien de moins que fou? Mais
laissons cela.
LA REINE.—Plus de choses et moins d'art.
POLONIUS.—Madame, je vous jure que je n'emploie
l'art aucunement. Que votre fils est fou, cela est vrai. Il
est vrai que c'est une pitié. Et c'est une pitié que cela
soit vrai. Sotte figure de rhétorique. Mais disons-lui
adieu, car je ne veux pas employer l'art. Ainsi,
accordons qu'il est fou; et maintenant il nous reste à
trouver la cause de cet effet, ou, pour mieux dire, la
cause de ce méfait, car cet effet est un méfait qui vient
d'une cause. Voilà ce qui demeure démontré, et voici ce
qui reste à démontrer. Pesez bien tout. J'ai une fille; je
l'ai, puisqu'elle est encore à moi; une fille qui, dans son
respect et son obéissance, suivez bien, m'a remis ceci.
Maintenant, résumez et concluez...
A la céleste idole de mon âme, à la bienheureuse
beauté Ophélia...
C'est une mauvaise phrase, une phrase vulgaire.
«Bienheureuse beauté» est un mot vulgaire. Mais
écoutez; poursuivons.
Puissent, dans sa parfaite et blanche poitrine, ces
paroles, etc.
LA REINE.—Ceci lui a été adressé par Hamlet?
POLONIUS.—Ma bonne dame, attendez un moment, je
serai exact.
(Il lit.)
Doute que les étoiles soient de feu,
Doute que le soleil tourne,
Doute que la vérité ne puisse être un mensonge5,
Mais ne doute jamais de mon amour.
O chère Ophélia! je suis mal à l'aise dans ce
mètre; je n'ai pas l'art de calculer la longueur de
mes gémissements. Mais que je t'aime bien, oh!
parfaitement bien, crois-le. Adieu.
A toi pour toujours, dame chérie, tant que cette
machine mortelle lui appartiendra.
HAMLET.
C'est là ce que ma fille, par obéissance, m'a montré;
et de plus, les instances de votre fils, à quelles dates, de
quelles manières et en quels lieux elles se produisirent,
elle a tout confié à mon oreille.
LE ROI.—Mais comment a-t-elle reçu son amour?
POLONIUS.—Quelle idée avez-vous de moi?
LE ROI.—L'idée d'un homme fidèle et honorable.
POLONIUS.—Je ne demanderais, sur ce point, qu'à faire
mes preuves. Mais que pourriez-vous penser si, lorsque
j'ai vu ce chaleureux amour prendre son essor (car je
m'en suis aperçu, je dois vous le dire, avant que ma fille
m'eût parlé), que pourriez-vous penser de moi, vous et
sa gracieuse Majesté la reine ici présente, si j'avais joué
le rôle inerte d'un pupitre ou d'un portefeuille, ou si
j'avais laissé mon coeur travailler sourdement et silencieusement,
ou si j'avais regardé cet amour d'un oeil
nonchalant? Que pourriez-vous penser? Non, je me suis
rondement mis en besogne; et j'ai parlé ainsi à ma jeune
damoiselle: «Le seigneur Hamlet est un prince au-dessus
de ta sphère; ceci ne doit pas être.» Et alors je
lui ai donné pour préceptes de se tenir enfermée hors
de ses atteintes, de n'admettre aucun messager, de ne
recevoir aucun cadeau. Cela fait, elle a recueilli le fruit
de mes avis, et lui (pour vous faire une courte histoire),
se voyant rebuté, est tombé dans la tristesse; de là dans
le dégoût; de là dans l'insomnie; de là dans la faiblesse;
de là dans les rêveries flottantes, et, par ce déclin, dans
la folie, où maintenant il s'égare, et qui nous met tous
en deuil.
LE ROI.—Pensez-vous que ce soit cela?
LA REINE.—Cela peut être, très-vraisemblablement.
POLONIUS.—Est-il arrivé une seule fois (je voudrais
bien le savoir) que j'aie dit positivement: cela est, et que
cela se soit trouvé autrement?
LE ROI.—Non, pas que je sache.
POLONIUS, montrant sa tête et ses épaules.—Ôtez ceci de
là, si cela est autrement. Pourvu que je sois guidé par
les circonstances, je trouverai le point où la vérité est cachée,
fût-elle cachée, en vérité, dans le centre de la terre.
LE ROI.—Comment pourrons-nous pousser plus loin
l'enquête?
POLONIUS.—Vous savez que, parfois, il se promène
quatre heures de suite ici, dans la galerie.
LA REINE.—Il s'y promène, en effet.
POLONIUS.—Dans un de ces moments-là je lui lâcherai
ma fille; soyons alors, vous et moi, derrière une tapisserie;
observez leur rencontre; s'il ne l'aime pas et si ce
n'est pas ce qui l'a fait déchoir de la raison, ne me laissez
plus être conseiller d'un royaume, envoyez-moi gouverner
une ferme et des charretiers.
LE ROI.—Nous essayerons cela.
(Hamlet entre en lisant.)
LA REINE.—Mais regardez de quel air de tristesse le
pauvre malheureux vient en lisant.
POLONIUS.—Éloignez-vous, je vous en conjure, éloignez-vous
tous deux; je vais l'aborder sur-le-champ:
oh! donnez-moi carte blanche. (Le roi, la reine et leur
suite sortent.) Comment va mon bon seigneur Hamlet?
HAMLET.—Bien, Dieu merci!
POLONIUS.—Me connaissez-vous, mon seigneur?
HAMLET.—Parfaitement bien: vous êtes un marchand
de poisson.
POLONIUS.—Non pas moi, mon seigneur.
HAMLET.—En ce cas, je voudrais que vous fussiez un
aussi honnête homme.
POLONIUS.—Honnête, mon seigneur?
HAMLET.—Oui, monsieur; être honnête, au train dont
va ce monde, c'est être un homme trié sur dix mille.
POLONIUS.—C'est très-vrai, mon seigneur.
HAMLET.—Car si le soleil engendre des vers dans un
chien mort,—lui qui est un dieu, baisant une charogne...—avez-vous
une fille?
POLONIUS.—J'en ai une, mon seigneur.
HAMLET.—Ne la laissez pas se promener au soleil. La
conception est une bonne chose: mais quant à la façon
dont votre fille pourrait concevoir.... ami, prenez-y
garde.
POLONIUS.—Qu'entendez-vous par là? (A part.) Encore
son refrain sur ma fille! Cependant il ne m'a pas reconnu
d'abord; il a dit que j'étais un marchand de poisson. Il
n'y est plus, il n'y est plus! A vrai dire, dans ma jeunesse,
j'ai subi bien des extrémités par le fait de l'amour;
à bien peu de chose près autant que ceci. Je veux lui
parler encore. Que lisez-vous, mon seigneur?
HAMLET.—Des mots, des mots, des mots!
POLONIUS.—De quoi est-il question, mon seigneur?
HAMLET.—Question? Entre qui?
POLONIUS.—Je veux dire dans le livre que vous lisez,
mon seigneur.
HAMLET.—Des calomnies, monsieur; car ce maraud de
satirique dit que les vieillards ont des barbes grises; que
leurs figures sont ridées; que leurs yeux sécrètent une
ambre épaisse et comme une gomme de prunier, et
qu'ils ont une abondante absence d'esprit, avec des jarrets
très-faibles. Tout cela, monsieur, bien que j'y croie
de tout mon pouvoir et de toute ma puissance, je tiens
pourtant qu'il n'y a pas d'honnêteté à l'avoir ainsi couché
par écrit; car vous-même, monsieur, vous serez
aussi vieux que je le suis, si jamais, comme un crabe,
vous pouvez aller à reculons.
POLONIUS, à part.—Quoique ce soient des folies, il y a
pourtant de la suite là-dedans. Voulez-vous changer
d'air, mon seigneur, et venir ailleurs?
HAMLET.—Dans mon tombeau?
POLONIUS.—Ce serait assurément changer d'air tout à
fait. Comme ses répliques sont parfois grosses de sens!
Heureux hasards, où souvent la folie frappe en plein,
tandis que la raison et les saines pensées ne seraient pas
aussi chanceuses à bien s'exprimer! Je vais le laisser et
aviser sur-le-champ aux moyens d'amener une rencontre
entre lui et ma fille. Mon honorable seigneur, je prendrai
très-humblement congé de vous.
HAMLET.—Vous ne pouvez, monsieur, rien prendre de
moi dont je fasse plus volontiers l'abandon... si ce n'est
ma vie, si ce n'est ma vie, si ce n'est ma vie!
POLONIUS.—Adieu, mon seigneur.
HAMLET.—Ces ennuyeux vieux fous!
(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)
POLONIUS.—Vous cherchez le seigneur Hamlet; il
est ici.
ROSENCRANTZ, à Polonius.—Dieu vous garde, monsieur!
(Polonius sort.)
GUILDENSTERN.—Mon honoré seigneur!...
ROSENCRANTZ.—Mon très-cher seigneur!...
HAMLET.—Mes bons, mes excellents amis! comment
vas-tu, Guildenstern? Ah! Rosencrantz! Bons compagnons,
comment allez-vous tous les deux?
ROSENCRANTZ.—Comme le vulgaire des enfants de la
terre.
GUILDENSTERN.—Heureux par cela même que nous ne
sommes pas trop heureux. Nous ne sommes pas précisément
le plus beau fleuron que la fortune porte à sa
toque.
HAMLET.—Ni les semelles que foulent ses souliers?
ROSENCRANTZ.—Non, mon seigneur.
HAMLET.—Alors vous vivez près de sa ceinture, dans le
centre de ses faveurs?
GUILDENSTERN.—Oui, ma foi! nous sommes de ses amis
privés.
HAMLET.—Logés dans le secret giron de la fortune?
Oh! oui, cela est vrai. C'est une catin. Quelles nouvelles?
ROSENCRANTZ.—Aucune, mon seigneur; si ce n'est que
le monde est devenu honnête.
HAMLET.—Alors le jugement dernier est proche; mais
votre nouvelle n'est pas vraie. Laissez-moi vous faire
une question plus particulière: qu'avez-vous donc fait à
la fortune, mes bons amis, pour qu'elle vous envoie en
prison ici?
GUILDENSTERN.—En prison, mon seigneur?
HAMLET.—Le Danemark est une prison.
ROSENCRANTZ.—Alors le monde en est une aussi.
HAMLET.—Une grande prison, dans laquelle il y a beaucoup
de caveaux, de basses fosses et de cachots: le Danemark
est un des pires.
ROSENCRANTZ.—Nous ne pensons pas ainsi, mon seigneur.
HAMLET.—Soit! c'est donc que, pour vous, le Danemark
n'est pas un cachot; car il n'y a de bien et de mal
que selon l'opinion qu'on a. Pour moi, c'est une prison.
ROSENCRANTZ.—Soit! C'est donc votre ambition qui
vous le fait paraître ainsi; il est trop étroit pour votre
âme.
HAMLET.—O Dieu! je pourrais être enfermé dans une
coque de noix, et m'estimer roi d'un espace infini, n'était
que j'ai de mauvais rêves.
GUILDENSTERN.—Lesquels rêves sont assurément l'ambition;
car la substance même des ambitieux n'est rien
de plus que l'ombre d'un rêve.
HAMLET.—Un rêve lui-même n'est qu'une ombre.
ROSENCRANTZ.—Assurément, et je tiens que l'ambition
est d'une essence si aérienne et si légère qu'elle n'est
que l'ombre d'une ombre.
HAMLET.—En ce cas nos gueux sont des corps réels, et
nos monarques et nos grands héros qui n'en finissent pas
sont des ombres de gueux.—Irons-nous à la cour? car, par
ma foi, je ne suis pas en état de raisonner.
ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN.—Nous y serons de votre
suite.
HAMLET.—Il ne s'agit pas de cela; je ne veux point vous
ranger avec le reste de mes serviteurs, car à vous parler
en honnête homme, je suis terriblement accompagné.
Mais dites-moi,—pour aller droit par les sentiers battus
de l'amitié,—que venez-vous faire à Elseneur?
ROSENCRANTZ.—Vous voir, mon seigneur, pas d'autre
motif.
HAMLET.—Gueux comme je le suis, je suis pauvre
même en remerciements, mais je vous remercie, et soyez
sûrs, mes chers amis, que mes remerciements sont trop
chers à un sou. Ne vous a-t-on pas envoyé chercher?
Est-ce votre propre penchant? est-ce une visite de plein
gré? Allons, allons! agissez en toute justice avec moi.
Allons, allons! en vérité, parlez!
GUILDENSTERN.—Que pourrions-nous dire, mon seigneur?
HAMLET.—Quoi que ce soit, mais que cela aille au fait.
On vous a envoyé chercher, et il y a une sorte de confession
dans vos regards que votre pudeur n'a pas l'habileté
de colorer. Je le sais, le bon roi et la reine vous
ont envoyé chercher.
ROSENCRANTZ.—A quelle fin, mon seigneur?
HAMLET.—C'est ce que vous avez à m'apprendre. Mais
permettez-moi de vous conjurer, par les droits de notre
camaraderie, par l'harmonie de notre jeunesse, par les
devoirs de notre tendresse toujours maintenue, et par
tous les motifs encore plus touchants qu'un meilleur
orateur pourrait invoquer auprès de vous, soyez simples
et droits envers moi: vous a-t-on envoyé chercher, oui
ou non?
ROSENCRANTZ, à Guildenstern.—Que dites-vous?
HAMLET, à part.—Bon! j'ai déjà un aperçu sur votre
compte. (Haut). Si vous m'aimez, ne me tenez pas rigueur.
GUILDENSTERN.—Mon seigneur, on nous a envoyé chercher.
HAMLET.—Je vais vous dire pourquoi. Ainsi mes aveux
anticipés vous dispenseront de vos confidences, et votre
discrétion envers le roi et la reine n'aura pas à muer
d'une seule plume. J'ai, depuis peu (mais pourquoi? je
ne sais), perdu toute ma gaieté, laissé là tous mes exercices
accoutumés; et en vérité, il y a tant d'accablement
dans ma disposition, que ce vaste assemblage, la terre,
me semble un promontoire stérile; que cet admirable
pavillon, l'air, voyez-vous, ce firmament hardiment
suspendu, cette majestueuse voûte incrustée de flammes
d'or, eh bien! cela ne me parait rien autre chose qu'un
immonde et pestilentiel amas de vapeurs. Quel chef-d'oeuvre
que l'homme! combien noble par la raison!
combien infini par les facultés! combien admirable et
expressif par la forme et les mouvements! dans l'action
combien semblable aux anges! dans les conceptions
combien semblable à un dieu! Il est la merveille du
monde, le type suprême des êtres animés! Eh bien! à
mes yeux, qu'est-ce que cette quintessence de la poussière?
L'homme ne me charme pas, ni la femme non plus,
quoique par votre sourire vous paraissiez me démentir.
ROSENCRANTZ.—Mon seigneur, il n'y avait rien de cela
dans mes pensées.
HAMLET.—Pourquoi donc avez-vous ri, lorsque j'ai dit:
«L'homme ne me plaît pas?»
ROSENCRANTZ.—Parce que je me disais, mon seigneur,—si
l'homme ne vous plaît pas,—quel maigre accueil
les comédiens recevront de vous! Nous les avons rencontrés
en chemin; ils viennent ici vous offrir leurs services.
HAMLET.—Celui qui joue le roi sera le bienvenu; Sa
Majesté aura un tribut de moi; l'aventureux chevalier
pourra faire usage de son fleuret et de son écu; l'amoureux
ne soupirera pas gratis; le bouffon pourra achever
tranquillement son rôle; le niais fera rire ceux-là même
dont les poumons sont secoués par une toux sèche, et la
princesse nous contera ses sentiments en toute liberté,
dût le vers blanc boiter pour la suivre. Quels sont ces comédiens?
ROSENCRANTZ.—Ceux-là même que vous aviez coutume
de voir avec plaisir, les tragédiens de la Cité.
HAMLET.—Et par quel hasard sont-ils devenus ambulants?
Leur résidence fixe, autant pour la réputation que
pour le profit, valait mieux à tous égards.
ROSENCRANTZ.—Je pense que leur empêchement vient
de la récente innovation.
HAMLET.—Se maintiennent-ils dans la même estime
que lorsque j'étais en ville? Sont-ils aussi suivis?
ROSENCRANTZ.—Non, en vérité, ils ne le sont pas.
HAMLET.—D'où vient cela? Est-ce qu'ils se rouillent?
ROSENCRANTZ.—Non, leurs efforts n'ont rien perdu de
leur allure accoutumée. Mais il y a, monsieur, une nichée
d'enfants, de fauconneaux à la brochette, qui
piaillent à force tout au haut du dialogue, et sont claqués
à outrance pour cela; ils sont aujourd'hui à la mode, et
ils ont tant décrié le théâtre ordinaire (c'est ainsi qu'ils
l'appellent) que beaucoup de gens portant l'épée ont peur
des plumes d'oie et n'osent presque plus y venir.
HAMLET.—Comment, sont-ce des enfants? Qui les entretient?
Comment est réglé leur écot? Poursuivront-ils
cette profession aussi longtemps seulement qu'ils pourront
chanter? Ne diront-ils point, par la suite, s'ils arrivent
eux-mêmes à être comédiens ordinaires (ainsi que
cela est vraisemblable, s'ils n'ont rien de mieux à faire),
que les auteurs de leur troupe leur ont fait tort, en
les faisant d'avance déclamer contre leur futur héritage?
ROSENCRANTZ.—Ma foi! il y a eu beaucoup à faire de
part et d'autre, et la nation estime que ce n'est pas un
péché de les exciter à la dispute. Il n'y a eu pendant un
temps point d'argent à gagner avec une pièce, à moins
que le poëte et le comédien n'en vinssent à se gourmer
avec leurs rivaux en plein dialogue.
HAMLET.—Est-il possible?
GUILDENSTERN.—Oh! il y a eu déjà beaucoup d'effusion
de cervelles.
HAMLET.—Sont-ce les enfants qui l'emportent?
ROSENCRANTZ.—Oui, mon seigneur, ils emportent tout,
Hercule et son fardeau avec lui6.
HAMLET.—Ce n'est pas fort étrange, car mon oncle est
roi de Danemark; et ceux qui, du vivant de mon père,
lui auraient fait la moue, donnent maintenant vingt,
quarante, cinquante, cent ducats par tête pour avoir son
portrait en miniature. Par la sambleu! il y a là quelque
chose qui est plus que naturel; si la philosophie pouvait
le découvrir!
(On entend une fanfare de trompette derrière le théâtre.)
GUILDENSTERN.—Ce sont les comédiens.
HAMLET.—Messieurs, vous êtes les bienvenus à Elseneur.
Vos mains. Approchez: la marque ordinaire d'un
bon accueil, ce sont les compliments et les cérémonies;
permettez que je vous traite de cette façon, de peur que
mes manières, en recevant les comédiens, à qui je dois,
je vous en préviens, montrer beaucoup d'égards, ne paraissent
plus polies qu'envers vous. Vous êtes les bienvenus;
mais cet oncle qui est mon père, et cette tante
qui est ma mère, sont abusés.
GUILDENSTERN.—En quoi, mon cher seigneur?
HAMLET.—Je ne suis fou que lorsque le vent est nord-nord-ouest;
quand le vent est au sud, je distingue très bien
un faucon d'un héron.
(Polonius entre.)
POLONIUS.—Grand bien vous fasse, messieurs.
HAMLET.—Écoutez, Guildenstern... et vous aussi... pour
chaque oreille un auditeur... ce grand marmot que vous
voyez là n'est pas encore hors du maillot.
ROSENCRANTZ.—Peut-être y est-il revenu, car on dit
que le vieillard est une seconde fois enfant.
HAMLET.—Je vous fais ma prophétie qu'il vient pour
me parler des comédiens; garde à vous!... Vous avez
raison, monsieur; lundi matin, c'est bien cela, en vérité.
POLONIUS.—Mon seigneur, j'ai des nouvelles à vous apprendre.
HAMLET.—«Mon seigneur, j'ai des nouvelles à vous apprendre.»
Du temps que Roscius était acteur à Rome...
POLONIUS.—Les acteurs sont ici, mon seigneur.
HAMLET.—Bah! bah!
POLONIUS.—Sur mon honneur.
HAMLET.—Alors arrive chaque acteur sur son âne...
POLONIUS.—Les meilleurs acteurs du monde, pour la
tragédie, pour la comédie, le drame historique, la pastorale
comique, l'histoire pastorale, la tragédie historique,
la tragi-comédie, les pièces avec unité, ou les poëmes
sans règles, Sénèque ne peut être trop lourd, ni Plaute
trop léger pour eux; pour le genre régulier, comme
pour le genre libre, ils n'ont pas leurs pareils.
HAMLET.—O Jephté, juge d'Israël! Quel trésor tu avais!
POLONIUS.—Quel trésor avait-il, mon seigneur?
HAMLET.—Quel trésor!
Une fille très-belle, et rien de plus,
Il l'aimait mieux que bien.
POLONIUS, à part.—Encore question de ma fille!
HAMLET.—Ne suis-je pas dans le vrai, vieux Jephté?
POLONIUS.—Si vous m'appelez Jephté, mon seigneur,
j'ai une fille que j'aime mieux que bien.
HAMLET.—Non, cela ne fait pas suite.
POLONIUS.—Qu'est-ce donc qui fait suite, mon seigneur?
HAMLET.—Eh bien!
Comme par hasard,
Dieu le sait!....
Et puis vous savez:
Il advint donc,
Comme on pouvait le croire?
Le premier couplet de la pieuse complainte vous en
apprendra plus long, car, regardez! voici venir mon
interruption. (Quatre ou cinq comédiens entrent.) Vous
êtes les bienvenus, mes maîtres, tous les bienvenus.—Je
suis enchanté de te voir bien portant.—Bonjour, mes
bons amis.—Oh! mon vieil ami, qu'est-ce donc? ta tête a
pris de la frange depuis la dernière fois que je t'ai vu;
viens-tu en Danemark pour me faire la barbe? Eh quoi!
ma jeune dame et princesse, par Notre-Dame! Votre
Seigneurie est plus près du ciel que la dernière fois où je
vous vis, de toute la hauteur d'un socque à l'italienne!
Dieu veuille que votre voix, comme une pièce d'or qui n'a
plus cours, ne se soit pas fêlée au delà de l'anneau7! Mes
maîtres, vous êtes tous les bienvenus. Allons, sus tout
de suite, sus, comme des fauconniers de France, et
volons au premier gibier que nous voyons. Il nous faut
une tirade à l'instant; donnez-nous un avant-goût de
votre talent; allons, quelque tirade passionnée.
LE PREMIER COMÉDIEN.—Quelle tirade, mon seigneur?
HAMLET.—Je t'ai entendu une fois dire une tirade,
mais elle n'a jamais été jouée sur le théâtre, ou si elle
l'a été, elle n'est pas allée au delà d'une fois; car la
pièce, je m'en souviens, ne plaisait pas à la multitude;
c'était du caviar pour le plus grand nombre8; mais, à
mon avis, et selon d'autres personnes dont les jugements
en cette matière donnent le ton aux miens de bien plus
haut, c'était une excellente pièce; des scènes bien filées,
écrites avec autant de réserve que de finesse. Je me
souviens que quelqu'un disait qu'il n'y avait point
d'épices dans les vers pour donner à la pensée du
montant, ni dans les phrases une pensée qui pût convaincre
l'auteur d'affectation; il disait que c'était une
oeuvre d'un goût estimable, aussi saine que douce, et bien
plutôt belle que parée9. Il y avait surtout un morceau
que j'aimais beaucoup; c'était le récit d'Enée à Didon, et
surtout le passage où il parle du meurtre de Priam. Si
cela vit encore en votre mémoire, commencez à ce
vers,... voyons un peu, voyons:
Le hérissé Pyrrhus, pareil à la bête hyrcanienne....
Ce n'est pas cela; cela commence par Pyrrhus.
Le hérissé Pyrrhus, dont les armes de sable,
noires comme son projet, ressemblaient à la nuit
quand il était couché dans le sinistre cheval, porte
maintenant ces redoutables et noires couleurs
barbouillées d'un blason plus lugubre: de pied en
cap, maintenant il est tout gueules, horriblement
colorié du sang des pères, des mères, des filles,
des fils, cuit et empâté par les rues brûlantes qui
prêtent une tyrannique et damnée lueur au meurtre
de leur seigneur et maître. Rôti dans son courroux
et dans ces flammes, et ainsi bardé de caillots
coagulés, avec des yeux semblables à des escarboucles,
l'infernal Pyrrhus cherche le vieil ancêtre
Priam....»
Continuez, à présent.
POLONIUS.—Devant Dieu! mon seigneur, bien déclamé,
avec bon accent et bon discernement!
LE PREMIER COMÉDIEN.—Bientôt il le trouve lançant des coups trop
courts aux Grecs; son antique épée, rebelle à son
bras, demeure où elle tombe et désobéit au commandement.
Inégal adversaire, Pyrrhus pousse à
Priam; dans sa rage, il frappe à côté; mais rien
qu'au sifflement et au vent de sa féroce épée, le père
énervé tombe. Alors l'insensible Ilion, qu'on dirait
ému par ce coup, s'affaisse sur sa base avec ses
sommets enflammés, et, avec un hideux fracas, fait
prisonnière l'oreille de Pyrrhus; car voici: son
épée qui allait s'abattant sur la tête, blanche comme
le lait, du respectable Priam, sembla adhérer à l'air
et s'y fixer. Pyrrhus donc, ainsi qu'un tyran en
peinture, s'arrêta, et comme s'il eût été une personne
neutre en présence de sa volonté et de ses
intérêts, il ne fit rien. Mais comme nous voyons
souvent, à l'approche de quelque orage, un silence
dans les cieux, les nuées arrêtées, les hardis aquilons
sans parole, et, au-dessous, le globe aussi
muet que la mort, et tout à coup l'effroyable tonnerre
déchirant toute la contrée; ainsi, après cette
pause de Pyrrhus, un réveil de vengeance le ramène
à l'oeuvre, et jamais les marteaux des Cyclopes ne
tombèrent sur l'armure de Mars, forgée pour être
mise à l'épreuve de l'éternité, avec moins de remords
que l'épée sanglante de Pyrrhus ne tombe
maintenant sur Priam. Hors d'ici, hors d'ici, toi,
prostituée, ô Fortune! Et vous tous, ô dieux!
assemblés en synode général, ôtez-lui son pouvoir;
brisez tous les rayons et toutes les jantes de sa
roue, et faites-en rouler le moyeu arrondi sur la
pente des collines du ciel, aussi bas que chez les
démons!
POLONIUS.—Ce discours est trop long.
HAMLET.—Il ira chez le barbier en même temps que
votre barbe. Je t'en prie, continue; il lui faut quelque
gigue ou quelque conte de mauvais lieu; sans cela il
s'endort; continue. Passons à Hécube.
LE PREMIER COMÉDIEN.—Mais celui (ah! malheur!) qui aurait vu la reine
encapuchonnée...
HAMLET.—La reine encapuchonnée!
POLONIUS.—Est-ce bien? Oui, «reine encapuchonnée»
est bien.
LE PREMIER COMÉDIEN.—...courir, pieds nus, çà et là, et, du flux aveugle
de ses yeux, menacer les flammes—ayant un chiffon
sur sa tête où naguère se tenait le diadème—et en
manière de robe, autour de ses reins décharnés et
tout fourbus par trop d'enfantements, une courtepointe
ramassée dans l'alarme de la peur,—celui
qui eût vu cela aurait, avec une langue infusée de
venin, prononcé contre l'empire de la fortune le
grief de haute trahison. Mais si les dieux eux-mêmes
l'avaient vue alors, quand elle vit Pyrrhus
se faire un jeu malicieux de réduire en hachis, à
coups d'épée, le corps de son mari, le soudain éclat
de clameurs qu'elle fit (à moins que les choses
mortelles ne les émeuvent pas du tout) aurait pu
traire les yeux brûlants du ciel et toute la passion
qui est dans les dieux.
POLONIUS.—Regardez s'il n'a pas changé de couleur; il
a les larmes aux yeux. Je t'en prie, restons-en là.
HAMLET.—C'est bon! je te ferai bientôt déclamer le
reste. Mon bon seigneur, voulez-vous veiller à ce que les
comédiens soient bien pourvus? Vous entendez, il faut
en user bien avec eux, car ils sont l'essence et la chronique
abrégée des temps. Il vaudrait mieux pour vous
avoir une méchante épitaphe après votre mort, que d'être
maltraité par eux durant votre vie.
POLONIUS.—Mon seigneur, je les traiterai selon leur
mérite.
HAMLET.—Eh! l'homme! beaucoup mieux, par la tête-bleu!
Traitez-moi chaque homme selon son mérite, et
qui donc, en ce cas, échappera aux étrivières? Traitez-les
selon votre propre rang et votre dignité; moindres seront
leurs droits, plus méritoire sera votre bonté. Emmenez-les.
POLONIUS.—Venez, messieurs.
HAMLET.—Suivez-le, mes amis; nous verrons une pièce
demain. Écoute, mon vieil ami: pouvez-vous jouer le
Meurtre de Gonzague?
LE PREMIER COMÉDIEN.—Oui, mon seigneur.
HAMLET.—Eh bien! nous donnerons cela demain au
soir. Vous pourriez, au besoin, étudier un discours de
quelques douze ou seize vers que je voudrais mettre par
écrit et y insérer? ne pourriez-vous pas?
LE PREMIER COMÉDIEN.—Oui, mon seigneur.
HAMLET.—Très-bien. Suivez ce seigneur, et faites
attention à ne pas vous moquer de lui. (Polonius et les
comédiens sortent.)—(A Rosencrantz et à Guildenstern.) Mes
bons amis, je vous laisse jusqu'à ce soir; vous êtes les
bienvenus à Elseneur.
ROSENCRANTZ.—Mon bon seigneur!
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
HAMLET.—Or çà, Dieu soit avec vous!—Maintenant je
suis seul. Oh! quel drôle et quel rustre inerte je suis!
N'est-ce pas chose monstrueuse que ce comédien que voici,
dans une pure fiction, dans une passion rêvée, puisse,
selon sa propre idée, contraindre son âme à ce point que,
par le travail de son âme, son visage entier blêmisse. Et
des pleurs dans ses yeux! l'égarement dans sa physionomie!
une voix brisée! et toute son action appropriant les
formes à l'idée! Et tout cela pour rien! pour Hécube!
Qu'est-ce que lui est Hécube, ou qu'est-ce qu'il est à
Hécube, lui, pour qu'il pleure pour elle? Que ferait-il
donc s'il avait, pour se passionner, le motif et le mot
d'ordre que j'ai? Il inonderait de larmes le théâtre, il
déchirerait l'oreille de la multitude par de formidables
paroles, il rendrait fou le coupable et épouvanterait l'innocent;
il confondrait l'ignorant et frapperait de stupeur,
sur ma parole! les facultés mêmes d'entendre et de voir.
Et moi! moi, cependant, plat coquin, courage de boue,
je suis là à parler comme un Jeannot rêveur10, mal imprégné
de la fécondité de ma cause, et je ne puis rien
dire, non, rien pour un roi dont le domaine et la très-chère
vie ont subi un infernal échec. Suis-je un lâche?
Qui vient m'appeler drôle? se jeter au travers de mon
chemin11? m'arracher la barbe et me la souffler à la face?
me tirer par le nez? me donner des démentis par la gorge,
jusqu'à me les enfoncer dans les poumons? Qui me fait
cela? ah! qu'est-ce donc? Je prendrais bien la chose,
car il faut assurément que j'aie un foie de pigeonneau,
et que je manque du fiel qui doit rendre amère l'oppression;
autrement, avant cette heure, j'aurais engraissé
déjà tous les vautours de la contrée avec les entrailles de
ce laquais! O sanglant, sensuel coquin! Traître sans remords,
sans pudeur, dénaturé coquin! Eh bien! quoi?
Quel âne suis-je donc? Ceci est très-brave que, moi, fils
d'un bien-aimé père assassiné, moi, excité à ma vengeance
par le ciel et l'enfer, j'aie besoin comme une
catin de décharger mon coeur en paroles et que je
tombe dans les malédictions comme une vraie coureuse
de rues, comme une fille de cuisine! Fi donc! fi! En
avant, mon cerveau! Un instant: j'ai entendu dire que
des créatures coupables, assistant à une pièce de théâtre,
avaient, par l'artifice même de la scène, été frappées à
l'âme de telle sorte que, sur l'heure, elles avaient déclaré
leurs forfaits12. Car le meurtre, quoiqu'il n'ait pas de
langue, saura parler par quelque organe miraculeux. Je
ferai jouer, par ces comédiens, quelque chose qui ressemble
au meurtre de mon père, devant mon oncle, et
j'observerai son apparence, je le sonderai jusqu'au vif;
s'il se trouble, je sais mon chemin. L'esprit que j'ai vu
pourrait bien être un démon; le démon a le pouvoir de
prendre une forme qui plaît; oui, et peut-être, grâce à ma
faiblesse et à ma mélancolie (car il est très-puissant sur
les tempéraments ainsi faits), m'abuse-t-il pour me damner.
Je veux me fonder sur des preuves plus directes que
cela. Oui, cette pièce est le piège où je surprendrai la
conscience du roi.
(Il sort.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
(Un appartement dans le château.)
LE ROI, LA REINE, POLONIUS, OPHÉLIA, ROSENCRANTZ
ET GUILDENSTERN entrent.
LE ROI.—Et vous ne pouvez pas, en faisant dériver la
conversation, savoir de lui pourquoi il montre ce désordre,
déchirant si cruellement tous ses jours de repos
par une turbulente et dangereuse démence?
ROSENCRANTZ.—Il avoue bien qu'il se sent lui-même
dérouté; mais pour quel motif, il ne veut en aucune
façon le dire.
GUILDENSTERN.—Et nous ne le trouvons pas disposé
à se laisser sonder; mais avec une folie rusée, il nous
échappe, quand nous voudrions l'amener à quelque
aveu sur son véritable état.
LA REINE.—Vous a-t-il bien reçus?
ROSENCRANTZ.—Tout à fait en galant homme.
GUILDENSTERN.—Mais avec beaucoup d'effort dans sa
manière.
ROSENCRANTZ.—Avare de paroles, mais quant à nos
questions seulement; très-libre dans ses répliques.
LA REINE.—L'avez-vous provoqué à quelque passe-temps?
ROSENCRANTZ.—Madame, il s'est justement trouvé que
nous avons rencontré sur notre chemin certains comédiens;
nous lui avons parlé d'eux, et nous avons cru voir
en lui une espèce de joie d'entendre cette nouvelle. Ils
sont quelque part dans le palais; et, à ce que je crois,
ils ont déjà l'ordre de jouer ce soir devant lui.
POLONIUS.—Cela est très-vrai, et il m'a prié d'engager
Vos Majestés à entendre et à voir cette affaire.
LE ROI.—De tout mon coeur, et j'ai beaucoup de contentement
à apprendre qu'il soit porté à cela. Mes chers
messieurs, aiguisez encore en lui ce goût et poussez plus
avant ses projets vers de tels plaisirs.
ROSENCRANTZ.—Ainsi ferons-nous, mon seigneur.
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
LE ROI.—Douce Gertrude, laissez-nous aussi, car nous
avons, sans nous découvrir, mandé Hamlet ici, afin qu'il
y puisse, comme par hasard, se trouver en face d'Ophélia.
Son père et moi, espions sans reproche, nous nous placerons
de manière que, voyant sans être vus, nous puissions
juger avec certitude de leur rencontre, et conclure d'après
lui-même, selon qu'il se sera comporté, si c'est le renversement
de son amour, ou non, qui le fait ainsi souffrir.
LA REINE.—Je vais vous obéir. Et quant à vous, Ophélia,
je souhaite que vos rares beautés soient l'heureuse
cause de l'égarement de Hamlet; car je pourrai ainsi
espérer que vos vertus, au grand honneur de tous deux,
le remettront dans la bonne voie.
OPHÉLIA.—Madame, je souhaite que cela se puisse.
(La reine sort.)
POLONIUS.—Ophélia, promenez-vous ici.... Gracieux
maître, s'il vous plaît, nous irons nous placer. (A Ophélia.)
Lisez dans ce livre; cette apparence d'une telle occupation
pourra colorer votre solitude.... Nous sommes souvent
blâmables en ceci.... la chose n'est que trop démontrée....
avec le visage de la dévotion et une démarche pieuse,
nous faisons le diable lui-même blanc et doux comme
sucre, de la tête aux pieds.
LE ROI (à part).—Oh! cela est trop vrai! De quelle
cuisante lanière ce langage fouette ma conscience! La
joue de la prostituée, savamment plâtrée d'une fausse
beauté, n'est pas plus laide sous la matière dont elle
s'aide, que ne l'est mon action sous mes paroles peintes
et repeintes! O pesant fardeau!
POLONIUS.—Je l'entends venir, retirons-nous, mon
seigneur. (Le roi et Polonius sortent.) (Hamlet entre).
HAMLET.—Être ou n'être pas, voilà la question.... Qu'y
a-t-il de plus noble pour l'âme? supporter les coups de
fronde et les flèches de la fortune outrageuse? ou s'armer
en guerre contre un océan de misères et, de haute lutte,
y couper court?... Mourir.... dormir.... plus rien.... et
dire que, par un sommeil, nous mettons fin aux serrements
de coeur et à ces mille attaques naturelles qui
sont l'héritage de la chair! C'est un dénoûment qu'on
doit souhaiter avec ferveur. Mourir.... dormir.... dormir!
rêver peut-être? Ah! là est l'écueil; car dans ce sommeil
de la mort, ce qui peut nous venir de rêves, quand nous
nous sommes soustraits à tout ce tumulte humain, cela
doit nous arrêter. Voilà la réflexion qui nous vaut cette
calamité d'une si longue vie! Car qui supporterait les
flagellations et les humiliations du présent, l'injustice de
l'oppresseur, l'affront de l'homme orgueilleux, les angoisses
de l'amour méprisé, les délais de la justice, l'insolence
du pouvoir, et les violences que le mérite patient
subit de la main des indignes?—quand il pourrait lui-même
se donner son congé avec un simple poignard!—Qui
voudrait porter ce fardeau, geindre et suer sous une
vie accablante, n'était que la crainte de quelque chose
après la mort, la contrée non découverte dont la frontière
n'est repassée par aucun voyageur, embarrasse la volonté
et nous fait supporter les maux que nous avons,
plutôt que de fuir vers ceux que nous ne connaissons pas?
Ainsi la conscience fait de nous autant de lâches; ainsi
la couleur native de la résolution est toute blêmie par le
pâle reflet de la pensée, et telle ou telle entreprise d'un
grand élan et d'une grande portée, à cet aspect, se détourne
de son cours et manque à mériter le nom d'action.... Doucement,
maintenant! Voici la belle Ophélia. Nymphe,
dans tes oraisons, puissent tous mes péchés être rappelés!
OPHÉLIA.—Mon bon seigneur, comment se porte Votre
Honneur depuis tant de jours?
HAMLET.—Je vous remercie humblement. Bien, bien,
bien.
OPHÉLIA.—Mon seigneur, j'ai de vous des souvenirs
que, depuis longtemps, il me tarde de vous rendre; je
vous prie, recevez-les maintenant.
HAMLET.—Non, ce n'est pas moi; je ne vous ai jamais
rien donné.
OPHÉLIA.—Mon honoré seigneur, vous savez bien que
si; et même avec ces dons allaient des paroles faites
d'une si suave haleine qu'elles rendaient les choses plus
précieuses; leur parfum est perdu, reprenez-les; car
pour une âme noble, le plus riche bienfait devient pauvre
lorsque le bienfaiteur se montre malveillant. Les voici,
mon seigneur.
HAMLET.—Ah! ah! êtes-vous honnête?
OPHÉLIA.—Mon seigneur?
HAMLET.—Êtes-vous belle?
OPHÉLIA.—Que veut dire Votre Seigneurie?
HAMLET.—Que si vous êtes honnête et belle, il faut
bien prendre garde que votre beauté n'ait aucun commerce
avec votre honnêteté.
OPHÉLIA.—Mais la beauté, mon seigneur, peut-elle
être en meilleure compagnie qu'avec l'honnêteté?
HAMLET.—Oui, vraiment; car le pouvoir de la beauté
aura transformé l'honnêteté, de ce qu'elle est, en une
sale entremetteuse plus tôt que la force de l'honnêteté
n'aura transfiguré la beauté à son image. C'était, il y a
quelque temps, un paradoxe, mais le temps présent le
prouve. Je vous ai aimée jadis.
OPHÉLIA.—En vérité, mon seigneur, vous me l'avez
fait croire.
HAMLET.—Vous n'auriez pas dû me croire; car la vertu
a beau greffer notre vieille souche, nous nous sentirons
toujours de noire origine. Je ne vous aimais pas.
OPHÉLIA.—Je n'en ai été que plus déçue.
HAMLET.—Va-t'en dans un cloître. Pourquoi voudrais-tu
te faire mère et nourrice de pécheurs? Je suis moi-même
passablement honnête, et pourtant je pourrais
m'accuser de choses telles qu'il vaudrait mieux que ma
mère ne m'eût pas mis au monde; je suis très-orgueilleux,
vindicatif, ambitieux; j'ai en cortège autour de moi plus
de péchés que je n'ai de pensées pour les loger, d'imagination
pour leur donner une forme, ou de temps pour
les commettre. Qu'est-ce que des gens comme moi ont à
faire de traînasser entre la terre et le ciel13? Nous sommes
tous de fieffés coquins, ne crois aucun de nous. Va-t'en
droit ton chemin jusqu'à un cloître. Où est votre père?
OPHÉLIA.—À la maison, mon seigneur.
HAMLET.—Qu'on ferme la porte sur lui, afin qu'il ne
puisse pas jouer le rôle d'un sot ailleurs qu'en sa propre
maison. Adieu!
OPHÉLIA.—Oh! secourez-le, cieux cléments!
HAMLET.—Si tu te maries, je te donnerai pour dot cette
malédiction; sois aussi chaste que la glace, aussi pure
que la neige, tu n'échapperas pas à la calomnie. Va-t'en
dans un cloître; adieu! Ou si tu veux à toute force te marier,
épouse un sot; car les hommes sages savent bien
quels monstres vous faites d'eux. Au cloître, allons, et
au plus vite! Adieu.
OPHÉLIA.—O puissances célestes, guérissez-le!
HAMLET.—J'ai aussi entendu parler de vos peintures,
bien à ma suffisance. Dieu vous a donné un visage, et
vous vous en faites vous-mêmes un autre. Vous dansez,
vous trottez, vous chuchotez, vous débaptisez les créatures
de Dieu, et vous mettez votre frivolité sur le compte
de votre ignorance. Allez, je ne veux plus de cela; c'est
cela qui m'a rendu fou. Je vous le dis, nous ne ferons
plus de mariage; ceux qui sont mariés déjà vivront ainsi,
tous, excepté un; les autres resteront comme ils sont. Au
cloître! Allez.
(Hamlet sort.)
OPHÉLIA.—Oh! quel noble esprit est là en ruines!
Courtisan, soldat, savant, le regard, la langue, l'épée!
L'attente et la fleur de ce beau royaume, le miroir de la
mode et le moule des bonnes formes, le seul observé de
tous les observateurs, tout à fait, tout à fait à bas! Et moi,
de toutes les femmes la plus accablée et la plus misérable,
moi qui ai sucé le miel de ses voeux mélodieux, maintenant
je vois cette noble et tout à fait souveraine raison,
telle que les plus douces cloches quand elles se fêlent,
rendre des sons faux et durs! cette forme incomparable
et ces traits de jeunesse épanouie flétris par de tels
transports! Oh! le malheur est sur moi! Avoir vu ce
que j'ai vu et voir ce que je vois!
(Le roi et Polonius rentrent.)
LE ROI.—L'amour? non, ses affections ne suivent pas
cette route; et ce qu'il disait, quoique manquant un peu
de suite, ne ressemblait pas à de la folie. Il y a dans son
âme quelque chose sur quoi sa mélancolie s'est établie
à couver, et je soupçonne fort que l'éclosion et le produit
seront quelque danger. Pour le prévenir, je viens,
par une résolution vive, de régler tout ainsi: il partira
en hâte pour l'Angleterre, et ira réclamer nos tributs
négligés. Peut-être les mers, la différence des pays et la
varieté des objets, pourront-elles chasser ce je ne sais
quoi qui est l'idée fixe de son coeur et où se heurte sans
cesse son cerveau qui le jette ainsi hors de l'usage de
lui-même. Qu'en pensez-vous?
POLONIUS.—Cela fera bon effet; mais néanmoins je crois
que l'origine et le commencement de son chagrin proviennent
d'un amour maltraité.—Eh bien! Ophélia, vous
n'avez pas besoin de nous dire ce que le seigneur Hamlet
a dit; nous avons tout entendu.—Mon seigneur, agissez
comme il vous plait; mais, si vous le trouvez bon, faites
qu'après la représentation, la reine sa mère, toute seule
avec lui, le presse de dévoiler son chagrin. Qu'elle le
traite rondement; et moi, si tel est votre bon plaisir, je
me placerai dans le vent de toute leur conversation. Si
elle ne le pénètre pas, envoyez-le en Angleterre, ou confinez-le
dans le lieu que votre sagesse croira le meilleur.
LE ROI.—C'est ce que nous ferons; la folie d'un
homme de haut rang ne peut rester sans surveillance.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
(Une salle dans le château.)
HAMLET entre avec quelques comédiens.
HAMLET.—Dites ce discours, je vous prie, comme je l'ai
prononcé devant vous, en le laissant légèrement courir
sur la langue; mais si vous le déclamez à pleine bouche,
comme font beaucoup de nos acteurs, j'aurais tout aussi
bien pour agréable que mes vers fussent dits par le crieur
de la ville. N'allez pas non plus trop scier l'air en long et
en large avec votre main, de cette façon; mais usez de
tout sobrement car dans le torrent même et la tempête
et, pour ainsi dire, le tourbillon de votre passion, vous
devez prendre sur vous et garder une tempérance qui
puisse lui donner une douceur coulante. Oh! cela me
choque dans l'âme d'entendre un robuste gaillard, grossi
d'une perruque, déchiqueter une passion, la mettre en
lambeaux, en vrais haillons, pour fendre les oreilles du
parterre, qui, le plus souvent, n'est à la hauteur que d'une
absurde pantomime muette, ou de beaucoup de bruit.
Je voudrais qu'un tel gaillard fût fouetté, pour charger
ainsi les Termagants;14 c'est se faire plus Hérode
qu'Hérode lui-même. Je vous en prie, évitez cela.
PREMIER COMÉDIEN.—J'assure Votre Altesse....
HAMLET.—Ne soyez pas non plus trop apprivoisé, mais
que votre propre discernement soit votre guide; réglez
l'action sur les paroles, et les paroles sur l'action, avec
une attention particulière à n'outre-passer jamais la
convenance de la nature; car toute chose ainsi outrée
s'écarte de la donnée même du théâtre, dont le but, dès
le premier jour comme aujourd'hui, a été et est encore
de présenter, pour ainsi parler, un miroir à la nature; de
montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa
propre image, à chaque âge et à chaque incarnation
du temps sa forme et son empreinte.15 Tout cela donc,
si vous outrez ou si vous restez en deçà, quoique cela
puisse faire rire l'ignorant, ne peut que faire peine à
l'homme judicieux, dont la censure, fût-il seul, doit,
dans votre opinion, avoir plus de poids qu'une pleine
salle d'autres spectateurs. Oh! il y a des comédiens que
j'ai vus jouer,—et je les ai entendu vanter par d'autres
personnes, et vanter grandement, pour ne pas dire grossement,
qui, n'ayant ni voix de chrétiens, ni démarche
de chrétiens, ni de païens, ni d'hommes se carraient
et beuglaient au point de m'avoir donné à penser que
quelques-uns des manouvriers de la nature avaient fait
des hommes et ne les avaient pas bien faits, tant ces
gens-là imitaient abominablement l'humanité!
PREMIER COMÉDIEN.—J'espère que nous avons passablement
réformé cela chez nous.
HAMLET.—Ah! réformez-le tout à fait. Et que ceux
qui jouent vos clowns n'en disent pas plus qu'on n'en a
écrit dans leur rôle; car il y en a qui se mettent à rire
eux-mêmes, pour mettre en train de rire un certain nombre
de spectateurs imbéciles. Cependant, à ce moment-là
même, il y a peut-être quelque situation essentielle de la
pièce qui exige l'attention. Cela est détestable, et montre
la plus pitoyable prétention de la part du sot qui use de ce
moyen. Allez, préparez-vous.
(Les comédiens sortent.)—(Polonius, Rosencrantz et Guildenstern
entrent.) Où en sommes-nous, mon seigneur? Le roi veut-il entendre ce
chef-d'oeuvre?
POLONIUS.—Oui, et la reine aussi, et cela tout de suite.
HAMLET.—Dites aux acteurs de faire hâte. (Polonius
sort.) Voulez-vous tous deux aller aussi les presser?
TOUS DEUX.—Oui, mon seigneur.
(Horatio entre.) (Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
HAMLET.—Qu'est-ce? Ah! Horatio!
HORATIO.—Me voici, mon doux seigneur, à votre service.
HAMLET.—Horatio, tu es de tout point l'homme le plus
juste que jamais ma pratique du monde m'ait fait rencontrer.
HORATIO.—Oh! mon cher seigneur!
HAMLET.—Non, ne crois pas que je flatte; car quel avantage
puis-je espérer de toi qui n'as d'autre revenu que
ton bon courage, pour te nourrir et t'habiller? Pourquoi
le pauvre serait-il flatté? Non! Que la langue doucereuse
aille lécher la pompe stupide! que les charnières moelleuses
du genou se courbent là où le profit récompense la
servilité!... M'entends-tu bien? depuis que mon âme tendre
a été maîtresse de son choix et a pu distinguer parmi les
hommes, elle t'a pour elle-même marqué du sceau de
son élection; car tu as été, en souffrant tout, comme un
homme qui ne souffre rien, un homme qui, des rebuffades
de la fortune à ses faveurs, a tout pris avec des
remerciments égaux; et bénis sont ceux-là dont le
sang et le jugement ont été si bien combinés, qu'ils ne
sont pas des pipeaux faits pour les doigts de la fortune
et prêts à chanter par le trou qui lui plait! Donnez-moi
l'homme qui n'est point l'esclave de la passion, et je le porterai
dans le fond de mon coeur, oui, dans le coeur de mon
coeur, comme je fais de toi.... Mais en voilà un peu trop
à ce sujet. On joue ce soir une pièce devant le roi, une des
scènes se rapproche fort des circonstances que je t'ai racontées
sur la mort de mon père. Je te prie, quand tu
verras cet acte en train, aussitôt, avec la plus intime pénétration
de ton âme, observe mon oncle. Si son crime
caché ne se débusque pas de lui-même, à une certaine
tirade, c'est un esprit infernal que nous avons vu, et mes
imaginations sont aussi noires que l'enclume de Vulcain.
Surveille-le attentivement. Quant à moi, je riverai mes
yeux sur son visage, et ensuite, nous réunirons nos deux
jugements pour prononcer sur ce qu'il aura laissé voir.
HORATIO.—Bien, mon seigneur. S'il nous dérobe rien,
pendant que la pièce sera jouée, et s'il échappe aux
recherches, je prends ce vol-là à mon compte.
HAMLET.—Ils viennent pour la pièce; il faut que je
flâne; trouvez une place.
(Marche danoise; fanfare. Le roi, la reine, Polonius, Ophélia,
Rosencrantz, Guildenstern et autres entrent.)
LE ROI.—Comment se porte notre cousin Hamlet?
HAMLET.—A merveille, sur ma foi! vivant des reliefs
du caméléon, je mange de l'air, et je m'engraisse de
promesses. Vous ne pourriez pas mettre vos chapons à
ce régime.
LE ROI.—Je n'ai rien à voir dans cette réponse, Hamlet;
je ne suis pour rien dans ces paroles.
HAMLET.—Ni moi non plus, désormais.16 (À Polonius.)
Mon seigneur, vous avez joué la comédie autrefois à
l'Université, dites-vous?
POLONIUS.—Oui, mon seigneur, je l'ai jouée, et je passais
pour bon acteur.
HAMLET.—Et qu'avez-vous joué?
POLONIUS.—J'ai joué Jules César. Je fus tué au Capitole,
Brutus me tua.
HAMLET.—Il joua un rôle de brute, en tuant en pareil
lieu un veau d'une si capitale importance.17 Les comédiens
sont-ils prêts?
ROSENCRANTZ.—Oui, mon seigneur, ils n'attendent que
votre permission.
LA REINE.—Venez ici, mon cher Hamlet, asseyez-vous
près de moi.
HAMLET.—Non, ma bonne mère, voici un aimant qui
a plus de force d'attraction.
POLONIUS, au roi.—Oh! oh! remarquez-vous ceci?
HAMLET, s'asseyant aux pieds d'Ophélia.—Madame, me
coucherai-je entre vos genoux?
OPHÉLIA.—Non, mon seigneur.
HAMLET.—Je veux dire la tête sur vos genoux.
OPHÉLIA.—Oui, mon seigneur.
HAMLET.—Pensez-vous donc que j'aie eu dans l'esprit
un propos de manant?
OPHÉLIA.—Je ne pense rien, mon seigneur.
HAMLET.—Ce n'est pas une vilaine pensée que celle de
s'étendre parmi des jambes de jeunes filles.
OPHÉLIA.—Comment, mon seigneur?
HAMLET.—Rien.
OPHÉLIA.—Vous êtes gai, mon seigneur.
HAMLET.—Qui, moi?
OPHÉLIA.—Oui, mon seigneur.
HAMLET.—Oh! je ne suis que votre bouffon. Qu'est-ce
que l'homme peut faire de mieux que de s'égayer? car,
voyez comme ma mère a l'air joyeux... et il n'y a pas
deux heures que mon père est mort.
OPHÉLIA.—Mais non, mon seigneur, il y a deux mois.
HAMLET.—Si longtemps? eh bien, que le diable porte le
noir! Pour moi, je veux avoir un assortiment de martre
zibeline.18 Oh, ciel! mort depuis deux mois et pas encore
oublié? Alors il y a de l'espoir pour que la mémoire
d'un grand homme survive à sa vie la moitié d'une
année; mais, par Notre-Dame, il faut alors qu'il bâtisse
des églises; autrement, il aura à souffrir du mal de
non-souvenance, avec le pauvre dada de bois, dont
l'épitaphe est connue:
«Car oh! car oh! le dada de bois,
«Le dada de bois est oublié!19»
(Les trompettes sonnent; suit une pantomime: un roi et une
reine entrent d'un air fort amoureux. La reine l'embrasse, et il
embrasse la reine, elle se met à genoux devant lui, et par gestes
lui proteste de son amour. Il la relève, et penche la tête sur son
épaule. Il se couche sur un banc couvert de fleurs. Le voyant
endormi, elle se retire. Alors survient un autre personnage, qui
lui enlève sa couronne, la baise, puis verse du poison dans l'oreille
du roi, et s'en va. La reine revient, elle trouve le roi mort,
et fait des gestes de désespoir. L'empoisonneur arrive avec deux
ou trois acteurs muets, et semble se lamenter avec elle. On
emporte le corps. L'empoisonneur offre à la reine des présents
de mariage; elle paraît un moment les repousser et les refuser;
mais à la fin, elle accepte le gage de son amour. Les comédiens
sortent.)
OPHÉLIA.—Que veut dire cela, mon seigneur?
HAMLET.—Ma foi! c'est l'embûche de la méchanceté;
cela veut dire: crime.
OPHÉLIA.—Sans doute cette pantomime indique le sujet
de la pièce.
(Le Prologue entre.)
HAMLET.—Nous allons le savoir de ce garçon-là. Les
comédiens ne peuvent garder un secret, ils nous diront
tout.
OPHÉLIA.—Nous dira-t-il ce que signifiait cette pantomime?
HAMLET.—Oui, et toute autre pantomime que vous
voudrez lui mimer. N'ayez pas honte, vous, de faire le
spectacle, et lui, il n'aura pas honte de vous faire le
commentaire.
OPHÉLIA.—Vous êtes un vaurien, vous êtes un vaurien.
Je veux écouter la pièce.
LE PROLOGUE.—Pour nous et pour notre tragédie, nous agenouillant
ici devant votre clémence, nous implorons
de vous audience et patience.20
HAMLET.—Est-ce là un prologue, ou la devise d'une
bague?
OPHÉLIA.—C'est bref, mon seigneur.
HAMLET.—Comme l'amour d'une femme.
(Un roi et une reine entrent.)
LE ROI DE LA COMÉDIE.—Trente fois le chariot de Phébus a fait le tour
entier du bassin salé de Neptune et du sol arrondi
de Tellus, et trente fois douze lunes, de leur splendeur
empruntée, ont marqué autour du monde
douze fois trente étapes du temps, depuis que
l'amour a uni nos coeurs, et l'hymen nos mains,
par la réciprocité des liens les plus sacrés.
LA REINE DE LA COMÉDIE.—Ah! puissent le soleil et la lune nous faire encore
compter leurs voyages en aussi grand nombre,
ayant que c'en soit fait de l'amour! mais, malheureuse
que je suis! vous êtes si malade depuis
quelque temps, si loin de l'allégresse et de votre
ancienne façon d'être, que je suis défiante à votre
sujet. Cependant, quoique je me défie, cela ne doit
en rien, mon seigneur, vous décourager: car les
craintes et les tendresses des femmes vont par
égales quantités, pareillement nulles, ou pareillement
extrêmes. Maintenant, ce qu'est mon
amour, l'expérience vous l'a fait connaître, et la
mesure de mon amour est celle de ma crainte
aussi. Là où l'amour est grand, les plus petits soupçons
sont une crainte; là où les petites craintes
deviennent grandes, là croissent les grandes
amours.
LE ROI DE LA COMÉDIE.—Oui, vraiment, mon amour, je dois te dire adieu,
et bientôt sans doute; mes forces actives renoncent
à accomplir leurs fonctions; et toi, tu resteras
en arrière, à vivre en ce monde si beau, honorée,
chérie; et peut-être un autre aussi tendre sera-t-il,
par toi, comme époux.....
LA REINE DE LA COMÉDIE.—Ah! supprimez le reste! Un tel amour, dans mon
sein, ne pourrait être qu'une trahison. Un second
époux, ah! que je sois maudite en lui! Nulle n'épousa
le second sans avoir tué le premier.
HAMLET (à part).—Voilà l'absinthe! voilà l'absinthe!
LA REINE DE LA COMÉDIE.—Les motifs qui amènent un second mariage sont
de basses raisons de gain, non des raisons d'amour.
Je tue une seconde fois mon époux mort, quand
un second époux m'embrasse dans mon lit.
LE ROI DE LA COMÉDIE.—Je vous crois, vous pensez ce que vous dites
maintenant. Mais ce que nous décidons, il nous
arrive souvent de l'enfreindre. Un dessein n'est
rien de plus qu'un esclave de notre mémoire et,
violemment né, est pauvre en validité. Aujourd'hui,
comme un fruit vert, il tient à l'arbre; mais
il tombe même sans secousse, quand il est mûr. De
toute nécessité, nous oublions de nous payer à
nous-mêmes la dette où nous sommes seuls nos
propres créanciers. Ce que, dans la passion, nous
nous proposons à nous-mêmes, devient hors de
propos quand la passion est finie. La violence des
peines ou des joies, en les détruisant elles-mêmes,
détruit aussi les ordonnances qu'elles s'étaient
signifiées. Là où la joie s'ébat le plus, là où se
lamente le plus la peine, la peine s'égaye et la
joie s'attriste au plus léger accident. Ce monde
n'est pas pour toujours, et il n'est pas étrange
que nos amours mêmes changent avec nos fortunes.
Car cette question nous reste encore à
décider: Est-ce l'amour qui mène la fortune, ou
bien la fortune l'amour? Que le grand homme soit
à bas, voyez-vous, son favori s'envole. Que le
pauvre monte, il fait de ses ennemis autant d'amis,
et jusqu'à ce jour l'amour s'est dirigé d'après la
fortune; car celui qui n'a pas besoin ne manque
jamais d'un ami, et celui qui, par nécessité, met à
l'épreuve une de ces amitiés creuses, la fait aussitôt
tourner en inimitié. Mais pour revenir en
règle conclure là où j'ai commencé, nos volontés
et nos destinées se contrarient tellement dans
leur course, que nos plans sont toujours renversés.
Nôtres sont nos pensées, mais leur issue n'est pas
nôtre. Pense donc que tu ne veux jamais t'unir à
un second époux: tes pensées pourront mourir,
quand ton premier seigneur sera mort.
LA REINE DE LA COMÉDIE.—Alors, que la terre ne me donne plus la nourriture,
ni le ciel la lumière! Que les jeux et le repos
me soient jour et nuit fermés! Puissent en désespoir
se changer ma foi et mon espérance! Puisse
au fond d'une prison et aux plaisirs d'un anachorète
se borner ma carrière! Puissent tous les
revers qui décontenancent le visage de la joie rencontrer
mes meilleurs souhaits et les détruire!
Et que, dans ce monde et dans l'autre, je sois
poursuivie par le plus durable tourment, si, veuve
une fois, je redeviens jamais femme!
HAMLET, à Ophélia.—Maintenant, si elle manquait à son
serment....
LE ROI DE LA COMÉDIE.—Voilà de profonds serments. Douce amie, laisse-moi
seul ici pour un peu de temps. Mes esprits
s'appesantissent, et je voudrais tromper par le
sommeil l'ennui traînant du jour.
(Il s'endort.)
LA REINE DE LA COMÉDIE.—Que le sommeil berce ton cerveau, et que jamais
le malheur ne vienne se glisser entre nous deux.
(Elle sort.)
HAMLET.—Madame, comment vous plaît cette pièce?
LA REINE.—La reine fait trop de protestations, ce me
semble.
HAMLET.—Oh! mais elle tiendra sa parole.
LE ROI.—Connaissez-vous le sujet de la pièce? N'y a-t-il
rien qui puisse blesser?
HAMLET.—Non, non; ils ne font que rire; ils empoisonnent
pour rire; il n'y a rien au monde de blessant.
LE ROI.—Comment appelez-vous la pièce?
HAMLET.—La Souricière. Et pourquoi cela, direz-vous?
Par métaphore. Cette pièce est la représentation d'un
meurtre commis à Vienne. Le duc s'appelle Gonzague,
et sa femme Baptista. Vous verrez tout à l'heure. C'est
un chef-d'oeuvre de scélératesse; mais qu'importe? Votre
Majesté, et nous, qui avons la conscience libre, cela ne
nous touche en rien. Que la haridelle écorchée rue, si le
bât la blesse: notre garrot n'est pas entamé. (Lucianus
entre.) Celui-là est un certain Lucianus, neveu du roi.
OPHÉLIA.—Vous êtes d'aussi bon secours que le Choeur,
mon seigneur.
HAMLET.—Je pourrais dire le dialogue entre vous et
votre amant, si je voyais jouer les marionnettes.
OPHÉLIA.—Vous êtes piquant, mon seigneur, vous êtes
piquant.
HAMLET.—Il ne vous en coûterait qu'un soupir, et la
pointe serait émoussée.
OPHÉLIA.—De mieux en mieux, mais de pis en pis.
HAMLET.—Oui, comme vous vous méprenez quand vous
prenez vos maris! Commence donc, assassin! Cesse tes
maudites grimaces, et commence. Allons! Le corbeau
croassant hurle pour avoir sa vengeance!
LUCIANUS.—Noire pensée, bras dispos, drogue appropriée,
moment favorable, occasion complice! Nulle autre
créature qui voie! O toi, mélange violent d'herbes
sauvages recueillies à minuit, trois fois flétries,
trois fois infectées par l'imprécation d'Hécate, que
ta nature magique et ta cruelle puissance envahissent
sans retard la vie encore saine!
(Il verse du poison dans l'oreille du roi endormi.)
HAMLET.—Il l'empoisonne dans le jardin pour s'emparer
de ses possessions.—Son nom est Gonzague. L'histoire
existe, écrite en italien, style de premier choix.
Vous verrez tout à l'heure comment l'assassin acquiert
l'amour delà femme de Gonzague.
OPHÉLIA.—Le roi se lève!
HAMLET.—Quoi! effrayé par un feu follet?
LA REINE.—Qu'avez-vous, mon seigneur?
POLONIUS.—Laissez-là la pièce!
LE ROI.—Donnez-moi de la lumière! Sortons.
POLONIUS.—Des lumières! des lumières! des lumières!
(Tous sortent hormis Hamlet et Horatio.)
HAMLET.—«Eh bien! que le daim frappé s'échappe et
pleure; que le cerf non blessé se joue! Les uns
doivent veiller, les autres doivent dormir. Ainsi
va le monde.»
Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'un coup de théâtre
comme celui-ci, avec accompagnement d'une forêt
de plumes sur la tête, et deux roses de Provins sur
des souliers tailladés,21 pourrait, si la fortune, par la
suite, me traitait de Turc à More, me faire recevoir
compagnon dans une meute de comédiens?
HORATIO.—À demi-part.
HAMLET.—A part entière, vous dis-je!22
«Car tu sais, bien-aimé Damon, que ce royaume démantélé
appartenant à Jupiter lui-même, et maintenant règne
en ces lieux un vrai... un vrai... un vrai paon.»
HORATIO.—Vous auriez pu mettre la rime.23
HAMLET.—Oh! mon cher Horatio! à présent je tiendrais
mille livres sterling sur la parole du fantôme. As-tu remarqué?
HORATIO.—Très-bien, monseigneur.
HAMLET.—Quand il a été question de l'empoisonnement....
HORATIO.—Je l'ai très-bien remarqué!
HAMLET.—Ah! ah!—Allons, un peu de musique! les
flageolets!
«Car si le roi n'aime pas la comédie, eh bien!
alors probablement.....c'est qu'il ne l'aime pas
pardieu!»
(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)
Allons! un peu de musique.
GUILDENSTERN.—Mon bon seigneur, accordez-moi la
grâce de vous dire un mot.
HAMLET.—Toute une histoire, monsieur.
GUILDENSTERN.—Le roi, monsieur....
HAMLET.—Ah! oui, monsieur. Quelles nouvelles de
lui?
GUILDENSTERN.—Il est dans son appartement, singulièrement
indisposé.
HAMLET.—Par la boisson, monsieur?
GUILDENSTERN.—Non, mon seigneur, par la colère.
HAMLET.—Votre sagesse se serait montrée mieux en
fonds, en instruisant de ceci le médecin; car, quant à
moi, me charger de lui porter des purgatifs, ce serait
peut-être le plonger encore plus avant dans le cholérique.
GUILDENSTERN.—Mon bon seigneur, mettez quelque
règle à vos discours, et ne faites pas ces bonds sauvages
hors de mon sujet.
HAMLET.—Je suis apprivoisé, monsieur; parlez.
GUILDENSTERN.—La reine votre mère, dans une très-grande
affliction d'esprit, m'a envoyé vers vous.
HAMLET.—Vous êtes le bienvenu.
GUILDENSTERN.—Non, mon seigneur, cette courtoisie
n'est pas de race franche. S'il vous plaît de me faire une
saine réponse, j'exécuterai les ordres de votre mère; sinon,
votre pardon et mon retour mettront fin à mon office.
HAMLET.—Monsieur, je ne puis....
GUILDENSTERN.—Quoi, mon seigneur?
HAMLET.—.... Vous faire une saine réponse; mon esprit
est malade. Mais, monsieur, ma réponse, telle que je
puis la faire, est bien à votre service, ou plutôt, comme
vous dites, à celui de ma mère. Ainsi, sans plus de paroles,
venons au fait: ma mère, dites-vous....?
ROSENCRANTZ.—Voici ce qu'elle dit: votre conduite l'a
frappée de surprise et de stupéfaction.
HAMLET.—O fils prodigieux, qui peut ainsi étonner sa
mère! Mais la stupéfaction de cette mère n'a-t-elle pas
quelque suite qui lui coure surles talons? Instruisez-moi.
ROSENCRANTZ.—Elle désire causer avec vous dans son
cabinet, avant que vous alliez vous coucher.
HAMLET.—Nous obéirons, fût-elle dix fois notre mère.
Avez-vous quelque autre affaire à traiter avec nous?
ROSENCRANTZ.—Mon seigneur, il fut un temps où vous
m'aimiez.
HAMLET.—Et je vous aime encore, par la pilleuse que
voici et la voleuse que voilà!24
ROSENCRANTZ.—Mon bon seigneur, quelle est la cause
de votre trouble? C'est assurément fermer la porte à
votre propre délivrance que de refuser vos chagrins à
votre ami.
HAMLET.—Monsieur, ce qui me manque, c'est de l'avancement.
ROSENCRANTZ.—Gomment cela se peut-il, lorsque vous
avez la voix du roi lui-même, en gage de votre succession
à la couronne du Danemark?25
HAMLET.—Oui; mais «pendant que l'herbe pousse...;26»
le proverbe lui-même s'est un peu moisi. (Des comédiens
et des joueurs de flageolets entrent.) Ah! les joueurs de
flageolets! Voyons-en un. (À Guildenstern.) Me retirer
avec vous! Pourquoi tourner autour de moi, et flairer
ma piste comme si vous vouliez me pousser dans un piège?
GUILDENSTERN.—Ah! mon seigneur, si mes devoirs
envers le roi me rendent trop hardi, c'est aussi mon
amour pour vous qui me rend importun.
HAMLET.—Je n'entends pas bien cela. Voulez-vous
jouer de cette flûte?
GUILDENSTERN.—Mon seigneur, je ne puis.
HAMLET.—Je vous prie.
GUILDENSTERN.—Croyez-moi; je ne puis.
HAMLET.—Je vous en conjure.
GUILDENSTERN.—Je n'en connais pas une seule touche,
mon seigneur.
HAMLET.—Cela est aussi aisé que de mentir. Gouvernez
ces prises d'air avec les doigts et le pouce, animez l'instrument
du souffle de votre bouche, et il se mettra à discourir
en très-éloquente musique. Voyez-vous? Voici les
soupapes.
GUILDENSTERN.—Mais je ne saurais les faire obéir à l'expression
d'aucune harmonie. Je n'ai pas le talent requis.
HAMLET.—Eh bien! voyez maintenant quelle indigne
chose vous faites de moi! Vous voudriez jouer de moi;
vous voudriez avoir l'air de connaître mes soupapes,
vous voudriez me tirer de vive force Pâme de mon secret;
vous voudriez me faire résonner, depuis ma note la plus
basse jusqu'au haut de ma gamme. Il y a beaucoup de
musique, il y a une voix excellente dans ce petit tuyau
d'orgue; et pourtant vous ne pouvez le faire parler. Par
la sang-bleu! pensez-vous qu'il soit plus aisé de jouer de
moi que d'une flûte? Prenez-moi pour tel instrument
que vous voudrez; vous pouvez bien tourmenter mes
touches, vous ne pouvez pas jouer de moi. (Polonius entre.)
Dieu vous bénisse, monsieur!
POLONIUS.—Mon seigneur, la reine voudrait vous parler,
et à l'heure même.
HAMLET.—Voyez-vous ce nuage, qui a presque la
forme d'un chameau?
POLONIUS.—Par la sainte messe, il ressemble à un chameau,
en vérité!
HAMLET.—Je crois qu'il ressemble à une belette.
POLONIUS.—Il a comme un dos de belette.
HAMLET.—Ou de baleine?
POLONIUS,—Oui, tout à fait de baleine.
HAMLET.—Ainsi, j'irai donc trouver ma mère tout à
l'heure... L'arc est à bout de corde; ils me tirent à me
rendre fou... J'irai tout à l'heure.
POLONIUS—Je le lui dirai.
(Polonius sort.)
HAMLET.—Tout à l'heure est aisé à dire. Laissez-moi,
mes amis. (Rosencrantz, Guildenstern, Horatio, etc., sortent.)
Voici justement l'heure de la nuit, cette heure qui
ensorcelle, l'heure où les cimetières bâillent et où l'enfer
même souffle sur ce monde la contagion. Maintenant, je
pourrais boire du sang chaud et faire des actions si amères
que le jour frémirait de les regarder... Doucement!
chez ma mère, maintenant? O mon coeur! ne perds pas
ta nature; que jamais l'âme de Néron ne pénètre dans
cette ferme poitrine; soyons cruel, mais-non dénaturé:
je lui parlerai de poignards, mais je n'en mettrai point
en usage. Ma langue et mon âme, soyez hypocrites en
ceci, et de quelque façon que mes discours puissent
frapper sur elle,—quant à les sceller des sceaux qui
font agir, ô mon âme! n'y consens jamais!
(Il sort.)
SCÈNE III
(Un appartement dans le château.)
LE ROI, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN entrent.
LE ROI.—Il m'est déplaisant; et, d'ailleurs, il n'y a
point de sûreté pour nous à laisser errer sa folie. Préparez-vous
donc; je vais expédier sur-le-champ votre
commission, et il partira pour l'Angleterre avec vous.
Les intérêts de notre empire ne peuvent endurer ces
hasards dangereux, et croissant d'heure en heure, qui
naissent de ses accès.
GUILDENSTERN.—Nous allons nous préparer. Elle est
très-sainte et religieuse la crainte qui s'éveille pour
maintenir saufs tant et tant de corps qui vivent et se
nourrissent de Votre Majesté.
ROSENCRANTZ.—La vie isolée et privée est sujette à ce
devoir d'employer la force et l'armure entière de l'esprit
pour se préserver de toute atteinte; mais bien plus
encore cette âme au salut de laquelle se marchent et se
fient les vies de beaucoup d'autres. Le fin d'une majesté
n'est pas une mort unique; mais, comme un gouffre,
elle entraîne avec elle tout ce qui est près d'elle.
C'est une roue énorme fixée au sommet de la plus haute
montagne; dans ses vastes rayons sont enchâssées et
engagées dix mille menues pièces; lorsqu'elle tombe,
chaque petit accessoire, conséquence chétive, la suit dans
sa bruyante ruine. Jamais ne vont seuls les soupirs du
roi, mais toujours avec un gémissement public.
LE ROI.—Équipez-vous, je vous prie, pour ce pressant
voyage; car nous voulons mettre des entraves à cette
crainte qui maintenant marche d'un pied trop libre.
ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN.—Nous allons nous
hâter.
(Rosencrantz et Guildenstern sortent; Polonius entre.)
POLONIUS.—Mon seigneur, il se rend dans le cabinet de
sa mère: je me placerai derrière la tapisserie pour entendre
la conversation. Je garantis qu'elle va le réprimander
sans cérémonie; mais, comme vous l'avez dit,
et cela était très-sagement dit, il est à propos que quelque
autre auditoire qu'une mère (puisque la nature rend
les mères partiales) soit là pour constater leurs discours
à l'occasion. Adieu, mon souverain, j'irai vous trouver
avant que vous vous mettiez au lit, et vous dire ce que
j'aurai su.
LE ROI.—Merci, mon cher seigneur. (Polonius sort.)
Oh! mon crime est sauvage; son odeur impure va jusqu'au
ciel. Il porte avec lui la première, la plus ancienne
des malédictions: le meurtre d'un frère!... Prier,
je ne le puis, malgré le penchant qui m'y porte aussi
vivement que la volonté; ma faute plus forte triomphe
de ma forte intention, et, comme un homme astreint à
une double tâche, je demeure en suspens, ne sachant
par où commencer, et je néglige l'une et l'autre. Eh
quoi? quand même cette main maudite serait plus
épaisse du sang d'un frère que de sa propre chair, n'y a-t-il
pas assez de pluie dans les cieux cléments pour la
rendre aussi blanche que la neige? A quoi sert la miséricorde,
si ce n'est à tenir tête à la face du péché? et
qu'y a-t-il dans la prière, sinon cette double force de
nous retenir avant que nous en venions à tomber, ou
de nous faire pardonner quand nous sommes à bas?
Je lèverai donc les yeux; ma faute est passée... Mais
hélas! quelle forme de prière peut servir ma cause?...
Pardonne-moi mon infâme meurtre. Cela ne se peut,
puisque je suis encore en possession de ces résultats
pour lesquels j'ai commis le meurtre... ma couronne,
mon ambition propre, et ma reine. Peut-on être pardonné
et garder ce qui fait l'offense? Dans le train corrompu
de ce monde, la main dorée du crime peut écarter
la justice, et souvent on a vu les profits criminels
employés eux-mêmes à se racheter de la loi; mais il n'en
est pas ainsi là-haut. Là, point de subterfuges. Là est
exposée l'action, dans toute la vérité de sa nature, et
nous sommes contraints de comparaître nous-mêmes,
devant le front découvert de nos fautes et comme à portée
de leurs dents, et de rendre témoignage!... Quoi donc
alors? Que me reste-t-il? Essayer ce que peut la repentance?
Et que ne peut-elle pas? Que peut-elle cependant,
quand on ne peut se repentir? Oh! l'état misérable! ô
conscience aussi noire que la mort! ô âme engluée, qui,
te débattant pour te délivrer, n'es que plus engagée!
Secourez-moi, ô anges! faites effort! Pliez, genoux roides,
et toi, coeur aux fibres d'acier, sois tendre comme les
nerfs de l'enfant nouveau-né! Alors tout pourra aller bien.
(Il s'éloigne et se met à genoux.) (Hamlet entre.)
HAMLET.—Maintenant je puis le faire, fort à propos;
maintenant il est en prières; et maintenant, je vais le
faire... et ainsi il va au ciel, et moi, suis-je ainsi vengé?
Ceci veut être examiné. Un scélérat tue mon père, et
pour cela, moi, son fils unique, j'envoie ce même scélérat
droit au ciel! Eh! mais ce serait salaire et profit, et
non vengeance. Il a surpris mon père brutalement, plein
de pain,27 quand tous ses péchés étaient largement épanouis
et frais comme le mois de mai... Et comment ses
comptes se balancent, qui le sait, hormis le ciel? Mais,
du point de vue où nous sommes et dans notre ordre
de pensées, la charge est lourde pour lui. Serai-je
donc vengé en surprenant celui-ci au moment où il purifie
son âme, lorsqu'il est prêt et accommodé pour le
voyage? Non. Halte-là, mon épée, et médite une plus
horrible atteinte. Quand il sera ivre, endormi, ou dans
sa rage, ou dans les plaisirs incestueux de son lit; jouant
ou jurant, ou en train de quelque action qui n'ait aucun
parfum de salut; alors, abats-le, de façon que ses talons
ruent vers le ciel et que son âme soit aussi damnée et
aussi noire que l'enfer où elle va.—Ma mère attend.—Ce
cordial, vois-tu, ne fait que prolonger tes jours incurables.
(Il sort.) (Le roi se lève et revient.)
LE ROI.—Mes paroles s'envolent, mes pensées demeurent
ici-bas. Les paroles sans les pensées ne vont jamais
au ciel.
(Il sort.)
SCÈNE IV
(Un autre appartement dans le château.)
LA REINE ET POLONIUS entrent.
POLONIUS.—Il va venir tout de suite. N'oubliez pas de
le réprimander sans cérémonie. Dites-lui que ses écarts
se sont donné trop large carrière pour être supportés,
et que Votre Grâce a eu à se dresser comme abri
entre lui et une grande chaleur de colère. Je rentre en
silence, ici même; mais, je vous en prie, menez-le rondement.
LA REINE.—Je vous le garantis, ne craignez rien de ma
part. Retirez-vous, je l'entends venir.
(Hamlet entre.)
HAMLET.—Eh bien! ma mère, de quoi s'agit-il?
LA REINE.—Hamlet, tu as beaucoup offensé ton père.
HAMLET.—Ma mère, vous avez beaucoup offensé mon
père.
LA REINE.—Allons, allons, vous me répondez d'une
langue oiseuse.
HAMLET.—Allez, allez, vous m'interrogez d'une langue
méchante.
LA REINE.—Comment! Qu'est-ce donc, Hamlet?
HAMLET.—De quoi s'agit-il donc?
LA REINE.—Avez-vous oublié qui je suis?
HAMLET.—Non, par la sainte croix, non, vraiment!
Vous êtes la reine, la femme du frère de votre mari....
et... plût au ciel que cela ne fût pas!... vous êtes ma
mère.
LA REINE.—Eh bien! je vais vous adresser des gens qui
sauront vous parler.
HAMLET.—Allons, allons, asseyez-vous; vous ne bougerez
pas; ne sortez pas que je ne vous aie présenté un
miroir, où vous pourrez voir le plus intime fond de vous-même.
L'A REINE.—Que veux-tu faire? tu ne veux pas m'assassiner?
Au secours! au secours! Holà!
POLONIUS (derrière la tapisserie),—Qu'y a-t-il? Holà! au
secours!
HAMLET.—Qu'est-ce donc? un rat!28 (Il donne un coup
d'épèe à travers la tapisserie.) Mort! un ducat qu'il est
mort!
POLONIUS (derrière la tapisserie).—Ah! je suis assassiné!
(Il tombe et meurt.)
LA REINE.—Malheur à moi! Qu'as-tu fait?
HAMLET.—Ma foi, je n'en sais rien. Est-ce le roi?
(Il lève la tapisserie et tire le corps de Polonius.)
LA REINE.—Ah! quelle furieuse et sanglante action est
ceci!
HAMLET.—Une action sanglante?... presque aussi mauvaise,
ma bonne mère, que de tuer un roi et d'épouser
son frère.
LA REINE.—Que de tuer un roi?
HAMLET.—Oui, madame, c'est le mot dont je me suis
servi. (À Polonius.) Et toi, misérable, absurde, importun
imbécile, adieu! Je t'ai pris pour quelqu'un de meilleur
que toi; prends ton sort comme il est: tu t'aperçois qu'à
faire trop l'empressé il y a quelque danger... Cessez de
vous tordre ainsi les mains. Paix! asseyez-vous, et attendez-vous
à avoir le coeur tordu par moi, car c'est ce que
je vais faire s'il n'est pas d'une matière impénétrable, si
l'infernale habitude ne l'a pas bronzé de telle sorte qu'il
soit à l'épreuve et fortifié contre tout sentiment.
LA REINE.—Qu'ai-je donc fait, pour que tu oses darder
ta langue avec un bruit si rude contre moi?
HAMLET.—Une action telle qu'elle souille la grâce et
la rougeur de la pudeur; qu'elle donne à la vertu le
nom d'hypocrite; qu'elle ôte la rose au front serein d'un
innocent amour, et met là un ulcère; qu'elle rend les
voeux du mariage aussi faux que les serments d'un
joueur; oh! une action telle, que, des formes et du
corps du contrat, elle retire leur âme même, et fait de la
douce religion une rapsodie de mots! La face du ciel
s'en est enflammée; oui, en vérité, cette masse compacte
et solide, avec un visage triste, comme à la menace
du jugement dernier, est malade de penser à cet
acte.
LA REINE.—Hélas! quelle est cette action qui gronde
si haut et qui tonne déjà pour s'annoncer?
HAMLET.—Regardez ici, ce tableau d'abord, puis celui-ci,
cette confrontation simulée de deux frères... Voyez
quelle grâce résidait sur ce visage; les bouches d'Apollon,
le front de Jupiter lui-même, l'oeil semblable à celui
de Mars pour la menace et pour le commandement; une
stature semblable à celle du héraut Mercure, quand il vient
d'abattre son vol sur une hauteur qui baise le bord du
ciel; un ensemble et une forme, en vérité, où chaque dieu
semblait avoir mis son cachet, afin de donner au monde
la certitude de voir un homme: c'était votre mari. Regardez
maintenant ce qui suit: voici votre mari, pareil
à l'épi corrompu par la nielle, qui dévora son frère florissant...
Avez-vous des yeux? avez-vous pu quitter les
pâturages de cette belle montagne, pour aller vous engraisser
dans ce marais? Ah! avez-vous des yeux? vous
ne pouvez appeler cela de l'amour; car, à votre âge, la
fermentation du sang est domptée; il est humble, il est
au service de la raison. Et quelle raison voudrait passer
de celui-ci à celui-là? Assurément, vous avez la faculté
de sentir; sans quoi vous n'auriez pas celle de vous
mouvoir; mais, assurément, cette faculté de sentir est,
chez vous, frappée d'apoplexie, car la folie elle-même
ne se tromperait pas de la sorte, et jamais les sens n'ont
été asservis à un tel transport, qu'il ne leur restât pas
une certaine dose de discernement pour apercevoir une
telle différence. Quel démon vous a ainsi jouée à ce jeu
de colin-maillard? Les yeux sans le toucher, le toucher
sans la vue, les oreilles sans les mains ni les yeux, l'odorat
sans rien autre, ou même ne fût-ce qu'une moitié
infirme d'un seul de nos véritables sens, ne pourraient
pas être hébétés à ce point... O honte! où est ta rougeur?
O enfer révolté! si tu peux mutiner ainsi la moelle des os
d'une matrone, souffrons désormais que, pour la jeunesse
brûlante, la vertu soit comme une cire et fonde à
son propre feu! Ne proclamez plus qu'il y a honte quand
la tyrannique ardeur de l'âge donne l'assaut, puisque
la glace elle-même est aussi active à brûler, et que la
raison s'entremet à prostituer la volonté!
LA REINE.—O Hamlet! n'en dis pas davantage. Tu
tournes mes yeux vers le fond de mon âme, et j'y aperçois
des places si noires et si pénétrées de noirceur,
qu'elles n'en pourront jamais perdre la teinte.
HAMLET.—Et cela pour vivre dans l'infecte moiteur
d'un lit souillé, toute confite en joies dans la corruption,
s'emmiellant les lèvres, et faisant l'amour sur un sale
fumier!
LA REINE.—Oh! ne m'en dis pas davantage! Ces paroles
sont comme des poignards qui entrent dans mes oreilles.
Assez, mon doux Hamlet.
HAMLET.—Un meurtrier et un scélérat! un laquais qui
n'est pas le vingtième de la dîme de ce que valait votre
premier maître! un roi de carnaval!29 un coupe-bourse
de l'empire et des lois, qui a pris sur une planche le
précieux diadème, et l'a mis dans sa poche!
LA REINE.—Assez!
HAMLET.—Un roi de pièces et de morceaux!... (Le fantôme
entre.) Sauvez-moi et couvrez-moi de vos ailes, célestes
gardiens!... Que veut votre gracieuse apparition?
LA REINE.—Hélas, il est fou!
HAMLET.—Ne venez-vous pas gourmander votre fils
tardif, qui, faisant défaut à l'heure propice et à l'élan
du coeur, laisse s'éloigner l'importante exécution de vos
ordres révérés? Ah! parlez.
LE FANTÔME.—N'oublie pas. Cette visite n'est faite que
pour rafraîchir le souvenir presque effacé de ton dessein.
Mais, regarde! la stupeur s'est emparée de ta mère. Ah!
place-toi entre elle et son âme qui combat: c'est dans
les plus faibles corps que l'imagination opère le plus
fortement. Parle-lui, Hamlet.
HAMLET.—Qu'avez-vous, madame?
LA REINE.—Hélas! qu'avez-vous vous-même, pour tendre
ainsi vos regards dans le vide, et pour converser
ainsi avec l'air incorporel? Vos esprits vitaux se sont
élancés dans vos yeux, et, de là, épient sauvagement,
tandis que, pareils aux soldats endormis quand vient
l'alarme, vos cheveux d'abord couchés, se soulèvent
maintenant, comme si leur végétation prenait vie, et se
tiennent debout. O mon doux fils, répands sur cette chaleur
et ces flammes de ton transport la patience d'un
sang plus froid. Que regardes-tu donc?
HAMLET.—Lui, lui! Regardez comme il brille d'un pâle
éclat! Une telle forme et une telle cause, réunies pour
prêcher à des pierres, les rendraient sensibles.... Ne me
regarde pas, de peur que, par cette démarche pitoyable,
tu n'altères la fermeté de mes actes: ce que j'ai à faire y
perdrait peut-être sa vraie couleur; ce seraient des
larmes, peut-être; au lieu de sang.
LA REINE.—A qui dites-vous cela?
HAMLET.—Ne voyez-vous rien ici?
LA REINE.—Rien du tout: et cependant, tout ce qui est
ici, je le vois.
HAMLET.—Et n'avez-vous, non plus, rien entendu?
LA REINE.—Non, rien que nos propres paroles.
HAMLET.—Eh bien! regardez là, regardez, comme il se
retire, mon père, dans le costume qu'il avait durant sa
vie! Regardez, il s'en va, à ce moment même, vers le
portail!
(Le fantôme sort.)
LA REINE.—C'est votre cerveau même qui se frappe
de cette image; le délire est très-adroit à ces créations
sans corps.
HAMLET.—Le délire! mon pouls, comme le vôtre, bat
tranquillement sa mesure et ne chante pas une moins
saine musique. Ce n'est point la folie qui m'a fait parler:
mettez-moi à l'épreuve, et je répéterai la chose mot
pour mot, tandis que la folie ne ferait que s'en écarter
par gambades. Mère, pour l'amour de votre salut! ne
mettez pas ce baume flatteur sur votre âme, ne croyez
pas que ce soit, au lieu de votre faute, ma folie qui vous
parle; ce ne serait que cacher et masquer la place de
l'ulcère, pendant que la corruption infecte, minant tout
au dedans, travaille à empoisonner sans être vue. Confessez-vous
au ciel, repentez-vous du passé, gardez-vous
de l'avenir, et ne répandez pas l'engrais sur les herbes
mauvaises, qui deviendraient plus fortes... Pardonnez-moi
ces devoirs de ma vertu; car telle est la douillette
enflure de ce siècle poussif que la vertu même doit demander
pardon au vice, oui, c'est elle qui doit se courber
et supplier pour obtenir la permission de lui faire du
bien.
LA REINE.—O Hamlet, tu as brisé mon coeur en deux.
HAMLET.—Ah! rejetez-en la pire partie, et vivez, d'autant
plus pure, avec l'autre moitié. Bonne nuit, mais
n'allez pas au lit de mon oncle; faites-vous une vertu, si
vous ne l'avez pas. L'habitude, ce monstre qui dévore
toute raison à l'ordinaire démon, est pourtant un ange
en ceci; il nous donne aussi, pour la pratique des belles
et bonnes actions un vêtement, une livrée, qui s'ajuste
heureusement. Abstenez-vous ce soir, et cela prêtera une
sorte de facilité à la prochaine abstinence; la suivante
sera plus facile encore, car l'usage peut presque changer
l'empreinte de la nature, soumettre le démon, ou même
le chasser, par une merveilleuse puissance. Encore une
fois, bonne nuit, et quand vous désirerez d'être bénie, je
viendrai vous demander votre bénédiction. Quant à ce
même seigneur de tout à l'heure (montrant Polonius), je
me repens; mais il a plu ainsi aux cieux de me punir par
lui, et lui par moi; j'ai dû être leur fléau et leur ministre.
Je me charge de lui, et je répondrai de la mort que je
lui ai donnée. Ainsi, encore une fois, bonne nuit; je dois
être cruel, mais seulement pour être humain: le mal
vient de commencer, et le pire reste encore à suivre.
LA REINE.—Que vais-je faire?
HAMLET.—Rien, en aucune façon, de ce que je vous ai
dit de faire. Non, laissez ce roi bouffi vous attirer encore
au lit, vous pincer gaiement la joue, vous appeler sa petite
souris; laissez-le, pour une paire de baisers fumeux,
ou pour quelques jeux de ces doigts damnés sur votre
cou, vous amener à lui révéler toute cette affaire, comme
quoi je ne suis pas réellement en démence, mais fou par
artifice. Il serait bon que vous le lui fissiez connaître;
car quelle femme, à moins d'être une belle, chaste et
sage reine, voudrait cacher à un tel crapaud, à une telle
chauve-souris, à un tel matou, des secrets qui l'intéressent
si chèrement? qui voudrait en user ainsi? Non, en
dépit du bon sens et de la discrétion, allez, sur le toit de
la maison, ôter la cheville qui fermait la cage; laissez
s'envoler les oiseaux; et puis, comme le singe fameux,
glissez-vous dans la cage pour en faire l'essai, et rompez
vous vous-même le col à terre30.
LA REINE.—Sois assuré que, si les paroles sont faites
de souffle et si le souffle est fait de vie, je n'ai pas de vie
pour exhaler un souffle de ce que tu m'as dit.
HAMLET.—Il faut que je parte pour l'Angleterre, vous
le savez?
LA REINE.—Hélas! je l'avais oublié. Cela a été décidé?
HAMLET.—Les lettres sont déjà scellées! et mes deux
camarades d'études,—à qui je me fierai comme je me
fierai à des vipères armées de leurs crocs,—portent le
mandat; ils doivent me frayer le chemin, et me guider
vers l'embuscade! laissons faire, car là est l'amusement:
faire sauter l'ingénieur par son propre pétard! Ou la
besogne sera bien dure, ou je creuserai à une toise au-dessous
de leur mine, et je les lancerai dans la lune. Oh!
cela est bien doux, lorsque deux ruses se rencontrent
juste en droite ligne!—Cet homme va me mettre en train
de faire mes paquets; je vais traîner cette panse jusque
dans la chambre voisine31. Bonsoir, ma mère... Vraiment,
ce conseiller est maintenant bien tranquille, bien
discret et bien grave, lui qui fut, en sa vie, un drôle si
niais et si babillard. Allons, monsieur, tâchons d'en finir
avec vous. Bonsoir, ma mère.
(Ils s'en vont, chacun de son côté; Hamlet traînant le corps de
Polonius.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Le château.
LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN
entrent.
LE ROI.—Ces sanglots ont une cause; ces profonds
soulèvements de votre coeur, il faut les expliquer; il est
à propos que nous les comprenions. Où est votre fils?
LA REINE, à Rosencrantz et à Guildenstern.—Laissez-nous
un moment. (Ils s'en vont.) Ah! mon bon seigneur, qu'ai-je
vu ce soir?
LE ROI.—Quoi, Gertrude! comment va Hamlet?
LA REINE.—Fou, comme la mer et le vent, lorsqu'ils
luttent ensemble à qui sera le plus puissant. Dans son
accès effréné, entendant remuer quelque chose derrière
la tapisserie, de sa rapière tirée il fouette l'air, il crie:
«Un rat! un rat!» et dans ce saisissement de son cerveau,
il tue le bon vieillard sans le voir.
LE ROI.—O lourd forfait! Il nous en serait arrivé
autant si nous avions été là. Sa liberté est pour tous
pleine de menaces; pour vous-même, pour nous, pour
tout le monde. Hélas! comment répondre à ce sanglant
événement? Il retombera sur nous, dont la prévoyance
aurait dû tenir de court, en bride et loin de toute hantise,
ce jeune homme en démence. Mais tel était notre
amour que nous ne voulions pas comprendre ce qu'il
était à propos de faire, et nous avons agi comme un
homme affligé d'une honteuse maladie, et qui, pour
éviter de la divulguer, la laisse se nourrir de la moelle
même de sa vie. Où est-il allé?
LA REINE.—Tirer à l'écart le corps qu'il a tué; et sur
ce corps sa folie même, comme un peu d'or dans un
minerai de vils métaux, se montre pure. Il pleure de ce
qu'il a fait.
LE ROI.—O Gertrude, venez! Le soleil n'aura pas
plutôt touché les montagnes, que nous le ferons embarquer.
Quant à cette affreuse action, nous devons tous
deux employer toute notre majesté et notre adresse à la
couvrir et à l'excuser.—Holà! Guildenstern (Rosencrantz
et Guildenstern entrent.) Amis, allez tous deux, prenez
avec vous quelque renfort; Hamlet, dans son délire, a
tué Polonius, et l'a traîné hors du cabinet de sa mère.
Allez, cherchez-le; parlez-lui comme il faut; et portez le
corps dans la chapelle: je vous prie, faites diligence.
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.) Venez, Gertrude;
nous convoquerons nos plus sages amis, et nous leur
ferons connaître en même temps ce que nous comptons
faire et ce qui est malheureusement déjà fait. Ainsi
nous avons chance que la calomnie,—dont le murmure,
parcourant la circonférence du monde, lance, aussi droit
que le canon à son but, sa charge empoisonnée,—manque pourtant notre nom, et ne frappe que l'air insensible.
Oh! venez; mon âme est pleine de discorde et
d'effroi.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Un autre appartement dans le château.
HAMLET entre.
HAMLET.—Déposé en lieu sûr...
ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN, derrière la scène.—Hamlet! seigneur Hamlet!
HAMLET.—Mais doucement! Quel est ce bruit? qui
appelle Hamlet? Oh! ils viennent ici!
(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)
ROSENCRANTZ.—Qu'avez-vous fait du cadavre, monseigneur?
HAMLET.—Confondu avec la poussière, dont il est
parent.
ROSENCRANTZ.—Dites-nous où il est, pour que nous
puissions le tirer de là et le porter à la chapelle.
HAMLET.—N'allez pas croire cela.
ROSENCRANTZ.—Croire quoi?
HAMLET.—Que je puisse garder votre secret et non le
mien. Et puis, être importuné par une éponge! Quelle
réponse doit faire à cela le fils d'un roi?
ROSENCRANTZ.—Me prenez-vous pour une éponge, mon
seigneur?
HAMLET.—Oui, monsieur, une éponge qui pompe la
physionomie du roi, ses faveurs, son autorité. Mais de
tels officiers rendent en définitive de grands services au
roi; il les tient en réserve, comme ferait un singe avec
des noisettes, dans le coin de sa mâchoire—embouchés
tout d'abord, pour être avalés au dernier moment;—quand
il a besoin de ce que vous avez recueilli, il n'a qu'à
vous presser un peu, éponge, et vous redevenez sèche.
ROSENCRANTZ.—Je ne vous comprends pas, mon seigneur.
HAMLET.—Cela me fait grand plaisir; un méchant
propos doit mourir dans une sotte oreille.
ROSENCRANTZ.—Mon seigneur, il faut nous dire où est
le corps, et venir avec nous chez le roi.
HAMLET.—Le corps est avec le roi, mais le roi n'est pas
avec le corps. Le roi est une chose...
GUILDENSTERN.—Une chose, mon seigneur?
HAMLET.—...de rien. Conduisez-moi vers lui. Cache-toi,
renard! et tous en chasse!32
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Un autre appartement dans le château.
LE ROI entre avec sa suite.
LE ROI.—Je l'ai envoyé quérir, et l'on cherche le
corps. Combien il est dangereux que cet homme aille en
liberté! Il ne faut pas, cependant, lui appliquer la loi
rigoureuse; il est aimé de la multitude désordonnée,
qui aime, non d'après son jugement, mais d'après ses
yeux; et là où il en est ainsi, on pèse le fléau qui frappe
l'offenseur, jamais on ne pèse l'offense. Pour que tout se
passe doucement et sans bruit, il faut que cet éloignement
soudain paraisse une décision réfléchie. Les maux
qui sont devenus désespérés veulent des remèdes désespérés
pour être guéris ou ne le sont pas du tout. (Rosencrantz
entre.) Eh bien! qu'est-il arrivé?
ROSENCRANTZ.—Où le corps est-il déposé? c'est ce que
nous ne pouvons tirer de lui, mon seigneur.
LE ROI.—Mais lui, où est-il?
ROSENCRANTZ.—À la porte, mon seigneur; on le garde
et l'on attend vos ordres.
LE ROI.—Amenez-le devant nous.
ROSENCRANTZ.—Holà! Guildenstern, faites entrer mon
seigneur.
(Hamlet et Guildenstern entrent.)
LE ROI.—Voyons, Hamlet, où est Polonius?
HAMLET.—À souper.
LE ROI.—A souper? où donc?
HAMLET.—Non pas dans un endroit où il mange, mais
dans un endroit où il est mangé: il y a un certain congrès
de vermine politique qui est en affaire avec lui en
ce moment même. Votre ver est l'empereur qui préside
seul à toute votre diète:33 nous engraissons toutes les
autres créatures pour nous engraisser; et nous nous engraissons
nous-mêmes pour les asticots. Votre roi bien
gras et votre mendiant bien maigre ne font qu'un service
différent; deux plats, mais pour la même table: c'est la
la fin de tout.
LE ROI.—Hélas! hélas!
HAMLET.—Un homme peut pêcher avec le ver qui a
mangé d'un roi, et manger le poisson qui s'est nourri de
ce ver.
LE ROI.—Que veux-tu dire par là?
HAMLET.—Rien, mais seulement vous montrer comment
un roi peut faire un voyage à travers les entrailles
d'un mendiant.
LE ROI.—Où est Polonius?
HAMLET.—Dans le ciel: envoyez-y voir. Si votre messager
ne le trouve pas là, allez vous-même le chercher à
l'autre endroit. Mais, en vérité, si vous ne le trouvez pas
d'ici à un mois, vous le flairerez en montant l'escalier de
la galerie.
LE ROI, à quelqu'un de sa suite.—Allez le chercher là.
HAMLET.—Oh! il attendra bien jusqu'à votre arrivée.
(Quelques hommes de la suite sortent.)
LE ROI.—Hamlet, pour ta propre sûreté, qui nous
occupe aussi tendrement que nous afflige ce que tu as
fait, cette action exige que tu partes d'ici avec la promptitude
de l'éclair. Ainsi prépare-toi: la barque est prête,
et le vent est favorable, tes compagnons t'attendent, et
toutes choses sont disposées pour ton voyage en Angleterre.
HAMLET.—En Angleterre?
LE ROI.—Oui, Hamlet.
HAMLET.—C'est bon.
LE ROI.—Tu dis vrai; si tu connais nos projets.
HAMLET.—Je vois un ange qui les voit. Mais allons, en
Angleterre! Adieu, mère chérie.
LE ROI.—Et ton père qui t'aime, Hamlet?
HAMLET.—Ma mère! père et mère sont mari et femme;
mari et femme ne sont qu'une même chair; et ainsi, ma
mère.....Allons, en Angleterre!
(Il sort.)
LE ROI.—Suivez-le pas à pas; attirez-le en toute hâte
à bord. Ne différez pas; je veux qu'il soit hors d'ici ce
soir. Allez, car tout ce qui touche, d'ailleurs, à cette
affaire est fait et scellé; je vous prie, hâtez-vous. (Rosencrantz
et Guildenstern sortent.) Et toi, Angleterre, si tu
tiens mon amitié pour quelque chose (comme ma grande
puissance peut te rendre ce point sensible, puisque ta
cicatrice se montre encore vive et rouge là où a passé
l'épée danoise, et puisque le libre mouvement de ta
crainte nous rend hommage), tu n'accueilleras pas froidement
notre message souverain, qui implique nettement,
par lettres instantes à cet effet, la mort immédiate
de Hamlet; entends-moi, Angleterre! car il fait rage
comme la fièvre dans mon sang, et il faut que tu me guérisses.
Jusqu'à ce que je sache que c'en est fait, quoi qu'il
m'arrive, mes joies ne recommenceront pas.
(Il sort.)
SCÈNE IV
Une plaine en Danemark.
FORTINBRAS entre à la tête de ses troupes.
FORTINBRAS.—Allez, capitaine, saluer de ma part le roi
de Danemark; dites-lui, qu'avec son agrément, Fortinbras
réclame le passage promis pour une expédition à
travers son royaume. Vous savez où est le rendez-vous.
Si Sa Majesté nous veut quelque chose, nous irons en
personne lui rendre nos devoirs; faites-le-lui savoir.
LA CAPITAINE.—Je le ferai, mon seigneur.
FORTINBRAS.—Avancez doucement.
(Fortinbras et ses troupes sortent.)
(Hamlet, Rosencrantz, Guildenstern, etc., entrent.)
HAMLET.—Mon bon monsieur, à qui sont ces forces?
LE CAPITAINE.—Ce sont des Norvégiens, monsieur.
HAMLET.—Quelle est leur destination, monsieur, je vous
prie?
LE CAPITAINE.—Ils marchent contre une partie de la
Pologne?
HAMLET.—Qui les commande, monsieur?
LE CAPITAINE.—Le neveu du vieux roi de Norvège,
Fortinbras.
HAMLET.—Marchent-ils contre le gros de la Pologne,
monsieur, ou s'agit-il de quelque frontière?
LE CAPITAINE.—À parler vrai, monsieur, et sans amplification,
nous allons conquérir un petit morceau de terre
qui n'a guère d'autre valeur que son nom. S'il en fallait
payer cinq ducats, je dis cinq! je ne voudrais pas l'affermer,
et il ne rapportera pas à la Norvège, non plus
qu'à la Pologne, un plus gros profit, quand même on le
vendrait en toute propriété.
HAMLET.—Eh bien! alors les Polonais ne voudront jamais
le défendre.
LE CAPITAINE.—Si fait, il y a déjà une garnison.
HAMLET.—Deux mille âmes et vingt mille ducats ne
suffiront pas à décider la question de ce fétu. Ceci est
comme un abcès, amassé par trop de richesse et de paix,
qui éclate au dedans et ne montre pas au dehors la
cause qui fait mourir l'homme. Je vous remercie humblement,
monsieur.
LE CAPITAINE.—Dieu vous soit en aide, monsieur!
(Le capitaine sort.)
ROSENCRANTZ.—Vous plaira-t-il d'avancer, mon seigneur?
HAMLET.—Je vous aurai rejoints dans un instant. Allez
un peu en avant. (Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
Comme toutes les circonstances témoignent contre moi
et éperonnent ma molle vengeance!... Qu'est-ce qu'un
homme pour qui le bien suprême et le seul débit de son
temps ne seraient que de dormir et de manger? un
animal, et rien de plus. Certes, celui qui nous a créés,
avec cette vaste intelligence qui regarde en avant et en
arrière, ne nous a pas donné cette capacité et cette raison
divine pour moisir en nous sans emploi. Maintenant
donc, que ce soit par un bestial oubli, ou par quelque
lâche scrupule de vouloir réfléchir trop précisément à
l'issue.... et dans ces réflexions-là, à les couper en
quatre, il n'y a qu'un quart de sagesse et toujours trois
quarts de couardise... je ne sais pourquoi je continue à
vivre pour dire: «Cela est à faire;» tandis que j'ai
motif, volonté, force et moyen de Je faire. J'en ai gros
comme la terre, d'exemples qui m'exhortent! Témoin
cette armée, d'une telle masse et d'un tel poids, conduite
par un prince délicat et frêle, dont l'âme, enflée
d'une ambition divine, fait une grimace de défi, à l'invisible
événement, et qui expose tout ce qui, en lui, est
mortel et fragile, à tout ce que peuvent oser la fortune,
la mort et le péril; et cela pour une coquille d'oeuf! A le
bien prendre, être grand, c'est ne s'émouvoir pas sans
une grande cause, mais grandement aussi tirer une
querelle d'un fétu, lorsque l'honneur est en jeu. Comment
puis-je donc rester là, moi, qui ai un père assassiné,
une mère déshonorée, tant d'excitants de ma raison
et de mon sang! et laisser tout cela dormir, tandis qu'à
ma honte je vois la mort imminente de vingt mille
hommes, qui, pour une fantaisie et une babiole de
gloire, s'en vont à leur tombeau comme à un lit, combattant
pour un coin de sol, où les joueurs trop nombreux
ne pourront engager la partie, et qui n'est même
pas une fosse et un espace suffisants pour cacher les
morts?... Oh! désormais que mes pensées soient sanglantes,
ou estimées à néant!
(Il sort.)
SCÈNE V
Elseneur.—Un appartement dans le château.
LA REINE ET HORATIO entrent.
LA REINE.—Je ne veux pas lui parler.
HORATIO.—Elle est pressante, en vérité; elle est en
délire: toutes ses façons vous feront certainement pitié.
LA REINE.—Que veut-elle?
HORATIO.—Elle parle beaucoup de son père; elle dit
qu'elle sait qu'on joue de mauvais tours dans le monde;
elle sanglote et se frappe la poitrine; elle piétine avec
colère pour un fétu; elle dit des choses équivoques, qui
n'ont de sens qu'à moitié; ses paroles ne sont rien; et
pourtant, l'informe usage qu'elle en fait pousse ceux qui
les entendent à les assembler; ils ne les perdent pas de
vue et recousent les mots selon leurs propres pensées;
de là, comme ses clignements d'yeux, et ses hochements
de tête, et ses gestes, leur viennent encore en aide,
quelqu'un pourrait croire, en vérité, qu'elle a quelque
pensée, sans rien de certain, mais d'une tournure très-fâcheuse.
LA REINE.—Il serait bon de lui parler; car elle pourrait
jeter de dangereuses conjectures dans les esprits
qui nourrissent un mauvais vouloir. Qu'on la fasse entrer.
(Horatio sort.) Pour mon âme malade,—telle est la
vraie nature du péché!—toute bagatelle semble le prologue
de quelque grand mécompte; tant nos fautes
nous remplissent de malhabile défiance! Elles se découvrent
elles-mêmes, en craignant d'être découvertes.
(Horatio rentre avec Ophélia.)
OPHÉLIA.—Où est la belle reine de Danemark?
LA REINE.—Eh bien! Ophélia?
OPHÉLIA, chantant.
Comment pourrai-je distinguer d'un autre votre
véritable ami? A son chapeau orné de coquillages,
et à son bâton, et à ses sandales34.
LA REINE.—Hélas! gentille dame, que signifie cette
chanson?
OPHÉLIA.—Que dites-vous? Remarquez bien, je vous
prie.
(Elle chante.)
Il est mort et parti, madame, il est mort et parti:
à sa tête est un tertre d'herbe verte; à ses talons
est une pierre.
Ah! ah!
LA REINE.—Oui; mais, Ophélia....
OPHÉLIA.—Je vous prie, remarquez bien.
(Elle chante.)
Son linceul, blanc comme la neige des montagnes...
(Le roi entre.)
LA REINE.—Hélas! voyez ceci, mon seigneur.
OPHÉLIA.
...est tout semé de douces fleurs, qui, tout humides
de pleurs, allèrent au tombeau, humides des
ondées du sincère amour.
LE ROI.—Comment vous trouvez-vous, ma belle demoiselle?
OPHÉLIA.—Bien. Dieu vous assiste! Ils disent que la
chouette était la fille d'un boulanger35. Seigneur, nous
savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas
ce que nous pouvons être. Que Dieu soit à votre table!
LE ROI.—Elle songe à son père.
OPHÉLIA.—Je vous en prie, ne disons pas un mot de
cela; mais si l'on vous demande ce que cela signifie,
dites ceci:
(Elle chante.)
Bonjour! c'est le jour de Saint-Valentin36; tous,
ce matin, sont levés de bonne heure, et moi, jeune
fille, je suis à votre fenêtre, pour être votre Valentine.
Il se leva et mit ses habits, et ouvrit la
porte de la chambre: il fit entrer la jeune fille,
mais jeune fille elle ne sortit plus.
LE ROI.—Ma charmante Ophélia!
OPHÉLIA.—En vérité, sans vouloir jurer, je finirai cette
chanson:
Par Gis37 et par sainte Charité! hélas! fi! quelle
honte! Ainsi font les jeunes gens quand ils peuvent
le faire. Ah! Dieu! qu'ils sont blâmables!
Avant de me chiffonner, dit-elle, vous m'aviez
promis de m'épouser....
Et il répond:
Aussi l'aurais-je fait, par l'astre que voilà, si tu
n'étais pas arrivée à mon lit.
LE ROI.—Depuis combien de temps est-elle ainsi?
OPHÉLIA.—J'espère que tout ira bien. Il faut prendre
patience...; mais je ne puis m'empêcher de pleurer, en
songeant qu'ils l'ont mis dans la froide terre. Mon frère
saura cela; et, sur ce, je vous remercie de vos bons
avis.... Allons, ma voiture. Bonsoir, mesdames; bonsoir,
mes chères dames; bonsoir, bonsoir.
(Elle sort.)
LE ROI.—Suivez-la de près; donnez-lui bonne garde,
je vous en prie. (Horatio sort.) Ah! voilà bien le poison
d'une profonde douleur, jaillissant tout entier de la
mort de son père. Et maintenant regardez, ô Gertrude,
Gertrude! quand les chagrins arrivent, ils ne viennent
pas un à un comme des éclaireurs, mais par bataillons.
D'abord son père tué, puis votre fils parti—votre fils,
très-violent auteur de son propre et juste exil—le
peuple, fange troublée, épaisse, exhalant de pernicieuses
pensées, et murmurant au sujet de la mort du bon
Polonius; car nous n'avons pas mûrement agi en le
faisant enterrer en tapinois; puis la pauvre Ophélia
enlevée à elle-même et à cette noble raison sans laquelle
nous ne sommes que des simulacres humains ou de
vraies brutes; enfin, et cela est aussi important que
tout le reste, son frère, revenu secrètement de France, se
repaît de ses cruelles surprises, s'enveloppe de nuages,
et ne manque pas de mouches bourdonnantes qui infestent
ses oreilles de discours empoisonnés sur la mort
de son père; et, dans ces discours, les exigences d'un
sujet trop pauvre ne leur laisseront nul scrupule de
nous accuser en personne, d'oreille en oreille. O ma
chère Gertrude, tout ceci, comme un canon à mitraille,
me frappe à bien des places et me donne à la fois trop
de morts!
(Bruit derrière le théâtre.)
LA REINE.—Hélas! quel bruit est ceci?
(Un gentilhomme entre.)
LE ROI.—Holà! où sont mes Suisses? qu'ils gardent la
porte.... De quoi s'agit-il?
LE GENTILHOMME.—Sauvez-vous, mon seigneur.
L'Océan, franchissant ses barrières, ne dévore pas les
plages avec une plus impétueuse hâte que le jeune
Laërtes, à la tête de la sédition, ne renverse vos officiers!
La cohue l'appelle son seigneur; et, comme si le
monde n'en était qu'à commencer aujourd'hui, l'antiquité
est mise en oubli, la coutume est méconnue, elles
par qui sont ratifiés et soutenus tous les titres. Ils
crient: «Choisissons nous-mêmes! Laërtes sera roi!»
Et les bonnets, et les mains, et les langues applaudissent,
jusqu'aux nues à ce cri: «Laërtes sera notre roi!
Laërtes roi!»
LA REINE.—Avec quelle joie ils s'en vont aboyant sur
cette fausse piste! Ah! vous êtes en défaut, mauvais
chiens danois!
(Bruit derrière le théâtre.)
LE ROI.—Les portes sont brisées.
(Laërtes armé entre; il est suivi d'une foule de peuple.)
LAERTES.—Où est ce roi?... Messieurs, restez tous en
dehors.
LE PEUPLE.—Non, entrons.
LAERTES.—Je vous en prie, laissez-moi faire.
LE PEUPLE.—Oui, oui!
(Ils se retirent hors de la porte.)
LAERTES.—Je vous remercie,... gardez la porte....
O toi, roi infâme, rends-moi mon père!
LA REINE.—Calmez-vous, brave Laërtes.
LAERTES.—Une seule goutte de mon sang, si elle est
calme, me proclame bâtard, crie à mon père: «cocu!»
et brûle, ici même, du nom de fille de joie, le front
chaste et immaculé de ma loyale mère.
LE ROI.—Quelle est la cause, Laërtes, qui fait prendre
à ta rébellion ces airs gigantesques?... Laissez-le aller,
Gertrude; ne craignez pas pour notre personne; il y a
une magie divine qui entoure les rois d'une telle haie,
que la trahison peut à peine regarder à la dérobée ce
qu'elle voudrait et met en action peu de sa volonté!...
Dis-moi, Laërtes, pourquoi tu es à ce point enflammé....
Laissez-le aller, Gertrude... Parle, ô homme!
LAERTES.—Où est mon père?
LE ROI.—Mort.
LA REINE.—Mais non par la faute du roi.
LE ROI.—Laissez-le questionner à sa suffisance.
LAERTES.—Et comment s'est-il fait qu'il soit mort? Je
ne veux pas qu'on jongle avec moi. Aux enfers la fidélité!
et les serments au plus noir des diables! au fond
de l'abîme la conscience et le salut! Je brave la damnation.
Je m'en tiens à ce point: mettre en oubli ce monde
et l'autre, et advienne que pourra! Seulement, j'aurai
pleine vengeance pour mon père.
LE ROI.—Qui pourra vous arrêter?
LAERTES.—Ma volonté, non celle de l'univers entier;
et pour ce qui est de mes ressources, je les ménagerai
si bien qu'avec peu elles iront loin.
LE ROI.—Brave Laërtes, si vous désirez connaître la
vérité certaine sur la mort de votre cher père, avez-vous
écrit dans votre projet de vengeance que, d'un seul coup
de rafle, vous emporterez à la fois ses amis et ses ennemis,
les coupables et les innocents?
LAERTES.—Non, ses ennemis seuls.
LE ROI.—Alors, voulez-vous les connaître?
LAERTES.—Quant à ses bons amis, voici comment je
leur ouvrirai mes bras, tout larges; et semblable au
tendre pélican qui donne sa vie, je les nourrirai de mon
sang.
LE ROI.—Eh bien! maintenant vous parlez comme un
bon fils et un loyal gentilhomme. Que je ne suis pas
coupable de la mort de votre père, et que j'en ai le
plus sensible chagrin, c'est ce qui pénétrera dans votre
propre raison, aussi droit que le jour pénètre dans vos
yeux.
LE PEUPLE, derrière le théâtre.—Laissez-la entrer.
LAERTES.—Qu'est-ce donc? quel est ce bruit? (Ophélia
entre, bizarrement ajustée avec des fleurs et des brins de
paille.) O chaleur, dessèche mon cerveau! ô larmes sept
fois salées, consumez en mes yeux tout don de sentir et
d'agir! Par le ciel, ta folie sera si bien payée à son poids
que ce sera notre plateau qui fera tourner le fléau de la
balance! O rose de mai, chère fille, bonne soeur, douce
Ophélia! O ciel, est-il possible que la raison d'une jeune
fille soit aussi mortelle que la vie d'un vieillard? La nature
s'affine dans l'amour; et, ainsi affinée, elle envoie,
en témoignage d'elle-même, vers l'objet tant aimé, quelque
chose de sa précieuse essence.
OPHÉLIA.—(Elle chante.)
Ils l'ont porté le visage nu dans la bière, tra, la,
la, la! tra, la, la, la! et sur son tombeau vinrent
pleuvoir bien des larmes...
Bonsoir, mon tourtereau.
LAERTES.—Tu aurais ta raison, et tu m'exciterais à la
vengeance, que cela ne pourrait pas m'émouvoir autant.
OPHÉLIA.—Il faut que vous chantiez:
A bas! à bas! jetez-le donc à bas!
Comme la ritournelle va bien là38! C'est ce traître
d'intendant, qui avait ravi la fille de son maître.
LAERTES.—Ces non-sens sont plus que du bon sens.
OPHÉLIA, à Laërtes.—Voilà du romarin39; c'est pour
le souvenir. Je vous en prie, amour, souvenez-vous. Et
voici des pensées; c'est pour vous faire penser.
LAERTES.—Il y a un enseignement dans sa folie: les
pensées et le souvenir assemblés.
OPHÉLIA, au roi.—.Voilà du fenouil pour vous40, et des
ancolies.—(A la reine.) Voilà de la rue pour vous41, et il
y en a encore pour moi; nous pourrons, les dimanches,
la nommer herbe de grâce; vous pouvez porter votre
bouquet de rue avec une différence. Voila aussi une
marguerite42; je vous donnerais bien des violettes, mais
elles se fanèrent toutes quand mon père mourut43.....
Ils disent qu'il a fait une bonne fin;
Car ce cher bon Robin, il fait toute ma joie....
LAERTES.—Mélancolie et abattement, désespoir, enfer
même, tout en elle tourne en charme et en grâce.
OPHÉLIA.—(Elle chante.)
Et ne reviendra-t-il pas? et ne reviendra-t-il pas?
Non, non, il est mort! Va à ton lit de mort! Il ne
reviendra jamais. Sa barbe était blanche comme
la neige, sa tête toute blonde comme le lin; il est
parti, il est parti, et nous gémissons en vain. Dieu
fasse miséricorde à son âme!...
Et à toutes les âmes chrétiennes!... Je prie Dieu... Dieu
soit avec vous!
(Elle sort.)
LAERTES.—Voyez-vous ceci, ô Dieu!
LE ROI.—Laërtes, je dois converser avec votre douleur,
ou vous me refuseriez un droit qui m'appartient. Retirons-nous
seulement. Faites choix de qui vous voudrez
parmi vos plus sages amis; ils entendront et jugeront
entre vous et moi. Si, par action directe ou collatérale,
ils nous trouvent compromis, nous vous livrons notre
royaume, notre couronne, notre vie et tout ce que nous
disons nôtre, pour vous faire satisfaction. Mais, s'il n'en
est rien, résignez-vous à nous prêter votre patience, et
nous travaillerons en commun avec votre âme pour lui
donner les contentements qui lui sont dus.
LAERTES.—Qu'il en soit donc ainsi. Le genre de sa
mort, son obscur enterrement, point de trophée, ni
d'épée, ni d'écusson sur son cercueil, point de rite nobiliaire,
ni d'appareil officiel, tout cela me crie, comme
une voix qui se ferait entendre de ciel en terre, que je
dois en demander compte.
LE ROI.—Ainsi ferez-vous; et là où est le crime, que la
grande hache y tombe! Je vous prie, venez avec moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Un autre appartement dans le château.
HORATIO ET UN SERVITEUR entrent.
HORATIO.—Qui sont les gens qui veulent me parler?
UN SERVITEUR.—Des matelots, monsieur; ils disent
qu'ils ont des lettres pour vous.
HORATIO.—Fais-les entrer. (Le serviteur sort.) J'ignore
de quelle partie du monde je puis recevoir un message,
si ce n'est du seigneur Hamlet.
(Les matelots entrent.)
PREMIER MATELOT.—Dieu vous bénisse, monsieur!
HORATIO.—Qu'il te bénisse aussi!
PREMIER MATELOT.—Ainsi fera-t-il, monsieur, si tel est
son bon plaisir. Voici une lettre pour vous, monsieur,—elle
vient de l'ambassadeur qui s'était embarqué pour
l'Angleterre,—si votre nom est Horatio, comme je me le
suis laissé dire.
HORATIO, lisant.—«Horatio, quand tu auras lu ceci,
donne à ces gens-là quelque moyen d'arriver jusqu'au
roi; ils ont des lettres pour lui. Nous n'avions pas vieilli
de deux jours en mer, lorsqu'un pirate, très-bien équipé
en guerre, nous a donné la chasse. Nous trouvant
trop faibles de voiles, nous avons eu recours à un
courage forcé. Les grappins jetés, j'ai monté à l'abordage.
Au même instant ils se sont dégagés de notre
vaisseau; ainsi je suis demeuré seul leur prisonnier.
Ils en ont usé avec moi en brigands pleins de miséricorde;
mais ils savaient bien ce qu'ils faisaient: je
suis en passe de leur donner du retour. Que le roi ait
les lettres que je lui envoie; et toi, viens me rejoindre
avec autant de hâte que si tu fuyais la mort. J'ai à te
dire à l'oreille des paroles qui te rendront muet;
encore seront-elles bien trop légères pour le calibre
de cette affaire. Ces braves gens t'amèneront là où je
suis. Rosencrantz et Guildenstern continuent leur
route vers l'Angleterre; j'ai beaucoup à te dire sur
eux. Adieu.
«Celui que tu sais à toi,
«HAMLET.»
Venez, je vous donnerai le moyen de remettre vos
lettres: faites au plus vite, afin que vous puissiez me
conduire vers celui qui vous en avait chargés.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Un autre appartement dans le château.
LE ROI ET LAERTES entrent.
LE ROI.—Maintenant votre conscience doit sceller mon
acquittement, et vous devez me donner place dans votre
coeur comme à un ami; car vous avez entendu,—et d'une
oreille qui sait ce qu'elle entend,—comment celui qui a
tué votre noble père en voulait à ma vie.
LAERTES.—Oui, cela apparaît bien. Mais, dites-moi
pourquoi vous n'avez pas fait procéder contre des actes
si criminels et d'une si mortelle nature, comme votre
sûreté, votre grandeur, votre sagesse, tout enfin vous
y poussait puissamment.
LE ROI.—Oh! pour deux raisons spéciales qui vous sembleront
peut-être avoir bien peu de nerf, et qui cependant
sont fortes pour moi. La reine, sa mère, ne vit presque
que par ses yeux; et, quant à moi (qu'elle soit mon
salut ou mon fléau, n'importe!), elle est si intimement
unie à ma vie et à mon âme, que, comme l'étoile ne peut
se mouvoir hors de sa sphère, moi, je ne vais que par
elle. L'autre motif qui ne me permettrait pas de pousser
jusqu'à une enquête publique, c'est le grand amour que
la masse du peuple lui porte. Toutes ses fautes disparaîtraient
plongées dans leur affection qui, semblable à cette
source où le bois tourne à la pierre, changerait ses
chaînes en faveurs; de sorte que mes flèches, faites d'un
bois trop léger pour un vent si fort, seraient revenues
à mon arc au lieu d'aller à mon but.
LAERTES.—Ainsi j'ai perdu un noble père! ainsi ma
soeur a été jetée dans un état désespéré! elle, dont le
mérite (s'il est permis à la louange de retourner en arrière),
droit et ferme sur le plus haut faîte, mettait tout
notre siècle au défi d'égaler ses perfections! Mais ma
vengeance viendra!
LE ROI.—Ne rompez point pour cela vos sommeils. Il
ne faut pas nous croire faits d'une assez plate et molle
matière pour souffrir que le danger vienne nous secouer
par la barbe, et pour regarder cela comme un passe-temps.
Vous en saurez bientôt davantage. J'aimais votre
père, nous nous aimons nous-mêmes, et cela vous apprendra,
j'espère, à concevoir que... (Un messager entre.)
Mais qu'est-ce donc? quelles nouvelles?
LE MESSAGER.—Des lettres, mon seigneur, de la part de
Hamlet; celle-ci pour Votre Majesté, celle-là pour la reine.
LE ROI.—De Hamlet? qui les a apportées?
LE MESSAGER.—Des matelots, à ce qu'on dit, mon seigneur;
je ne les ai pas vus: elles m'ont été remises par
Claudio; il les avait reçues de celui qui les avait apportées.
LE ROI.—Laërtes, vous allez les entendre. Laissez-nous.
(Le messager sort.)
Le roi lit:
«Haut et puissant seigneur,
Vous saurez que j'ai été débarqué nu en votre
royaume. Demain je demanderai la permission d'être
admis en votre royale présence, et alors, après avoir
imploré votre pardon pour tout ceci, je vous raconterai
les circonstances de mon si soudain et encore
plus étrange retour.
HAMLET.»
Que signifie ceci? Est-ce que tous les autres sont aussi
de retour? ou bien est-ce quelque tromperie, et n'y a-t-il
rien de vrai?
LAERTES.—Reconnaissez-vous la main?
LE ROI.—C'est l'écriture de Hamlet. Nu! et, dans ce
post-scriptum, il ajoute: seul. Pouvez-vous me conseiller?
LAERTES.—Je m'y perds, mon seigneur; mais laissez-le
venir. Tout ce que mon coeur a de malade se réchauffe
quand je pense que je vivrai assez pour lui dire à ses
dents: voilà ce que tu as fait!
LE ROI.—S'il en est ainsi, Laërtes... et comment cela
pourrait-il être ainsi?... mais comment cela serait-il
autrement?... voulez-vous vous laisser gouverner par
moi?
LAERTES.—Oui, mon seigneur, pourvu que vous ne
vouliez pas me tyranniser jusqu'à me faire faire la paix.
LE ROI.—Non. La paix avec toi-même seulement. S'il
est vrai que Hamlet soit déjà revenu, et, rebuté de son voyage,
s'il a dessein de ne point l'entreprendre à nouveau,
je l'engagerai dans une aventure, maintenant
mûrie dans ma pensée, et où il ne pourra si bien faire
qu'il n'y succombe; sa mort ne soulèvera aucun souffle
de blâme, mais sa mère elle-même innocentera l'affaire
et l'appellera un accident.
LAERTES.—Mon seigneur, je me laisserai gouverner, et
plus volontiers encore, si vous pouvez arranger vos plans
de telle manière que j'en sois moi-même l'instrument.
LE ROI.—-Cela tombe bien. On a beaucoup parlé de
vous depuis votre voyage, et cela en présence de
Hamlet, à cause d'un talent où vous brillez, dit-on; l'ensemble
de vos mérites n'a pas tiré de lui autant d'envie
que celui-là seul; et celui-là, pourtant, à mes yeux, est
de l'ordre le moins élevé.
LAERTES.—Quel mérite est-ce donc, mon seigneur?
LE ROI.—Un simple ruban sur la toque de la jeunesse;
utile cependant, car la jeunesse n'est pas moins bienséante,
avec la livrée légère et libre dont elle se revêt,
que l'âge mûr sous son deuil et ses fourrures, convenables
à la santé et à la gravité.... Ici se trouvait, il y a
deux mois, un gentilhomme de Normandie; j'ai vu moi-même
les Français, et j'ai servi contre eux; ils montent
bien à cheval; mais ce galant cavalier va en ce genre
jusqu'à la sorcellerie; il prenait racine en selle et obtenait
de son cheval des exercices aussi merveilleux que
s'il eût fait corps et double créature avec ce brave animal.
Vraiment, il surpassait de si loin toutes mes idées,
que j'avais beau imaginer des passes et des voltiges, je
demeurais au-dessous de ce qu'il faisait.
LAERTES.—C'était un Normand?
LE ROI.—Un Normand.
LAERTES—Sur ma vie, c'est Lamord!
LE ROI.—Lui-même.
LAERTES.—Je le connais bien; il est, en vérité, l'ornement
et la perle de toute sa nation.
LE ROI.—Il a rendu témoignage de vous, et vous donnait
rang de passé maître, pour votre science et votre pratique
de l'escrime, et tout singulièrement pour votre
faconde manier la rapière. Il s'écriait que ce serait un
vrai spectacle à voir, si quelqu'un pouvait vous faire
votre partie; il jurait que les escrimeurs de sa nation
n'avaient ni botte, ni parade, ni coup d'oeil, lorsque vous
leur teniez tête. Un tel éloge dans sa bouche, monsieur,
empoisonna Hamlet d'une telle jalousie qu'il ne faisait
plus autre chose que de souhaiter et demander votre
soudain retour, pour faire assaut avec vous. D'après
cm donc......
LAERTES.—Eh bien! d'après cela, mon seigneur?
LE ROI.—Laërtes, votre père vous était-il cher? ou
n'êtes-vous pour ainsi dire que le portrait d'un chagrin,
un visage qui n'a point de coeur?
LAERTES.—Pourquoi me demandez-vous cela?
LE ROI.—Ce n'est pas que je pense que vous n'ayez
pas aimé votre père. Mais ce que je sais, c'est que le
temps fait naître l'amour; et ce que je vois, dans les
épreuves où l'amour passe, c'est que le temps en modifie
l'éclat et l'ardeur. Il y a, au centre même de la flamme
de l'amour, une sorte de mèche ou de lumignon qui
finit par l'étouffer. Rien ne reste fixe en la même excellence,
car l'excellence arrive à la surabondance et meurt
de son propre excès. Ce que nous voulons faire, nous
devrions le faire quand nous le voulons; car ce «nous
le voulons» vient à changer et souffre autant de défaillances
et de délais qu'il y a autour de nous de langues,
et de mains, et d'accidents; et ce n'est plus alors qu'un
«nous devrions», semblable au soupir d'un mauvais
sujet, et pernicieux parce qu'il soulage.44 Mais droit dans
le vif de la plaie! Hamlet revient; que sauriez-vous entreprendre
pour montrer, en fait plutôt que par des paroles,
que vous êtes fils de votre père?
LAERTES.—Je lui couperais la gorge dans l'église
même.
LE ROI.—Aucun lieu, à vrai dire, ne devrait être un
sanctuaire pour le meurtre. La vengeance ne devrait
pas avoir de bornes. Mais, brave Laërtes, voulez-vous
faire ceci? Tenez-vous enfermé dans votre chambre.
Hamlet revenu apprendra que vous êtes aussi de retour;
nous mettrons en avant des gens qui vanteront votre
talent et donneront un nouveau lustre à la réputation
que ce Français vous a faite; nous vous amènerons
l'un en face de l'autre, et il y aura des paris établis sur
vos têtes. Lui qui est distrait, fort généreux, innocent de
tout artifice, il n'examinera pas les fleurets. De sorte
que vous pourrez sans peine, ou avec un peu de ruse,
choisir une épée non émoussée, et, par un coup de
secrète adresse, lui payer tout pour votre père.
LAERTES.—C'est ce que je ferai; et, dans ce dessein,
je veux oindre mon épée. J'ai acheté d'un charlatan un
onguent si meurtrier, que vous avez seulement à y
plonger votre couteau, et s'il vient ensuite à tirer une
goutte de sang, il n'est au monde cataplasme si rare,
fût-il composé de tous les simples qui ont le plus de
vertu sous les rayons de la lune, qui puisse sauver de la
mort un être que vous auriez seulement égratigné. Ma
pointe sera touchée de cette peste, afin que, si je pique
légèrement, ce soit la mort.
LE ROI.—Pensons encore çà ceci, pesons bien quels
agencements de temps et de moyens peuvent convenir
à notre plan. Si ceci échouait, si une exécution
manquée devait laisser voir notre dessein, il vaudrait
mieux ne l'avoir point essayé. Notre projet doit donc
avoir une arrière-garde, un second qui tienne encore,
si celui-ci se brise à l'épreuve. Doucement... voyons
un peu... nous ferons un pari solennel sur le savoir-faire
de chacun de vous...... j'y suis.....Lorsque, par
votre assaut, vous serez échauffés et altérés (poussez
les bottes plus violemment pour qu'il en soit ainsi), et
lorsqu'il demandera à boire, je lui aurai préparé une
coupe à cet effet; et si, par hasard, il a échappé à votre
fer empoisonné, qu'il la goûte seulement, nos efforts
pourront s'en tenir là! Mais arrêtez; quel est ce bruit?
(La reine entre.) Qu'est-ce donc, ma chère reine?
LA REINE.—Toujours, sur les talons d'un malheur,
marche un autre malheur, tant ils se suivent de près!...
Votre soeur est noyée, Laërtes.
LAERTES.—Noyée! Oh! où donc?
LA REINE,—Il y a, au bord du ruisseau, un saule qui
réfléchit son feuillage blanchâtre dans le miroir du courant;
elle était là, faisant de fantasques guirlandes de
renoncules, d'orties, de marguerites, et de ces longues
fleurs pourpres que nos bergers licencieux nomment
d'un nom plus grossier, mais que nos chastes vierges
appellent des doigts de morts. Et là, comme elle grimpait
pour attacher aux rameaux pendants sa couronne
d'herbes sauvages, une branche ennemie se rompit;
alors ses humbles trophées, et elle-même avec eux, tombèrent
dans le ruisseau qui pleurait. Ses vêtements s'enflent
et s'étalent; telle qu'une fée des eaux, ils la soutiennent
un moment à la surface; pendant ce temps
elle chantait, des lambeaux de vieilles ballades, comme
désintéressée de sa propre détresse, ou comme une créature
née et douée pour cet élément. Mais cela ne pouvait
durer longtemps; si bien qu'enfin, la pauvre malheureuse!
ses vêtements, lourds de l'eau qu'ils buvaient,
l'ont entraînée de ses douces chansons à une fangeuse
mort.
LAERTES.—Hélas! elle est donc noyée!
LA REINE.—Noyée! noyée!
LAERTES.—Tu n'as déjà que trop d'eau, pauvre Ophélia;
aussi je retiens mes larmes. Mais non; c'est notre
train courant, la nature conserve ses coutumes, la honte
a beau dire ce qui lui plait. Que ces larmes partent, et
c'en est fait de la femme en moi...45 Adieu, mon seigneur!
Je me sens des paroles de flamme qui éclateraient volontiers,
n'était que cette folie les noie.
(Il sort.)
LE ROI.—Suivons-le, Gertrude. Combien j'ai eu à faire
pour calmer sa rage! maintenant je crains que ceci ne
lui donne un nouvel élan. Ainsi donc, suivons-le.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Un cimetière.
DEUX PAYSANS entrent avec leurs bêches, etc.
PREMIER PAYSAN.—Doit-elle être enterrée en terre
chrétienne, celle qui volontairement est allée chercher
son salut?
SECOND PAYSAN.—Je te dis que oui; creuse donc sa fosse
tout de suite. Le coroner a tenu séance sur elle et a
conclu à la sépulture chrétienne.
PREMIER PAYSAN.—Comment cela se peut-il, à moins
qu'elle ne se soit noyée en un cas de légitime défense?
SECOND PAYSAN.—Eh bien! c'est ce qu'on a reconnu.
PREMIER PAYSAN.—Non, cela doit être un cas de personnelle
offense; cela ne peut être autrement. Car voici
où gît la question: si je me noie volontairement, cela
constitue un acte; or un acte se divise en trois branches,
qui sont: agir, faire et accomplir. Ergo, elle s'est
noyée volontairement.
SECOND PAYSAN.—Bien! mais écoutez-moi, bonhomme
de fossoyeur.
PREMIER PAYSAN.—Permettez. Ici passe l'eau; bien. Là
se tient l'homme; bien. Si l'homme va à l'eau et se
noie,—qu'il le veuille ou non,—c'est parce qu'il y va
qu'il se noie; remarquez bien ceci. Mais si l'eau vient à
lui et le noie, il ne se noie point lui-même: ergo, celui
qui n'est point coupable de sa propre mort n'a point
abrégé sa propre vie.46
SECOND PAYSAN.—Mais est-ce la loi?
PREMIER PAYSAN.—Oui, pardieu! c'est la loi, la loi touchant
l'enquête du coroner.
SECOND PAYSAN.—Voulez-vous savoir la vérité là-dessus?
Si ce n'avait point été une demoiselle noble, elle
aurait été enterrée en dehors de la terre sainte.
PREMIER PAYSAN.—Pour çà, c'est bien parlé; et de plus
c'est une pitié que les grands personnages, en ce monde,
soient en passe de se noyer et de se pendre plus que
leurs frères en Jésus-Christ. Allons, ma bêche; il n'y a
point de plus anciens gentilshommes que les jardiniers,
les terrassiers et les fossoyeurs: ils continuent la profession
d'Adam.
SECOND PAYSAN.—Était-il gentilhomme?
PREMIER PAYSAN.—Il est le premier qui ait jamais porté
de sable et de vair.
SECOND PAYSAN.—Bah! il n'avait aucun blason.
PREMIER PAYSAN.—Quoi? es-tu donc un païen? comment
entends-tu l'Écriture? L'Écriture dit: «Adam cultiva;»
et comment aurait-il cultivé sans porter du sable
et du vert47? Mais je te proposerai une autre question; si
tu ne me réponds point juste, confesse-toi...
SECOND PAYSAN.—Va!
PREMIER PAYSAN.—Quel est celui qui bâtit plus solidement
que le maçon, le charpentier et l'ouvrier de marine?
SECOND PAYSAN.—Le faiseur de potences; car sa bâtisse
survit à mille de ceux qui viennent s'y loger.
PREMIER PAYSAN.—Par ma foi, j'aime ta répartie: la
potence fait bien là. Mais comment fait-elle bien? Elle
fait bien pour ceux qui font mal. Et toi, tu fais mal de dire
qu'une potence est bâtie plus solidement qu'une église.
Ergo, la potence ferait bien pour toi. Recommence,
allons.
SECOND PAYSAN.—Qui est-ce qui bâtit plus solidement
que le maçon, et l'ouvrier de marine, et le charpentier?
PREMIER PAYSAN.—Oui, dis-moi cela et dételle ensuite.
SECOND PAYSAN.—Pardieu, oui, maintenant je peux le
dire.
PREMIER PAYSAN.—Allons!
SECOND PAYSAN.—Par la sainte messe! je ne puis point
le dire.
(Hamlet et Horatio entrent et restent à quelque distance.)
PREMIER PAYSAN.—Ne te romps point la cervelle davantage
à propos de cela, car ton fainéant d'âne ne corrigera
point son allure pour avoir été battu; et quand on
te posera cette question une autre fois, réponds: le fossoyeur.
Les maisons qu'il fait durent jusqu'au jugement
dernier. Allons, va-t'en chez Vaughan, et apporte-moi un
pot de liqueur.
(Le second paysan sort. Le premier paysan se met à
bêcher en chantant.)
Dans ma jeunesse, quand j'aimais, quand j'aimais,
il me semblait que c'était très-doux, pour abréger...
hop!... le temps. Quant à... holà!... mes convenances...
hop!... il me semblait que rien ne m'allait
plus48.
HAMLET.—Est-ce que ce gaillard-là n'a aucun sentiment
de son métier? Il chante en creusant un tombeau!
HORATIO.—L'habitude a engendré en lui une faculté
d'insouciance.
HAMLET.—C'est cela même; la main qui fait peu de
service a le tact plus délicat.
PREMIER PAYSAN.—Mais l'âge, à pas furtifs, est venu me déchirer de
sa griffe et m'a fait échouer en terre comme si je
n'avais jamais été.
(Il ramasse un crâne et le jette.)
HAMLET.—Ce crâne avait une langue autrefois et pouvait
chanter. Comme ce maraud le fait rouler par terre!
Ferait-il autrement si c'était la mâchoire de Caïn, qui
commit le premier meurtre?... C'est peut-être la caboche
d'un politique que cet âne-là traite maintenant du haut
en bas... quelqu'un qui aurait circonvenu Dieu lui-même.....
n'est-ce pas bien possible?
HORATIO.—C'est bien possible, mon seigneur.
HAMLET.—Ou d'un courtisan, qui savait dire: «Bonjour,
mon gracieux seigneur; comment te portes-tu,
mon excellent seigneur?» C'est peut-être monseigneur
un tel, qui vantait le cheval de monseigneur un tel,
quand il avait dessein de le lui demander49. N'est-ce pas
bien possible?
HORATIO.—Oui, mon seigneur.
HAMLET.—N'est-ce pas? c'est cela même. Et maintenant
le voilà marié à milady Vermine, décharné, et bien
cogné à la mâchoire par la bêche d'un sacristain. Il y a
là une belle révolution, si seulement nous avions le bon
esprit d'y regarder! Ces os ont-ils coûté si peu à fabriquer
qu'ils doivent servir à jouer aux quilles? Les
miens me font mal quand je songe à cela.
PREMIER PAYSAN.—Une pioche et une bêche, et une bêche, et un drap
pour se couvrir... holà!... et un trou d'argile à
faire... cela convient à un tel hôte.
(Il jette encore un crâne.)
HAMLET.—En voici un autre; pourquoi ne serait-ce pas
le crâne d'un légiste? Où sont ses équivoques maintenant,
ses distinguo, ses points de fait, ses points de droit
et tous ses tours? Pourquoi souffre-t-il que ce maraud
brutal lui cogne maintenant la tête avec une pelle crottée?
Et pourquoi ne lui intente-t-il pas son action pour
coups, sévices et injures graves? Hum! ce monsieur-là
était peut-être en son temps un grand acheteur de terres,
avec ses hypothèques, ses reconnaissances, ses redevances,
ses doubles garanties, ses recouvrements! Est-ce
donc là la redevance finale de toutes ses fines redevances,
et le recouvrement de tous ses recouvrements,
que d'avoir sa fine caboche pleine de fine boue? Est-ce
que ses garanties, les doubles comme les simples, ne lui
garantiront de tous ses achats rien de plus qu'un espace
long et large comme deux rôles d'écritures? A eux seuls,
les titres de transmission de ses propriétés tiendraient
difficilement dans cette boîte; et faut-il donc que le
propriétaire lui-même n'en ait pas davantage? Hein?
HORATIO.—Pas un pouce de plus.
HAMLET.—Le parchemin n'est-il pas fait de peau de
mouton?
HORATIO,—Oui, mon seigneur; et aussi de peau de
veau.
HAMLET.—Ceux-là sont des veaux et des moutons qui
cherchent là leur assurance... Je veux parler à ce camarade.
Dites-moi, l'homme! de qui est-ce la fosse?
PREMIER PAYSAN.—C'est la mienne, monsieur.
Holà!... Et un trou d'argile à faire... cela convient
à un tel hôte.
HAMLET.—En vérité, oui, je crois qu'elle est à toi, car
tu y fais des tiennes, en voulant me mettre dedans.
PREMIER PAYSAN.—Là-dessus, monsieur, c'est bien plutôt
vous qui voulez me mettre dedans; mais vous n'y
êtes point, et ça prouve bien qu'elle n'est point à vous.
Quant à vous mettre dedans, pour ma part, je n'y travaille
point. Et pourtant, c'est ma fosse.
HAMLET.—Si fait, tu travailles à me mettre dedans,
puisque tu y travailles, à cette fosse, et puisque tu dis
qu'elle est à toi; tu sais bien qu'elle est faite pour tenir
le mort, et non pour saisir le vif. Voilà comment tu veux
me mettre dedans.
PREMIER PAYSAN.—Ce qui est vif, monsieur, c'est de
vouloir me mettre dedans. Mais ces vivacités-là pourront
bien rebrousser chemin de vous à moi50.
HAMLET.—Pour quel homme est-ce que tu la creuses?
PREMIER PAYSAN.—Ce n'est point pour un homme, monsieur.
HAMLET.—Pour quelle femme donc?
PREMIER PAYSAN.—Ni pour une femme non plus.
HAMLET.—Qui donc doit être enterré là?
PREMIER PAYSAN.—Quelqu'un qui fut une femme, monsieur;
mais paix soit à son âme! elle est morte.
HAMLET.—Comme ce drôle-là est rigoureux! Il faut
lui parler selon les règles, ou les équivoques nous mettront
à mal. Par le seigneur Dieu, Horatio, depuis trois
ans je remarque ceci: notre siècle est devenu si pointilleux,
que le paysan, du bout de son pied, serre d'assez
près les talons du courtisan pour lui écorcher ses engelures....
Depuis combien de temps es-tu fossoyeur?
PREMIER PAYSAN.—De tous les jours de l'année je pris,
pour commencer le métier, celui où notre feu roi Hamlet
battit Fortinbras.
HAMLET.—Combien y a-t-il de cela?
PREMIER PAYSAN.—Ne sauriez-vous point le dire? Il n'est
si nigaud qui ne le sache. C'est le jour même où naquit
le jeune Hamlet, celui qui est fou, et qu'on a envoyé en
Angleterre.
HAMLET.—Ah! vraiment? et pourquoi l'a-t-on envoyé
en Angleterre?
PREMIER PAYSAN.—Mais, parce qu'il était fou. Il retrouvera
l'esprit là-bas. Ou bien, s'il ne l'y retrouve point,
ce ne sera que petit dommage dans ce pays-là.
HAMLET.—Pourquoi?
PREMIER PAYSAN.—Cela ne se verra aucunement en lui:
les hommes, là-bas, sont tous aussi fous que lui.
HAMLET.—Comment est-il devenu fou?
PREMIER PAYSAN.—Fort étrangement, dit-on.
HAMLET.—Étrangement? et comment?
PREMIER, PAYSAN—C'est, par ma foi, en perdant l'esprit.
HAMLET.—Et sur quel point?
PREMIER PAYSAN.—Sur un point de ce territoire, en Danemark.
Moi, j'y suis sacristain depuis trente ans, tant
jeune que vieux.
HAMLET.—Combien de temps un homme reste-t-il en
terre avant de pourrir?
PREMIER PAYSAN.—Ma foi! s'il n'est pas pourri avant
de mourir (comme nous en voyons parle temps qui court,
et beaucoup! de ces cadavres véroles qui peuvent à peine
supporter l'enterrement), il vous durera quelque huit
ans... ou neuf ans...; un tanneur vous durera neuf ans.
HAMLET.—Pourquoi lui plus qu'un autre?
PREMIER PAYSAN.—Ah! voilà, monsieur! Son cuir est si
bien tanné par le fait de son métier, qu'il peut tenir
contre l'eau pendant longtemps; et c'est l'eau qui vous
est un rude démolisseur de tous vos corps morts de fils
de catins!—Tenez, voici un crâne qui vous est resté
déjà en terre vingt-trois ans.
HAMLET.—De qui était-ce le crâne?
PREMIER PAYSAN.—Ah! le fils de catin, quel triple fou
c'était! Qui pensez-vous que ce fût?
HAMLET.—En vérité, je n'en sais rien!
PREMIER PAYSAN.—La peste soit de lui, ce gredin de
fou! il me versa une fois sur la tête un flacon de vin du
Rhin. Ce même crâne-là, monsieur! ce même crâne-là,
monsieur, était le crâne d'Yorick, le bouffon du roi.
HAMLET.—Celui-là?
PREMIER PAYSAN.—Oui-da, cette chose-là.
HAMLET.—Laisse-moi voir. (Il prend le crâne.) Hélas!
pauvre Yorick.... Je l'ai connu, Horatio, c'était un garçon
d'une verve infinie, d'une fantaisie tout à fait rare.
Il m'a porté sur son dos un millier de fois; et maintenant,
comme mon imagination y répugne! Cela me soulève le
coeur. Là étaient attachées ces lèvres que j'ai baisées je
ne sais combien de fois! Où sont vos moqueries, maintenant?
vos folâtreries? vos chansons? vos éclats de gaieté
qui avaient coutume de faire tonner les rires de toute la
table? Et rien de tout cela, maintenant, rien pour vous
moquer de votre propre grimace? quoi! bouche béante,
décidément? Allez-vous-en maintenant dans la chambre
de Madame, et dites à Sa Seigneurie qu'elle aura beau se
peindre jusqu'à en avoir un pouce d'épaisseur, voilà la
figure à laquelle il faudra qu'elle en vienne! Faites-la
rire à ce propos.51—Je te prie, Horatio, dis-moi une chose.
HORATIO.—Qu'est-ce, mon seigneur?
HAMLET.—Penses-tu qu'Alexandre fit cette figure-là
sous terre?
HORATIO.—Oui, certes.
HAMLET.—Et qu'il eût cette odeur-là? pouah!
(Il jette le crâne.)
HORATIO.—Oui, certes, mon seigneur.
HAMLET.—A quels vils emplois nous pouvons revenir,
Horatio! Pourquoi l'imagination ne pourrait-elle pas
dépister la noble poussière d'Alexandre jusqu'à la trouver
bouchant la bonde d'une barrique?
HORATIO.—Ce serait considérer les choses avec trop de
recherche que de les considérer ainsi.
HAMLET.—Non, ma foi, je n'en rabats point un iota; on
peut le suivre jusque-là assez simplement, et il y a de la
vraisemblance à mener le raisonnement comme ceci:
Alexandre mourut, Alexandre fut enterré, Alexandre retourna
en poussière; la poussière est de la terre; avec de
la terre nous faisons du ciment; et pourquoi donc, de ce
ciment en quoi il a été converti, n'aurait-on point pu
boucher une barrique de bière? L'auguste César, mort,
et changé en argile, pourrait boucher un trou et arrêter
le vent. Oh! dire que cette poussière qui tenait le monde
en'arrêt était destinée à rapiécer un mur et à repousser
le souffle de l'hiver! Mais doucement! doucement! retirons-nous:
voici venir le roi.
(Entrent les prêtres en procession. Viennent ensuite le corps
d'Ophélia, Laërtes et des pleureuses; puis le roi, la reine
et leur suite.)
La reine, les courtisans! qui est-ce qu'ils suivent? Et
comme ces rites sont mutilés! Cela indique que le cadavre
auquel ils font cortège a, d'une main désespérée,
attenté à sa propre vie. C'était une personne de quelque
marque. Cachons-nous un moment et observons.
(Il se retire avec Horatio.)
LAERTES.—Quelle autre cérémonie?...
HAMLET.—C'est Laërtes, un fort noble jeune homme:
écoutons.
LAERTES.—Quelle autre cérémonie?...
PREMIER PRÊTRE.—Ses obsèques ont été poussées aussi
loin que nous en avons mission. Sa mort prêtait au
doute, et sans cette haute volonté qui l'emporte sur
l'ordre établi, elle eût été logée dans une terre non bénite
jusqu'à la trompette du dernier jugement. Au lieu de
charitables prières, on eût jeté sur elle des tessons, des
pierres et des cailloux; mais on lui a accordé ses couronnes
de jeune fille, ses jonchées de fleurs virginales,
et l'accompagnement des cloches et des funérailles.
LAERTES.—Ne doit-on rien faire de plus?
PREMIER PRÊTRE.—Non, rien de plus; ce serait profaner
l'office des morts que de chanter pour elle le Requiem
et ce repos réservé aux âmes qui partent en paix.
LAERTES.—Placez-la dans la terre, et puissent de sa
chair belle et sans tache mille violettes naître ici!52 Je te
dis ceci, prêtre brutal: ma soeur sera un ange protecteur,
quand tu seras, toi, tombé là-bas en hurlant!
HAMLET.—Quoi? la belle Ophélia!
LA REINE, répandant des fleurs.—Les plus douces à la
plus douce! Adieu! J'avais espéré que tu serais la femme
de mon Hamlet; je pensais, douce fille, à parer de ces
fleurs ton lit nuptial, et non à en joncher ton tombeau.
LAERTES.—Oh! qu'une triple peine tombe trois fois dix
fois sur cette tête maudite dont l'action méchante t'a privée
de ta très-délicate raison! Tenez pour un moment cette
terre encore écartée, jusqu'à ce-que je l'aie saisie une
dernière fois dans mes bras. (Il s'élance dans la fosse.) Et
maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur
le mort, jusqu'à ce que vous ayez fait de cette plaine une
montagne qui dépasse le vieux Pêlion ou le front céleste
de l'Olympe bleu!
HAMLET, avançant.—Quel est l'homme dont la douleur
comporte une pareille hauteur d'accent, et dont les
plaintes vont, comme une conjuration magique, atteindre
les astres errants et les arrêter, tels que des auditeurs
frappés d'une mortelle surprise? Je suis cet homme,
moi, Hamlet le Danois!
(Il s'élance dans la fosse.)
LAERTES, le saisissant.—Que le démon prenne ton âme!
HAMLET.—Tu ne pries pas bien. Allons, ôte tes doigts
de ma gorge; car bien que je ne sois ni bilieux ni
brusque, j'ai cependant au-dedans de moi quelque chose
de dangereux et que devra redouter ta prudence. Écarte
ta main.
LE ROI.—Séparez-les.
LA REINE.—Hamlet! Hamlet!
TOUS.—Messieurs!
HORATIO.—Mon bon seigneur, calmez-vous.
(On les sépare et ils sortent de la fosse.)
HAMLET.—Or çà, je combattrai avec lui pour cette
cause, jusqu'à ce que mes paupières refusent de se mouvoir.
LA REINE.—O mon fils, pour quelle cause?
HAMLET.—J'aimais Ophélia. Quarante mille frères
ne pourraient pas, avec toute leur somme d'amour, monter
au même total que moi... Que veux-tu faire pour elle?
LE ROI.—O Laërtes, il est fou.
LA REINE.—Pour l'amour de Dieu, laissez-le!
HAMLET.—Morbleu! montre-moi ce que tu veux faire.
Veux-tu pleurer? veux-tu combattre? veux-tu t'affamer?
veux-tu te mettre en-pièces? veux-tu t'abreuver de vinaigre?53
veux-tu manger un crocodile?... Je ferai tout
cela... Ne viens-tu ici que pour gémir? pour me braver
en t'élançant dans son tombeau? Fais-toi enterrer vivant
avec elle; j'en ferai autant. Et puisque tu bavardes à
propos de montagnes, qu'on jette sur nous des millions
d'arpents de terre, jusqu'à ce que notre sol aille aux
sphères brûlantes heurter et roussir sa tête et fasse ressembler
le mont Ossa à une verrue!... Sur mon honneur!
si tu déclames, je crierai aussi bien que toi.
LA REINE.—Ceci est de la folie toute pure! et son accès
va le travailler ainsi pendant quelque temps; mais bientôt
vous le verrez, aussi patiemment que la colombe
quand ses jumeaux au duvet doré viennent d'éclore,54
couver un silence languissant.
HAMLET.—Entendez-vous, monsieur? Quelle raison
avez-vous pour en user ainsi avec moi? Je vous ai toujours
aimé.... mais n'importe! Hercule lui-même aurait
beau faire: le chat miaulera... et le chien aura son tour.
(Il sort.)
LE ROI.—Je te prie, cher Horatio, ne le quitte pas. (Horatio
sort.)—(À Laërtes). Que votre patience s'affermisse sur
notre entretien d'hier soir. Nous allons mettre cette affaire
en train.—Chère Gertrude, ordonnez quelque surveillance
autour de votre fils... Il faut à cette tombe un
monument vivant; nous verrons ainsi venir l'heure du
repos; d'ici là, usons de patience dans nos entreprises.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une salle dans le château.
HAMLET ET HORATIO entrent.
HAMLET.—Assez sur ce sujet, monsieur; maintenant
passons à l'autre. Vous vous souvenez bien de toutes les
circonstances?
HORATIO.—Si je m'en souviens, mon seigneur?
HAMLET.—Monsieur, il y avait en mon coeur une sorte
de combat qui ne me laissait point dormir. J'étais, à ce
qui me semblait, couché plus mal à l'aise que les matelots
mutins dans leurs entraves 55. Brusquement.... et
bénie soit cette brusquerie! car notre irréflexion, sachons-le
bien, nous profite parfois tandis que nos projets
les plus profonds avortent, et cela devrait nous enseigner
qu'il y a une divinité qui façonne nos destinées,
quelle que soit notre volonté de les ébaucher...
HORATIO.—Cela est bien certain.
HAMLET.—Brusquement donc, je sors de ma cabine, mon
manteau de marin roulé autour de moi, et dans l'obscurité,
à tâtons, je les cherche, j'arrive à souhait, empoigne
leur paquet, et enfin me retire vers ma chambre, où je
rentre, et là, mes craintes mettant les convenances en
oubli, je prends l'audace de décacheter leur auguste commission,
où je découvre, Horatio, ô royale scélératesse!
un ordre formel, lardé de toutes sortes de raisons, au
nom de la prospérité du Danemark, et de l'Angleterre
aussi—ha! ha! et avec quelle évocation d'épouvantails
et de loups-garous, si je restais en vie!—un ordre à vue,
sans délai permis, non! sans prendre même le temps
d'aiguiser la hache,—l'ordre de me couper le cou.
HORATIO.—Est-ce possible?
HAMLET.—Voici la commission; lis-la plus à loisir. Mais
veux-tu entendre ce que je fis?
HORATIO.—Oui, je vous en prie.
HAMLET.—Ainsi enlacé de toutes parts par des bandits,—je
n'avais pas eu le temps de faire dans ma tête un
prologue que déjà ils avaient commencé la pièce,—je
m'assieds, et je compose une nouvelle commission. Je
l'écris de ma plus belle main. Autrefois j'estimais, comme
nos hommes d'État, qu'il y avait de la bassesse à avoir
une belle écriture, et j'ai beaucoup travaillé à perdre ce
talent; mais, monsieur, il me fit alors un bon et loyal
service. Veux-tu savoir l'objet de ce que j'écrivis?
HORATIO.—Oui, mon bon seigneur.
HAMLET.—Une pressante mise en demeure, de par le
roi,—considérant que l'Angleterre était sa tributaire
fidèle; désirant que l'amitié pût entre eux fleurir comme
un palmier; désirant que la Paix continuât à porter sa
guirlande d'épis et à s'élever sur leurs frontières en
signe de leurs bons sentiments,—et beaucoup de phrases
semblables de quoi faire amplement la charge d'un âne,—à
seule fin que, le contenu de ce pli aussitôt vu et
connu, sans autre délibération longue ou brève, il fît
mettre à mort tout soudainement les porteurs desdites
dépêches, sans même leur donner le temps de se recommander
à Dieu.
HORATIO.—Mais comment cela fut-il scellé?
HAMLET.—Ah! c'est à quoi le Ciel avait encore mis ordre;
j'avais dans ma bourse le cachet de mon père, qui était
la copie du grand sceau danois. Je ployai l'écrit dans la
forme de l'autre; je le suscrivis; je mis l'empreinte et le
déposai sans encombre; on ne s'est jamais douté de la
substitution. Puis, le lendemain, advint notre combat
naval, et ce qui s'en suivit, tu le sais déjà.
HORATIO.—Ainsi Guildenstern et Rosencrantz s'en
vont là?
HAMLET.—Eh bien! ô homme? N'ont-ils pas amoureusement
courtisé cette ambassade? Ah! je suis loin de les
avoir sur la conscience. Leur perte provient de leur
propre désir de s'insinuer; c'est chose dangereuse, aux
gens de basse espèce, que d'intervenir dans les escrimes
et entre les épées brûlantes de rage de deux adversaires
puissants.
HORATIO.—Ah! quel roi nous avons là!
HAMLET.—Maintenant, ne suis-je pas mis en demeure?
qu'en penses-tu? Celui qui a tué mon roi et débauché
ma mère, celui qui s'est glissé entre l'élection et mes espérances,
celui qui a jeté son hameçon pour prendre ma
propre vie, et avec une telle perfidie, n'est-ce pas vraiment
faire acte de bonne conscience que de le payer avec
la main que voici, et n'est-ce pas de quoi se faire damner
que de laisser aller à plus de ravages cette gangrène de
notre vie?
HORATIO.—Il aura bientôt appris d'Angleterre quelle
issue l'affaire a eue là-bas.
HAMLET.—Ce sera court, l'intervalle est à moi, et la
vie d'un homme ne tient pas le temps de compter jusqu'à
deux. Mais je suis très affligé, cher Horatio, de
m'être oublié envers Laërtes, car dans le tableau de ma
cause je vois une image de la sienne; je rechercherai
ses bonnes grâces. C'est assurément la jactance de sa
plainte qui m'a poussé à ce comble de vertigineuse fureur.
HORATIO,—Silence! qui vient ici?
(Osrick entre.)
OSRICK.—J'offre à Votre Seigneurie mes meilleurs compliments
de bienvenue sur son retour en Danemark56.
HAMLET.—Je vous remercie humblement, monsieur...
Connais-tu ce moucheron?
HORATIO.—Non, mon bon seigneur.
HAMLET.—Tu es d'autant mieux en état de grâce, car
il y a du vice à le connaître. Il possède beaucoup de
terres, et qui sont très-fertiles. Que le seigneur des animaux
soit lui-même un animal, et celui-ci sera sûr d'avoir
sa mangeoire mise à la table du roi. C'est un vrai
perroquet; mais, comme je te le dis, il peut aller loin
sur les boues qui sont à lui.
OSRICK.—Mon gracieux seigneur, si Votre Seigneurie
était de loisir, j'aurais quelque chose à lui transmettre
de la part de Sa Majesté.
HAMLET.—J'y ferai accueil, monsieur, en toute diligence
d'esprit.... Mettez donc votre chapeau à sa vraie
place; il est fait pour la tête.
OSRICK.—Je remercie Votre Seigneurie; il fait grand
chaud.
HAMLET.—Non, croyez-moi, il fait grand froid. Le vent
est du nord.
OSRICK.—Vraiment oui, mon seigneur, il fait passablement
froid.
HAMLET.—Et pourtant, ce me semble, il fait tout à fait
étouffant, tout à fait chaud; ou, peut-être, ma complexion....
OSRICK.—Furieusement, mon seigneur! Tout à fait
étouffant,... comme si... je ne saurais dire à quel point57.
Mon seigneur, Sa Majesté m'a donné ordre de vous mander
gu'Elle a fondé sur votre tête une grande gageure.
Voici, monsieur, de quoi il s'agit.....
HAMLET, le pressant de mettre son chapeau.—Je vous
supplie, n'oubliez pas que....
OSRICK.—Non, mon bon seigneur; pour ma propre
commodité, je vous jure.... Monsieur, l'on a vu, depuis
peu, arriver à la cour Laërtes, un galant homme des
plus accomplis, croyez-moi; il a cent perfections qui le
tirent merveilleusement du commun; il est d'une grande
douceur de commerce et fait grande figure dans le
monde. En vérité, pour parler de lui selon les sentiments
qui lui sont dus, il est la Carte et l'Almanach de la Galanterie58,
car vous trouverez en lui l'extrait de tous les mérites59 qu'un galant homme aime à contempler.
HAMLET.—Monsieur, son portrait ne souffre point indigence
d'éloges à être tracé par vous. Ce n'est pas que
je ne sache bien que, si l'on se piquait de faire l'anatomie
et tout l'inventaire de ce gentilhomme, s'il est
permis de s'exprimer ainsi, on ne laisserait pas de stupéficier
l'arithmétique de la mémoire, encore que l'on
ne fît que voguer derrière lui et chercher le vent ça et
là au prix de son rapide sillage60. Mais sans mentir ni le
pousser trop avant dans le rang favori de notre pensée,
je le tiens pour une âme du premier ordre, et le concert
de ses qualités a tant d'étrange et d'inouï que, pour
donner dans le vrai de la chose, il n'a son pareil que
dans son miroir, et tout autre qui voudrait lui ressembler
n'irait qu'à doubler son ombre, rien de plus.
OSRICK.—Votre Seigneurie parle de lui à coup sûr.
HAMLET.—Mais quelles affaires, monsieur? Pourquoi
encapucinons-nous ce galant homme dans la rudesse indue
de nos paroles?
OSRICK.—Monsieur?
HORATIO.—N'est-il pas possible de s'entendre en parlant
une autre langue? Vous le pouvez, monsieur, j'en
suis sûr.
HAMLET.—A quoi tend la citation de ce gentilhomme?
OSRICK.—De Laërtes?
HORATIO.—Sa bourse est déjà vide: il a dépensé toutes
ses paroles dorées.
HAMLET.—Oui, monsieur, de lui.
OSRICK.—Je sais que vous n'êtes pas ignorant....
HAMLET.—Vous savez cela, monsieur? Je le voudrais.
Et par ma foi! cependant, si vous le saviez, cela ne prouverait
pas grand'chose en ma faveur. Eh bien! monsieur?
OSRICK.—Vous n'êtes pas ignorant du grand mérite que
montre Laërtes....
HAMLET.—Je n'ose convenir de cela, de peur d'entrer
en comparaison avec lui sur ce grand mérite; car on ne
sait bien d'un homme que ce qu'on sait de soi-même.
OSRICK.—Je parle seulement, monsieur, du mérite qu'il
montre pour son arme; mais d'après l'estime qu'on fait
de lui, il n'a pas son égal en son genre.
HAMLET.—Quelle est son arme?
OSRICK.—La rapière et la dague.
HAMLET.—Ce sont deux de ses armes; mais à la
bonne heure!
OSRICK.—Le roi, monsieur, a gagé contre lui six
chevaux barbes; et lui, il a mis pour enjeu, à ce que
j'ai cru comprendre, six rapières et poignards de France,
avec toute leur garniture, savoir: ceinturons, pendants,
et le reste. Trois de ces équipages sont, en honneur,
très-précieux pour le goût, admirablement accommodés
aux poignées; des équipages de la dernière délicatesse
et du travail le plus ingénieux!
HAMLET.—Qu'appelez-vous équipages?
HORATIO.—Je pensais bien qu'il vous faudrait quelque
glose à la marge avant d'être au bout.
OSRICK.—Les équipages, monsieur, ce sont les pendants.
HAMLET.—Le mot serait plus cousin germain de la
chose, si nous étions équipés d'un canon au côté61; je
voudrais bien que les pendants, d'ici là, restassent des
pendants. Mais continuons: six chevaux barbes contre
six épées françaises, leurs garnitures, et trois équipages
ingénieusement travaillés, voilà le pari français contre
le danois. Mais pourquoi a-t-on mis cet enjeu, comme
vous l'appelez?
OSRICK.—Le roi, monsieur, a parié que Laërtes, sur
douze passes entre vous et lui, ne vous gagnera pas
de trois bottes; Laërtes a parié pour neuf sur douze et
l'épreuve sera faite sur-le-champ, si Votre Seigneurie
veut me favoriser d'une réponse.
HAMLET.—Comment! même si je réponds non?
OSRICK.—Je veux dire, mon seigneur, si vous consentez
à jouer en personne un rôle dans cette épreuve.
HAMLET.—Monsieur, je me promènerai ici, dans cette
salle; s'il plaît à Sa Majesté, comme c'est pour moi
l'heure de la récréation, faites qu'on apporte des fleurets,
que ce gentilhomme soit de bonne volonté, que le roi
tienne à son projet, et je lui gagnerai son pari, si je puis.
Sinon, je n'y gagnerai que de la honte et de fâcheuses
bottes.
OSRICK.—Vous ferai-je parler ainsi?
HAMLET.—En ce sens, oui, monsieur; mais avec telles
fioritures que votre talent vous dictera.
OSRICK.—Je recommande mes services à Votre Seigneurie.
(Il sort.)
HAMLET.—Tout à vous, tout à vous. Il fait bien de se
recommander lui-même; il n'y a pas d'autre bouche qui
voulût s'en charger.
HORATIO.—Il s'en va courant, l'étourneau, encore coiffé
de sa coquille.
HAMLET.—Lui? il a complimenté le sein de sa nourrice,
avant de se mettre à téter. Voilà comme ils sont, lui et
beaucoup d'autres de la même volée, dont je vois raffoler
ce siècle pétillant et mousseux. Ils ont pris seulement
le ton du jour et les dehors de la courtoisie à la mode:
c'est comme une collection de petites rubriques écumées
ça et là, qui les mettent en vogue à fort et à travers, de
par les jugements les plus évaporés et les plus éventés;
mais soufflez dessus seulement, en manière d'épreuve,
et tout de suite ces bulles ont crevé.
(Un seigneur entre.)
LE SEIGNEUR.—Mon seigneur, Sa Majesté s'est recommandée
à vous par le jeune Osrick, qui lui a rapporté
que vous l'attendiez dans cette salle. Il envoie savoir s'il
vous plaît toujours de faire assaut avec Laërtes, ou si
vous voulez prendre plus de délai.
HAMLET.—Je suis constant dans mes résolutions; elles
suivent le bon plaisir du roi: ses convenances n'ont
qu'à parler, les miennes sont prêtes à la réplique. Maintenant,
ou dans un autre instant, pourvu que je sois
aussi dispos qu'à présent.
LE SEIGNEUR.—Le roi, la reine, tous vont venir.
HAMLET.—Et ils seront les bienvenus.
LE SEIGNEUR.—La reine désire de vous quelque compliment
aimable pour Laërtes, avant de tomber en
garde.
HAMLET.—Elle me donne un bon conseil.
(Le seigneur sort.)
HORATIO.—Vous perdrez ce pari, mon seigneur.
HAMLET.—Je ne crois pas. Depuis qu'il est parti pour
la France, je me suis continuellement exercé; avec l'avantage
qu'il me fait, je gagnerai..... Tu ne saurais
croire combien tout va mal là, du côté de mon coeur.
Mais, n'importe!
HORATIO.—Pourtant, mon bon seigneur...
HAMLET.—C'est pure sottise, mais c'est une sorte de
pressentiment qui troublerait peut-être une femme.
HORATIO.—Si votre âme éprouve quelque répugnance,
obéissez-lui; je préviendrai leur arrivée ici, et leur dirai
que vous n'êtes pas bien disposé.
HAMLET.—N'en fois rien; nous bravons les augures
Il y a une providence spéciale pour la chute d'un passereau.62
Si l'heure est venue, il n'y a plus à l'attendre; s'il
n'y a plus à attendre, il n'y a rien à y faire. Si elle n'est
pas encore venue, elle n'en viendra pas moins un jour
ou l'autre. Le tout est d'être prêt. Puisque aucun homme
ne sait ce qu'il quitte, qu'importe de quitter plus tôt!63
(Entrent le roi, la reine, Laërtes, les seigneurs de la cour,
Osrick, des serviteurs portant les fleurets.)
LE ROI.—Venez, Hamlet, venez, et que je place cette
main dans la vôtre.
(Le roi met la main de Laërtes dans celle de Hamlet.)
HAMLET.—Pardonnez-moi, monsieur. Je vous ai offensé;
mais pardonnez-moi comme un gentilhomme que
vous êtes. Ceux qui sont ici présents savent, et vous avez
nécessairement entendu dire, comment j'ai été affligé
d'un cruel désordre d'esprit. Tout ce que j'ai fait, par
quoi votre coeur, votre honneur, votre sévérité ont pu
être mis rudement en éveil, je proclame ici que c'était
de la folie. Est-ce Hamlet qui a offensé Laërtes? Hamlet?
non, jamais. Si Hamlet est enlevé à lui-même, si, lorsqu'il
n'est plus lui-même, il fait offense à Laërtes, alors
ce n'est pas Hamlet qui la fait; Hamlet la désavoue. Qui
donc fait l'offense? Sa folie? et s'il en est ainsi, Hamlet
est du parti offensé; l'ennemi du pauvre Hamlet, c'est
sa folie même. Monsieur, devant cette assistance, souffrez
que mon désaveu de toute intention mauvaise m'absolve
dans votre âme généreuse, comme si, lançant ma
flèche par-dessus la maison, j'avais blessé mon frère.
LAERTES.—J'ai pleine satisfaction pour mon coeur, dont
les griefs en cette affaire devraient me pousser le plus
fortement à la vengeance. Mais sur le terrain de l'honneur,
je me tiens dans la réserve et ne veux point de
réconciliation, jusqu'à ce que j'aie, de quelques arbitres
d'un honneur connu, la sentence et les précédents de
paix qui doivent garder mon nom de toute tache; mais
en attendant je reçois l'amitié que vous m'offrez comme
une amitié vraie, et je ne lui ferai pas défaut.
HAMLET.—J'embrasse volontiers cette assurance, et je
vais disputer loyalement cette gageure fraternelle....
Donnez-nous les fleurets. Allons.
LAERTES.—Allons.....Un pour moi.
HAMLET.—Oui, Laërtes, un fleuret, et moi, je serai votre
plastron;64 enchâssée en ma maladresse, votre habileté,
comme une étoile dans la nuit la plus obscure, va ressortir
avec tout son feu.
LAERTES.—Vous me raillez, monsieur.
HAMLET.—Non, j'en jure par ma main droite.
LE ROI.—Jeune Osrick, donnez-leur les fleurets.—Cousin
Hamlet, vous connaissez la gageure?
HAMLET.—Très-bien, mon seigneur. Votre Grâce a placé
le plus gros enjeu du côté le plus faible.
LE ROI.—Je ne crains rien: je vous ai vus tous deux à
l'oeuvre. Mais comme il a fait des progrès, nous avons
pris un avantage.
LAERTES.—Celui-ci est trop lourd; voyons-en un autre.
HAMLET.—Celui-ci me va; sont-ils tous de longueur?
(Ils se disposent à l'assaut.)
OSRICK.—Oui, mon bon seigneur.
LE ROI.—Mettez-moi les flacons de vin sur cette table.
Si Hamlet porte la première ou la seconde botte, s'il riposte
à la troisième, que toutes les batteries fassent feu:
le roi boira à Hamlet, lui souhaitant de moins perdre
haleine, et il jettera dans la coupe la perle de sa bague
d'alliance,65 une perle plus riche que celles de la couronne
de Danemark depuis quatre règnes. Donnez-moi les coupes,
et que les timbales disent aux trompettes, les trompettes
aux canonniers du dehors, les canons au ciel et
le ciel à la terre: «Maintenant le roi boit à Hamlet.»
Allons, commencez.—Et vous, juges, ayez l'oeil attentif.
HAMLET.—Allons, monsieur.
LAERTES.—Allons, mon seigneur.
(Ils commencent l'assaut.)
HAMLET.—Une.
LAERTES.—Non.
HAMLET.—Qu'on en juge.
OSRICK.—Une botte, une botte très-visible.
LAERTES.—Soit: recommençons.
LE ROI.—Attendez, qu'on me donne à boire. Hamlet,
cette perle est à toi; à ta santé! Donnez-lui la coupe.
(Les trompettes sonnent, le canon tire.)
HAMLET.—Je veux achever cette passe auparavant:
mettez la coupe de côté. Allons. (Ils recommencent.) Encore
une: qu'en dites-vous?
LAERTES.—Touché, touché, je l'avoue.
LE ROI.—Notre fils gagnera.
LA REINE.—Il est gros et court d'haleine.66 Viens, Hamlet;
prends mon mouchoir, essuie ton front. La reine
boit à ton succès, Hamlet.
HAMLET.—Chère madame....
LE ROI.—Gertrude, ne bois pas.
LA REINE.—Je boirai, mon seigneur. Excusez-moi, je
vous prie.
LE ROI, à part.—C'est la coupe empoisonnée; il est
trop tard.
HAMLET.—Je n'ose pas boire encore, madame. Tout à
l'heure.
LA REINE.—Viens; laisse-moi t'essuyer le visage.
LAERTES.—Mon seigneur, maintenant je vais le toucher.
LE ROI.—Je ne crois pas.
LAERTES, à part.—Et pourtant c'est presque contre ma
conscience.
HAMLET.—Allons, à la troisième, Laërtes. Vous ne
faites que jouer. Je vous prie, poussez du meilleur de vos
forces; je crains que vous ne me traitiez en petit garçon.
(Ils recommencent.)
LAERTES.—Le croyez-vous? Allons!
OSRICK.—Rien de part ni d'autre.
LAERTES.—À vous, maintenant.
(Laërtes blesse Hamlet, mais dans ce conflit ils changent
de fleuret, et Hamlet blesse Laërtes.)
LE ROI.—Séparez-les; ils sont enflammés.
HAMLET.—Non; recommençons.
(La reine s'évanouit.)
OSRICK.—Voyez donc la reine! Oh!
HORATIO.—Ils sont tous deux en sang. Comment vous
trouvez-vous, mon seigneur?
OSRICK.—Comment êtes-vous, Laërtes?
LAERTES,—Eh bien! Osrick, comme une bécasse prise
à son propre piège. Je péris justement par ma propre
trahison.
HAMLET.—Comment est la reine?
LE ROI.—Elle s'est évanouie en les voyant en sang.
LA REINE.—Non, non; la coupe, la coupe! O mon cher
Hamlet! la coupe, la coupe; je suis empoisonnée!
(Elle meurt.)
HAMLET.—O scélératesse! Holà! qu'on ferme la porte.
Trahison! Qu'on découvre la trahison!
(Laërtes tombe.)
LAERTES.—La voici, Hamlet. Hamlet, tu es mort; point
de remède au monde qui puisse te faire du bien; tu n'as
plus en toi une demi-heure de vie; le perfide instrument
est, dans ta main, affilé et envenimé. L'infâme artifice
s'est retourné contre moi; voici, je suis ici gisant pour
ne me relever jamais. Ta mère est empoisonnée. Je
n'en puis plus. Le roi, le roi est coupable!
HAMLET.—La pointe envenimée aussi! Alors, venin, fais
ton oeuvre!
(Il frappe le roi.)
OSRICK ET LES SEIGNEURS.—Trahison! trahison!
LE ROI.—Oh! défendez-moi encore, amis, je ne suis que
blessé.
HAMLET.—Tiens, toi, incestueux, assassin, damnable
roi, achève ce breuvage! Est-elle là dedans, ta belle alliance?
Eh bien! va rejoindre ma mère.67
(Le roi meurt.)
LAERTES.—Il est servi selon ses mérites! C'est un poison
préparé par lui-même... Échange le pardon avec
moi, noble Hamlet; que ma mort et celle de mon père
ne tombent pas sur toi, ni la tienne sur moi!
(Il meurt.)
HAMLET.—Que le ciel t'en absolve! je te suis. Je suis
mort, Horatio. Reine misérable, adieu...! Vous, que je
vois pâlir et trembler à ce coup, vous qui n'êtes, au milieu
d'un tel spectacle, que des muets ou un public, si
seulement j'avais le temps!... car c'est un huissier féroce
que la mort, et strict à signifier ses arrêts.-Oh! je vous
dirais... mais, laissons cela... Horatio, je suis mort, tu
vis; redresse Hamlet et sa cause, aux yeux des mécontents.
HORATIO.—N'y comptez pas; je tiens plus de l'ancien
Romain que du Danois. Il reste ici un peu de liqueur.
HAMLET.—Si tu es un homme, donne-moi la coupe.
Lâche-la, par le ciel! je l'aurai... O Dieu! Horatio, quel
nom meurtri va me survivre, si les choses demeurent
ainsi ignorées! Si tu m'as jamais porté dans ton coeur,
absente-toi quelque temps encore de la suprême félicité;
reste dans ce monde cruel à respirer un air douloureux,
pour raconter mon histoire, (Une marche sonne au loin;
coups de canon derrière la scène.) Quel est ce bruit guerrier?
OSRICK.—Le jeune Fortinbras, revenu de Pologne en
conquérant, envoie aux ambassadeurs d'Angleterre cette
salve guerrière.
HAMLET.—Ah! je meurs, Horatio! le poison puissant
abat tout à fait mes esprits; je ne pourrai vivre assez pour
savoir les nouvelles d'Angleterre. Mais je prédis que l'élection
se fixera sur Fortinbras: il a ma voix mourante;
dis-lui cela, avec les circonstances, grandes ou petites,
qui ont provoqué... le reste appartient au silence.
(Il meurt.)
HORATIO.—Ainsi se brise un noble coeur. Dors bien, cher
prince; et que des essaims d'anges chantent pour te porter
au repos! (Une marche derrière la scène.) Mais pourquoi
le tambour vient-il ici?
(Entrent Fortinbras, les ambassadeurs d'Angleterre et autres.)
FORTINBRAS.—Où est ce spectacle?
HORATIO.—Qu'est-ce que vous voulez voir? Si c'est du
malheur ou de la stupeur, ne cherchez pas plus loin.
FORTINBRAS.—Voilà une curée qui crie: point de quartier!
O mort orgueilleuse, quel est donc le banquet qui
se prépare dans ta caverne éternelle, pour que tu aies
frappé tant de princes d'un seul coup si sanglant!
PREMIER AMBASSADEUR.—La vue en est horrible, et notre
mission arrive trop tard d'Angleterre; elle est maintenant
insensible, l'oreille qui devait nous donner audience
pour apprendre de nous que ses ordres sont
remplis, et que Rosencrantz et Guildenstern ont péri.
D'où nous viendront les remerciements qui nous sont dus?
HORATIO.—Ce ne serait pas de sa bouche, si même il
avait encore le pouvoir de la vie pour vous remercier: il
n'a jamais donné l'ordre de leur mort. Mais puisque
vous vous rencontrez si juste à point à ce sanglant aspect,
vous, venus des guerres de Pologne, vous, venus
d'Angleterre, donnez ordre que ces corps soient exposés
aux regards sur une haute estrade, et laissez-moi raconter,
au monde qui l'ignore, comment les choses en sont
venues là; alors vous entendrez parler d'actions impudiques,
sanguinaires et dénaturées, de jugements rendus
par le hasard, de meurtres fortuits, de morts accomplies
par la fourbe ou par une force majeure, et, quant
à ce dernier acte, de projets qui, par méprise, sont retombés
sur la tête de leurs auteurs. C'est là ce que je puis
fidèlement raconter.
FORTINBRAS.—Hâtons-nous de l'entendre, et convoquons
l'élite de la noblesse à cette assemblée; pour moi,
c'est avec douleur que j'accepte ma fortune: j'ai sur ce
royaume des droits dont on se souvient et que mon intérêt
m'invite maintenant à réclamer.
HORATIO.—J'ai aussi mission de parler sur ce point, et
de la part d'une bouche dont la voix en entraînera
d'autres; mais accomplissons sur-le-champ ce projet,
pendant que les esprits sont encore agités, de peur que,
par complots ou par méprises, il n'arrive de nouveaux
malheurs.
FORTINBRAS.—Que quatre de mes capitaines portent
Hamlet, comme un soldat, vers l'estrade, car il donnait
à croire que s'il était monté sur le trône, il se serait
montré vraiment roi; que, sur son passage, la musique
militaire et tous les honneurs de la guerre parlent hautement
de lui. Emportez ces corps; un tel spectacle convient
aux champs de bataille, mais il fait mal ici. Allez,
et ordonnez aux soldats de faire feu.
(Marche funèbre.—Ils sortent, portant les corps; puis l'on entend
une décharge d'artillerie.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
NOTE
SUR LA DATE DE HAMLET.
La préface qui précède cette traduction de Hamlet contient une
assertion qui doit être rectifiée. Nous voulons parler de la conjecture,
citée comme presque certaine, qui attribue à Thomas Kyd une
tragédie écrite, dit-on, six ou sept ans avant celle de Shakspeare, sur
le sujet de Hamlet. Voici l'origine de cette conjecture.
Jusqu'en 1825, la plus ancienne édition qu'on eût conservée du
Hamlet de Shakspeare était un in 4°, daté Je 1604, dont le titre donnait
la pièce comme «imprimée de nouveau et augmentée presque
du double, suivant le texte véritable et parfait.» On croyait que
l'édition antérieure, indiquée par ce titre même, devait être de 1602,
parce qu'on trouvait la pièce inscrite sur les registres de la librairie
au 26 juillet 1602, au nom de l'imprimeur James Roberts. On croyait
aussi que la pièce avait été écrite en 1600, à cause du passage du
second acte (scène II), où il est dit que l'empêchement des comédiens,
c'est-à-dire la nécessité où ils se sont vus de faire une troupe ambulante,
vient de la récente innovation; or, cette innovation ne peut pas
être l'ordonnance rendue par le conseil privé, le 22 juin 1600, pour
réduire à deux le nombre des salles de théâtre, car cette ordonnance
favorisait la troupe de Shakspeare au lieu de lui nuire; et d'ailleurs
elle ne fut jamais exécutée, quoique renouvelée en termes encore
plus forts l'année suivante. Le fait auquel se rapporte le passage ci-dessus
indiqué est donc au contraire la permission rendue, en 1600,
aux enfants de la chapelle de Saint-Paul, qui reprirent alors avec une
vogue nouvelle leurs représentations interrompues depuis 1591.
Ainsi, 1604, date de la plus ancienne édition conservée; 1602,
date probable de la première édition; 1600, dale évidente de la
composition de la pièce; telle était, en 1825, la chronologie du
Hamlet de Shakspeare. Et cependant, plusieurs documents antérieurs
à l'an 1600 parlaient d'une tragédie de Hamlet. Thomas Lodge, en
1596, pour donner l'idée d'une extrême pâleur, disait; «pâle comme
le masque de ce spectre qui criait si misérablement, au théâtre:
Hamlet, venge-moi!» Une troupe d'acteurs avait, en 1594, joué un
Hamlet à Newington. Thomas Nash, en 1589, dans une épître qui
sert de préface à l'Arcadie de Greene, écrivait ce qui suit: «Il y a
aujourd'hui une espèce de compagnons vagabonds qui traversent
tous les métiers sans faire leur chemin par aucun, et qui, abandonnant
le commerce du droit pour lequel ils étaient nés, s'adonnent
aux tentatives de l'art, eux qui sauraient à peine mettre un
vers en latin, s'ils en avaient besoin; mais le Sénèque traduit en
anglais, lu à la lueur d'une chandelle, fournit un bon nombre de
bonnes sentences, comme: le sang est un mendiant, et ainsi de
suite; et si vous l'implorez bien, par une froide matinée, il vous
donnera de pleins Hamlets, je veux dire de pleines poignées de
discours tragiques.»
Entre ces deux séries de faits, dont les uns fixaient à l'an 1600
la composition du Hamlet de Shakspeare, tandis que les autres montraient
un Hamlet joué et critiqué dès 1589, quelle conciliation
trouver? La seule qui dût sembler possible était cette conjecture
même par laquelle Malone supposa un Hamlet antérieur à celui de
Shakspeare; et s'il l'attribua à Thomas Kyd, ce fut peut-être à cause
des ressemblances que nous avons signalées plus haut entre Hamlet
et la Tragédie espagnole (voir page 206, note); peut-être pensait-il
que Kyd, étant connu pour avoir fait quelques pas vers la conception
de Hamlet, avait plus de titres qu'aucun autre à l'honneur supposé
de s'en être approché tout à fait et d'avoir fourni à Shakspeare, non
plus quelques traits seulement d'un caractère et le hardi modèle
d'une seule scène, mais la donnée et le plan de la pièce entière.
La conjecture de Malone perdit tout à coup tout crédit, quand on
eut retrouvé, en 1825, un exemplaire du Hamlet de Shakspeare,
différent, par la date comme par le texte, du Hamlet jusqu'alors
connu. La date n'était, que d'un an antérieure à celle de l'édition
d'abord considérée comme la plus ancienne. Mais si la date ne faisait
remonter qu'a 1603, le texte faisait remonter au moins à 1591;
en effet, dans la seconde scène du second acte, dans le passage déjà
mentionné tout à l'heure où il s'agit des comédiens ambulants, on
pouvait noter une différence importante: dans le texte de 1603,
l'allusion porte sur la réouverture du théâtre des Enfants de Saint-Paul,
qui eut lieu en l'an 1600; dans le texte de 1603, l'allusion
porte sur la première période des représentations de cette troupe
enfantine, qui avaient commencé en 1584 et furent interdites en
1591. Voilà donc le Hamlet de Shakspeare composé tout au moins
en 1591, c'est-à-dire neuf ans plus tôt qu'on ne croyait. Et comme il
semble, d'ailleurs, que les plaisanteries citées plus haut de Thomas
Nash s'appliquent fort exactement à Shakspeare; comme Nash était,
avec Marlowe, l'auteur de cette tragédie de Didon qui est parodiée
dans Hamlet, et avait par conséquent quelque rancune à satisfaire
contre Shakspeare; comme il est certain que Shakspeare n'avait pas
appris beaucoup de latin dans sa jeunesse; comme il paraît au contraire
avoir été singulièrement versé dans la connaissance du droit,
dont il emploie très-souvent les termes les plus subtils, il faut fixer
la date du Hamlet de Shakspeare d'après la date des moqueries de
Nash, c'est-à-dire en 1589 au plus tard.
On sait, du reste, par un document officiel trouvé dans les archives
de lord Ellesmere, que Shakspeare, au mois de novembre 1589, était
un des associés du théâtre de Blackfriars et avait part aux bénéfices;
Harmlet, ne fût-ce qu'à l'état d'ébauche, pouvait bien lui valoir ces
avantages; et que Shakspeare ait dû, en effet, au premier Hamlet, sa
première admission parmi les associés du théâtre, c'est une hypothèse
assez probable. Voyez, dans le Hamlet revu et développé, au troisième
acte, à la seconde scène, après la représentation intercalée dans le
drame, ce que le héros dit à son ami: «Ne croyez-vous pas qu'un coup
de théâtre comme celui-ci pourrait me faire recevoir compagnon dans
une troupe de comédiens?—A demi-part, répond Horatio.—A
part entière, vous dis-je, reprend Hamlet.» Le premier Hamlet ne
contient rien de ce passage, et n'est-on pas naturellement amené à
croire que Shakspeare, en ajoutant ce fragment de dialogue, pensait
à lui-même, qu'il voulait constater par-devant le public la valeur
dramatique d'une péripétie si fortement exploitée, et que, par la
bouche de son héros, au nom du succès de son oeuvre, il réclamait,
dans les bénéfices de ses compagnons, la part entière dont une moitié
seulement lui aurait été accordée pour le premier Hamlet? Il est
remarquable, en effet, que, d'après le document trouvé chez lord
Ellesmere, Shakspeare, en 1589, n'était encore rangé que l'un des
derniers parmi les associés de Blackfriars, tandis que nous le trouvons
nommé le second dans la licence royale octroyée à sa troupe
en 1603.
Mais quand même l'in-quarto découvert en 1825 ne nous aurait pas
rendu ce premier Hamlet qui commença la fortune de Shakspeare,
quand même ni Lodge ni Nash n'en auraient fait soupçonner l'existence,
il y a, parmi les curiosités du vieux théâtre anglais, une pièce
qui aurait dû suffire, selon nous, à faire croire que le Hamlet de
Shakspeare, au moins à l'état d'ébauche, était joué et connu en 1589.
C'est un drame intitulé: Avis aux belles femmes, dont l'intrigue
roule sur le meurtre d'un négociant de Londres, commis en 1573
par sa femme et par l'amant de sa femme. Il est prouvé, par le texte
même du drame, qu'il fut écrit en 1589. Notons, en passant, que,
vers la fin de la pièce, un des personnages raconte, pour démontrer
l'utilité du théâtre, cette même histoire à laquelle Hamlet fait allusion
dans son dernier monologue du second acte et que nous avons
rapportée en note à cet endroit (p. 491); mais qu'on attache ou
non quelque valeur à cette coïncidence peut-être fortuite, voici un
autre passage, bien plus important à nos yeux, de ce vieux drame;
c'est un prologue où sont personnifiées la tragédie, la comédie et
l'histoire, qui se disputent la supériorité et le droit d'occuper le
théâtre, et voici le tableau des spectacles tragiques tel que la Comédie
le retrace: «Un tyran damné, pour obtenir la couronne, empoisonne,
poignarde, coupe des gorges; un vilain spectre pleurard, enveloppé
dans une sale toile ou dans un manteau de cuir, entre en
geignant comme un porc à demi-égorgé, et crie vindicta! vengeance,
vengeance! Et quand il apparaît, on voit flamber un peu
de résine, comme un peu de fumée sortirait d'une pipe, ou comme
le pétard d'un enfant. Et à la fin, ils sont deux ou trois qui se
percent l'un l'autre, avec des aiguilles à passer le lacet. N'est-ce
pas là un bel étalage, un majestueux spectacle?» N'est-ce pas là,
manifestement, dirons-nous à notre tour, la caricature grotesque
d'une représentation de Hamlet et de la mesquine mise en scène qui
en déparait les scènes les plus surnaturelles ou les plus meurtrières?
Quand on voit dans une indication du premier Hamlet, au troisième acte,
le spectre apparaître, sauf votre respect, en chemise de nuit, au moment
même où son fils le contemple et le décrit avec la plus respectueuse
terreur, ou s'imagine sans peine que ce pauvre fantôme pouvait
bien n'avoir, au premier acte, sur la plate-forme d'Elseneur, qu'un
manteau de cuir pour figurer sa fameuse armure connue des Polonais
et qu'une torche de résine pour jouer quelque reflet de «ces flammes
sulfureuses et torturantes» où il va être obligé de rentrer. On comprend
aussi que les morts accumulées du dénoûment aient donné à
rire aux rieurs; la comédie a toujours reproché à la tragédie son
arsenal d'armes sans pointes et son cortège de faux cadavres. Ou
nous sommes bien trompés, ou tous les traits que nous avons cités
de ce prologue du vieux drame anglais sont autant de traces du
Hamlet de Shakspeare, et contribuent à lui assigner pour date
l'année 1589.
Shakspeare était né en 1564; ce serait donc à vingt-cinq ans qu'il
aurait écrit son premier Hamlet. Une telle oeuvre, conçue par un si jeune
homme, n'est-ce pas déjà le plus singulier exemple de la précocité
du génie? Tous les admirateurs de Shakspeare ne se tiennent cependant
pas pour satisfaits, et il en est qui voudraient fixer à 1584 la
date du premier Hamlet. Deux arguments les y décident. Il est dit,
dans le premier Hamlet, que les comédiens nomades se sont faits
nomades parce que «la nouveauté l'emporte,» et que la majeure partie
du public qui venait chez eux s'est tournée vers les théâtres privés
«et vers les divertissements des enfants;» or, c'est en 1584 que les
enfants de choeur de la chapelle Saint-Paul commencèrent à jouer,
et que leurs divertissements furent, dit-on, une nouveauté. On a, de
plus, remarqué que Shakspeare eut, en 1584, deux enfants jumeaux,
une fille nommée Judith et un fils nommé Hamlet; or, ce dernier
nom a semblé permettre de supposer que Shakspeare avait déjà en
tête son grand drame danois, et que peut-être même, se sentant en
proie à la misère et à la fatalité, il avait voulu pour ainsi dire se
baptiser par avance un tragique vengeur en la personne de son fils
nouveau-né. On peut répondre à ces arguments par plus d'une
objection.
Examinons d'abord la phrase relative aux comédiens nomades.
Elle prouve, comme nous l'avons dit plus haut, que le premier Hamlet
ne peut pas être postérieur à 1591; voilà ce qu'elle prouve, et rien
de plus; elle indique une période dont on sait la limite, non un fait
précis dont on sache la date spéciale. Ce n'est pas aux débuts des
enfants de Saint-Paul, mais à leur succès déjà décidé que cette phrase
fait allusion; pour que l'ancienne troupe renonçât à son séjour accoutumé,
il n'a pas suffi qu'une nouveauté se produisît près d'elle: il a
fallu que la nouveauté l'emportât sur elle et lui enlevât la majeure
partie du public.—Mais en 1589, dira-t-on, les représentations des
enfants de Saint-Paul duraient déjà depuis cinq ans, et leur succès
même ne pouvait plus passer pour la vogue d'une nouveauté.—Aux
yeux du public, non, peut-être; mais aux yeux de l'ancienne troupe,
assurément oui. Combien longtemps, pour quiconque a réussi, ceux
qui réussissent après lui ne restent-ils pas des intrus! Combien longtemps,
en France et dans notre siècle, n'a-t-on pas continué à appeler
«poëtes de la nouvelle école» ceux qui étaient déjà passés au rang
de modèles! Hernani, pendant bien des années, quoique faisant loi
pour les uns, n'était encore pour beaucoup d'autres qu'une nouveauté à
la mode. Mais pour en revenir au premier Hamlet et à la phrase qui
nous occupe, il est singulier qu'on y cherche une allusion précise aux
débuts des enfants de Saint-Paul, si l'on remarque que Shakspeare
parle en même temps des théâtres privés. Quand les enfants de Saint-Paul
commencèrent leurs représentations, il y avait déjà nombre
d'années que les riches seigneurs de la cour avaient pris l'habitude
d'enrôler parmi leurs serviteurs des troupes de comédiens; Élizabeth
était depuis peu sur le trône, lorsque lord Leicester donna l'exemple,
et avant 1584 il avait déjà eu dix imitateurs. C'est à l'ensemble de
ces concurrences gênantes que Shakspeare, dans le premier Hamlet,
attribue les défections du public; il n'y a point de chronologie exacte
à tirer d'une phrase où sont rapprochés des faits qui s'espacent sur
plus de dix années; la troupe où Shakspeare était engagé datait
de 1575, et c'est à cause de son existence ancienne et non interrompue
que cette troupe, par l'organe de son poëte, traitait de nouveaux
venus tous ses rivaux. Ainsi, soit que l'on considère en elle-même
cette phrase du premier Hamlet, soit qu'on la compare au passage
correspondant du second Hamlet, tout ce qu'on en peut conclure, c'est
que le second Hamlet a été écrit après 1600, et le premier avant
1591; mais elle ne prouve aucunement que le premier Hamlet
date de 1584.
Mais Shakspeare, en 1584, donnait à son fils le nom de Hamlet!
Oui, ou du moins celui de Hamnet; ainsi le mentionne le registre de
l'état civil de Stratford-sur-Avon. Mais Hamlet ou Hamnet, peu importe:
on voit, dans divers actes, les deux noms couramment confondus;
seulement, comment voir dans cet acte de baptême la moindre
trace d'intentions sombres ou de préoccupations poétiques? L'enfant
reçut son nom tout simplement de son parrain, M. Hamnet ou Hamlet
Sadler, comme sa soeur jumelle recevait le sien de Mme Judith Sadler,
sa marraine; et si Amleth, le héros de la légende danoise et des histoires
de Belleforest, a quelque chose à voir en tout ceci, ce n'est
pas qu'il ait servi de patron au fils de Shakspeare: très-évidemment,
au contraire, le prince de Danemark ne naquit pour la scène et ne
s'appela Hamlet qu'après l'enfant obscur de Stratford-sur-Avon, à qui
il emprunta l'orthographe anglaise du nom sous lequel il est à jamais
connu. D'ailleurs, le lecteur trouvera à la fin de ce volume un Appendice
consacré à la comparaison des différents textes de Hamlet,
et cette étude plus générale lui fournira, nous l'espérons, quelques
raisons encore de conclure comme nous sur le point du débat spécial
auquel nous avons dû nous borner ici.
hamlet en francais texte
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