MACBETH
TRAGÉDIE
de
WILLIAM SHAKESPEARE
NOTICE SUR MACBETH
En l'année 1034, Duncan succéda sur le trône d'Écosse à son
grand-père Malcolm. Il tenait son droit de sa mère Béatrix, fille
aînée de Malcolm: la cadette, Doada, était mère de Macbeth, qui se
trouvait ainsi cousin-germain de Duncan. Le père de Macbeth était
Finleg, thane de Glamis, désigné sous le nom de Sinell dans la tragédie
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et dans la chronique de Hollinshed, d'après l'autorité d'Hector
Boèce, à qui a été emprunté le récit des événements concernant
Duncan et Macbeth. Comme Shakspeare a suivi de point en point la
chronique de Hollinshed, les faits contenus dans cette chronique sont
nécessaires à rappeler; ils ont d'ailleurs en eux-mêmes un intérêt
véritable.
Macbeth s'était rendu célèbre par son courage, et on l'eût jugé
parfaitement digne de régner s'il n'eût été «de sa nature,» dit la
chronique, «quelque peu cruel.» Duncan, au contraire, prince peu
guerrier, poussait jusqu'à l'excès la douceur et la bonté; en sorte que
si l'on eût pu fondre le caractère des deux cousins et les tempérer
l'un par l'autre, on aurait eu, dit la chronique. «un digne roi et un
excellent capitaine.»
Après quelques années d'un règne paisible, la faiblesse de Duncan
ayant encouragé les malfaiteurs, Banquo, thane de Lochaber,
chargé de recueillir les revenus du roi, se vit forcé de punir un peu
sévèrement (somewhat sharpelie) quelques-uns des plus coupables,
ce qui occasionna une révolte. Banquo, dépouillé de tout l'argent
qu'il avait reçu, faillit perdre la vie, et ne s'échappa qu'avec
peine et couvert de blessures. Aussitôt qu'elles lui permirent de se
rendre à la cour, il alla porter plainte à Duncan et il détermina enfin
celui-ci à faire sommer les coupables de comparaître; mais ils tuèrent
le sergent d'armes qu'on leur avait envoyé et se préparèrent à la
défense, excités par Macdowald, le plus considéré d'entre eux, qui,
réunissant autour de lui ses parents et ses amis, leur représenta
Duncan comme un lâche au coeur faible (taint hearted milksop),
plus propre à gouverner des moines qu'à régner sur une nation aussi
guerrière que les Écossais. La révolte s'étendit particulièrement sur
les îles de l'ouest, d'où une foule de guerriers vinrent dans le Lochaber
se ranger autour de Macdowald; l'espoir du butin attira aussi
d'Irlande un grand nombre de Kernes et de Gallouglasses1, prêts à
suivre Macdowald partout où il voudrait les conduire. Au moyen de
ces renforts, Macdowald battit les troupes que le roi avait envoyées
à sa rencontre, prit leur chef Malcolm, et, après la bataille, lui fit
trancher la tête.
Duncan, consterné de ces nouvelles, assembla un conseil où Macbeth
lui ayant vivement reproché sa faiblesse et sa lenteur à punir,
qui laissaient aux rebelles le temps de s'assembler, offrit cependant
de se charger, avec Banquo, de la conduite de la guerre. Son offre
ayant été acceptée, le seul bruit de son approche avec de nouvelles
troupes effraya tellement les rebelles qu'un grand nombre déserta
secrètement; et Macdowald, ayant essayé avec le reste, de tenir tête
à Macbeth, fut mis en déroute et forcé de s'enfuir dans un château
où il avait renfermé sa femme et ses enfants; mais, désespérant d'y
pouvoir tenir, et dans la crainte des supplices, il se tua, après avoir
tué d'abord sa femme et ses enfants. Macbeth entra sans obstacle
dans le château, dont les portes étaient demeurées ouvertes. Il n'y
trouva plus que le cadavre de Macdowald au milieu de ceux de sa
famille; et la barbarie de ce temps fut révoltée de ce qu'insensible à
ce tragique spectacle, Macbeth fit couper la tête de Macdowald pour
l'envoyer au roi, et attacher le reste du corps à un gibet. Il fit acheter
très-cher aux habitants des îles le pardon de leur révolte, ce qui
ne l'empêcha pas de faire exécuter tous ceux qu'il put prendre encore
dans le Lochaber. Les habitants se récrièrent hautement contre
cette violation de la foi promise, et les injures qu'ils proférèrent
contre lui, à cette occasion, irritèrent tellement Macbeth qu'il fut près
de passer dans les îles avec une armée pour se venger; mais il fut
détourné de ce projet par les conseils de ses amis, et surtout par les
présents au moyen desquels les insulaires achetèrent une seconde
fois leur pardon.
Peu de temps après, Suénon, roi de Norwége, ayant fait une descente
en Écosse, Duncan, pour lui résister, se mit à la tête de la
portion la plus considérable de son armée, dont il confia le reste à
Macbeth et à Banquo. Duncan, battu et près de s'enfuir, se réfugia
dans le château de Perth, où Suénon vint l'assiéger. Duncan ayant
secrètement instruit Macbeth de ses intentions, feignit de vouloir
traiter et traîna la chose en longueur jusqu'à ce qu'enfin, averti que
Macbeth avait réuni des forces suffisantes, il indiqua un jour pour
livrer la place, et en attendant il offrit aux Norwégiens de leur envoyer
des provisions de bouche, qu'ils acceptèrent avec d'autant
plus d'empressement que depuis plusieurs jours ils souffraient beaucoup
de la disette. Le pain et la bière qu'on leur livra avaient été
mêlés du jus d'une baie extrêmement narcotique, en sorte que, s'en
étant rassasiés avec avidité, ils tombèrent dans un sommeil dont il
fut impossible de les tirer. Alors Duncan fit avertir Macbeth, qui,
arrivant en diligence et entrant sans obstacle dans le camp, massacra
tous les Norwégiens, dont la plupart ne se réveillèrent pas, et dont
les autres se trouvèrent tellement étourdis par l'effet du soporifique
qu'ils ne purent faire aucune défense. Un grand nombre de mariniers
de la flotte norwégienne, qui étaient venus pour prendre leur part
de l'abondance répandue dans le camp, partagèrent le sort de leurs
compatriotes, et Suénon, qui se sauva, lui onzième, de cette boucherie,
trouva à peine assez d'hommes pour conduire le vaisseau sur
lequel il s'enfuit en Norwége. Ceux qu'il laissa derrière furent, trois
jours après, tellement battus par un vent d'est qu'ils se brisèrent les
uns contre les autres et s'enfoncèrent dans la mer, dans un lieu appelé
les sables de Drownelow, où ils sont encore aujourd'hui (1574),
dit la chronique, «au grand danger des vaisseaux qui viennent sur
la côte, la mer les couvrant entièrement pendant le flux, tandis
que le reflux en laisse paraître quelques parties au-dessus de l'eau.»
Ce désastre causa une telle consternation en Norwége qu'encore plusieurs
années après on n'y armait point un chevalier sans lui faire
jurer de venger ses compatriotes tués en Écosse. Duncan, pour célébrer
sa délivrance, ordonna de grandes processions; mais, pendant
qu'on les célébrait, on apprit le débarquement d'une armée de Danois,
sous les ordres de Canut, roi d'Angleterre, qui venait venger
son frère Suénon. Macbeth et Banquo allerent au-devant d'eux, les
défirent, les forcèrent à se rembarquer et à payer une somme considérable
pour obtenir la permission d'enterrer leurs morts à Saint-Colmes-Inch,
où, dit la chronique, on voit encore un grand nombre
de vieux tombeaux sur lesquels sont gravés les armes des Danois.
Tels sont, dans les exploits de Macbeth et de Banquo, ceux dont
Shakspeare, d'après Hollinshed, a fait usage dans sa tragédie. Ce fut
peu de temps après que Macbeth et Banquo, se rendant à Fores, où
était le roi, et chassant en chemin à travers les bois et les champs,
«sans autre compagnie que seulement eux-mêmes,» furent soudainement
accostés, au milieu d'une lande, par trois femmes bizarrement
vêtues et «semblables à des créatures de l'ancien monde» (elder
world), qui saluèrent Macbeth précisément comme on le voit dans la
tragédie. Sur quoi Banquo: «Quelle manière de femmes êtes-vous
donc, dit-il, de vous montrer si peu favorables envers moi que vous
assigniez à mon compagnon non-seulement de grands emplois, mais
encore un royaume, tandis qu'à moi vous ne me donnez rien du
tout?—Vraiment, dit la première d'entre elles, nous te promettons
de plus grands biens qu'à lui, car il régnera en effet, mais avec une
fin malheureuse, et il ne laissera aucune postérité pour lui succéder;
tandis qu'au contraire toi, à la vérité, ne régneras pas du
tout, mais de toi sortiront ceux qui gouverneront l'Écosse par une
longue suite de postérité non interrompue.» Aussitôt elles disparurent.
Quelque temps après, le thane de Cawdor ayant été mis à
mort pour cause de trahison, son titre fut conféré à Macbeth, qui
commença, ainsi que Banquo, à ajouter grande foi aux prédictions
des sorcières et à rêver aux moyens de parvenir à la couronne.
Il avait des chances d'y arriver légitimement, les fils de Duncan
n'étant pas encore en âge de régner et la loi d'Écosse portant que
si le roi mourait avant que ses fils ou descendants en ligne directe
fussent assez âgés pour prendre le maniement des affaires, on élirait
à leur place le plus proche parent du roi défunt. Mais Duncan ayant
désigné, avant l'âge, son fils Malcolm pour prince de Cumberland et
son successeur au trône, Macbeth, qui vit par là ses espérances renversées,
se crut en droit de venger l'injustice qu'il éprouvait. Il y
était d'ailleurs sans cesse excité par Caithness, sa femme, qui, brûlant
du désir de se voir reine, «et impatiente de tout délai, dit Boèce,
comme le sont toutes les femmes,» ne cessait de lui reprocher son
manque de courage. Macbeth ayant donc assemblé à Inverness, d'autres
disent à Botgsvane, un grand nombre de ses amis auxquels il fit
part de son projet, tua Duncan, et se rendit avec son parti à Scone,
où il se mit sans difficulté en possession de la couronne.
La chronique de Hollinshed rapporte sans aucun détail le meurtre
de Duncan. Les incidents qu'a mis en scène Shakspeare sont tirés
d'une autre partie de cette même chronique concernant le meurtre
du roi Duffe, assassiné, plus de soixante ans auparavant, par un seigneur
écossais nommé Donwald. Voici les circonstances de ce meurtre
telles que les rapporte la chronique.
Duffe s'était montré, dès le commencement de son règne, très-occupé
de protéger le peuple contre les malfaiteurs et «personnes
oisives qui ne voulaient vivre que sur les biens des autres.»
Il en fit exécuter plusieurs, força les autres à se retirer en Irlande
ou bien à apprendre quelque métier pour vivre. Bien qu'ils ne tinssent,
à ce qu'il paraît, à la haute noblesse d'Écosse que par des degrés
assez «éloignés, les nobles, dit la chronique, furent très-offensés de
cette extrême rigueur, regardant comme un déshonneur, pour des
gens descendus de noble parentage, d'être contraints de gagner
leur vie par le travail de leurs mains, ce qui n'appartient qu'aux
hommes de la glèbe et autres de la basse classe, nés pour travailler
à nourrir la noblesse et pour obéir à ses ordres.» Le roi fut, en
conséquence, regardé par eux comme ennemi des nobles et indigne
de les gouverner, étant, disaient-ils, uniquement dévoué aux intérêts
du peuple et du clergé, qui faisaient, en ce temps, cause commune
contre l'oppression des grands seigneurs. Le mécontentement s'accroissant
tous les jours, il s'éleva plusieurs révoltes, dans l'une desquelles
entrèrent quelques jeunes gentilshommes, parents de Donwald,
lieutenant pour le roi du château de Fores. Ces jeunes gens furent
pris, et Donwald, qui jusqu'alors avait servi fidèlement et utilement
le roi, se flatta d'obtenir leur grâce; mais n'ayant pu y parvenir, il
en conçut un violent ressentiment. Sa femme, que des causes pareilles
irritaient contre le roi, n'épargna rien pour l'aigrir et lui fit comprendre
combien il lui serait facile de se venger lorsque Duffe viendrait,
comme cela lui arrivait souvent, loger à Fores, sans autre garde que
la garnison du château, qui était entièrement à leur dévotion, et elle
lui en indiqua tous les moyens.
Duffe étant venu peu de temps après à Fores, la veille de son départ,
lorsqu'il se fut couché après avoir prié Dieu beaucoup plus tard
qu'à l'ordinaire, Donwald et sa femme se mirent à table avec les deux
chambellans, dont ils avaient préparé avec soin «l'arrière-souper ou
collation,» et les enivrèrent si bien qu'ils les firent tomber dans un
sommeil léthargique. Alors Donwald, «quoique dans son coeur il abhorrât
cette action,» excité par sa femme, appela quatre de ses domestiques
instruits de son projet, et qu'il avait séduits par des présents.
Ils entrèrent dans la chambre de Duffe, le tuèrent, emportèrent
son corps hors du château par une poterne, et, le mettant sur un
cheval préparé à cet effet, le transportèrent à deux milles de là, près
d'une petite rivière qu'ils détournèrent avec l'aide de quelques paysans;
puis, creusant une fosse dans le fond du lit de la rivière, ils y
enterrèrent le cadavre et firent repasser les eaux par-dessus, dans la
crainte que s'il venait à être découvert, ses blessures ne saignassent
lorsque Donwald en approcherait, et ne le fissent ainsi reconnaître
comme l'auteur du meurtre. Donwald, pendant ce temps, avait eu soin
de se tenir parmi ceux qui faisaient la garde, et qu'il ne quitta pas
pendant le reste de la nuit. Les circonstances subséquentes, relatives
au meurtre des deux chambellans, sont telles que Shakspeare les a
représentées dans Macbeth. Il en est de même des prodiges qu'il rapporte
et qui eurent lieu à la mort de Duffe. Le soleil ne parut point
durant six mois, jusqu'à ce qu'enfin les meurtriers ayant été découverts
et exécutés, il brilla de nouveau sur la terre, et les champs se
couvrirent de fleurs, bien que ce ne fût pas la saison.
Pour revenir à Macbeth, les dix premières années de son règne furent
signalées par un gouvernement sage, équitable et vigoureux. On
rapporte plusieurs de ses lois, dont voici quelques-unes:
«Celui qui en accompagnera un autre pour lui faire cortège, soit
à l'église, au marché, ou à quelque autre lieu d'assemblée publique,
sera mis à mort, à moins qu'il ne reçoive sa subsistance de celui
qu'il accompagne.» La peine de mort était également portée contre
celui qui prêtait serment à tout autre qu'au roi.
«Aucune sorte de seigneurs et de grands barons ne pourront, sous
peine de mort, contracter mariage les uns avec les autres, surtout
si leurs terres sont voisines.»
«Toute arme (armour) et toute épée portée pour un autre effet
que la défense du roi et du royaume en temps de guerre sera confisquée
à l'usage du roi, avec tous les autres biens meubles (moveable
goods) de la personne délinquante.» Il est également défendu à
tout homme du peuple d'entretenir un cheval pour aucun autre usage
que l'agriculture, mais cela seulement sous peine de confiscation du
cheval.
«Tous ceux qui, nommés gouverneurs ou (comme je puis les appeler)
capitaines, achèteront quelques terres ou possessions dans
les limites de leur commandement, perdront ces terres ou possessions,
et l'argent qui aura servi à les payer.» Il leur est également
défendu, sous peine de perdre leurs charges, sans pouvoir être remplacés
par personne de leur famille, de marier leurs fils ou filles dans
leur gouvernement.
«Personne ne pourra siéger dans une cour temporelle, sans y être
autorisé par une convention du roi.» Tous les actes doivent être
également passés au nom du roi.
Quelques autres lois ont pour objet d'assurer les immunités du
clergé et l'autorité des censures de l'Église, de régler les devoirs de
la chevalerie, les successions, etc. Plusieurs de ces lois, dont quelques-unes
assez singulières pour le temps, sont faites par des motifs
d'ordre et de règle; d'autres sont destinées à maintenir l'indépendance
civile contre le pouvoir des officiers de la couronne; mais la plupart
ont évidemment pour objet de diminuer la puissance des nobles et de
concentrer toute l'autorité dans les mains du roi. Toutes sont rapportées
par les historiens du temps comme des lois sages et bienfaisantes;
et si Macbeth fût arrivé au trône par des moyens légitimes, s'il eût
continué dans les voies de la justice comme il avait commencé, il aurait
pu, dit la chronique de Hollinshed, «être compté au nombre des
plus grands princes qui eussent jamais régné.»
Mais ce n'était, continue notre chronique, qu'un zèle d'équité contrefait
et contraire à son inclination naturelle. Macbeth se montra
enfin tel qu'il était; et le même sentiment de sa situation qui l'avait
porté à rechercher la faveur publique par la justice changea la
justice en cruauté; «car les remords de sa conscience le tenaient
dans une crainte continuelle qu'on ne le servît de la
même coupe qu'il avait administrée à son prédécesseur.» Dès
lors commence le Macbeth de la tragédie. Le meurtre de Banquo,
exécuté de la même manière et pour les mêmes motifs que ceux que
lui attribue Shakspeare, est suivi d'un grand nombre d'autres crimes
qui lui font «trouver une telle douceur à mettre ses nobles à mort
que sa soif pour le sang ne peut plus être satisfaite, et le peuple
n'est, pas plus que la noblesse, à l'abri de ses barbaries et de ses
rapines.» Des magiciens l'avaient averti de se garder de Macduff,
dont la puissance d'ailleurs lui faisait ombrage, et sa haine contre
lui ne cherchait qu'un prétexte. Macduff, prévenu du danger, forma
le projet de passer en Angleterre pour engager Malcolm, qui s'y était
réfugié, à venir réclamer ses droits. Macbeth en fut informé, «car
les rois, dit la chronique, ont des yeux aussi perçants que le lynx
et des oreilles aussi longues que Midas,» et Macbeth tenait chez
tous les nobles de son royaume des espions à ses gages. La fuite de
Macduff, le massacre de tout ce qui lui appartenait, sa conversation
avec Malcolm, sont des faits tirés de la chronique. Malcolm opposa
d'abord aux empressements de Macduff des raisons tirées de
sa propre incontinence, et Macduff lui répondit comme dans Shakspeare,
en ajoutant seulement: «Fais-toi toujours roi, et j'arrangerai
les choses avec tant de prudence que tu pourras te satisfaire à ton
plaisir, si secrètement que personne ne s'en apercevra.» Le reste
de la scène est fidèlement imité par le poëte; et tout ce qui concerne
la mort de Macbeth, les prédictions qui lui avaient été faites et la manière
dont elles furent à la fois éludées et accomplies, est tiré presque
mot pour mot de la chronique où nous voyons enfin comment «par
l'illusion du diable il déshonora, par la plus terrible cruauté, un
règne dont les commencements avaient été utiles à son peuple2.»
Macbeth avait assassiné Duncan en 1040; il fut tué lui-même en
1057, après dix sept ans de règne.
Tel est l'ensemble de faits auquel Shakspeare s'est chargé de donner
l'âme et la vie. Il se place simplement au milieu des événements
et des personnages, et d'un souffle mettant en mouvement toutes ces
choses inanimées, il nous fait assister au spectacle de leur existence.
Loin de rien ajouter aux incidents que lui a fournis la relation à laquelle
il emprunte son sujet, il en retranche beaucoup; il élague surtout
ce qui altérerait la simplicité de sa marche et embarrasserait
l'action de ses personnages; il supprime ce qui l'empêcherait de les
pénétrer d'une seule vue et de les peindre en quelques traits. Macbeth,
avec les crimes et les grandes qualités que lui attribue son histoire,
serait un être trop compliqué; il faudrait en lui trop d'ambition
et trop de vertu à la fois pour que l'une de ses dispositions pût se
soutenir quelque temps en présence de l'autre, et l'on aurait besoin
de trop grandes machines pour faire pencher la balance de l'un ou
l'autre côté. Le Macbeth de Shakspeare n'est brillant que par ses vertus
guerrières, et surtout par sa valeur personnelle; il n'a que les
qualités et les défauts d'un barbare: brave, mais point étranger à la
crainte du péril dès qu'il y croit, cruel et sensible par accès, perfide
par inconstance, toujours prêt à céder à la tentation qui se présente,
qu'elle soit de crime ou de vertu, il a bien, dans son ambition et
dans ses forfaits, ce caractère d'irréflexion et de mobilité qui appartient
à une civilisation presque sauvage; ses passions sont impérieuses,
mais aucune série de raisonnements et de projets ne les
détermine et ne les gouverne; c'est un arbre élevé, mais sans racines,
que le moindre vent peut ébranler et dont la chute est un désastre.
De là naît sa grandeur tragique; elle est dans sa destinée
plus que dans son caractère. Macbeth, placé plus loin des espérances
du trône, fût demeuré vertueux, et sa vertu eût été inquiète, car elle
eût été seulement le fruit de la circonstance; son crime devient pour
lui un supplice, parce que c'est la circonstance qui le lui a fuit commettre:
ce crime n'est pas sorti du fond de la nature de Macbeth; et
cependant il s'attache à lui, l'enveloppe, l'enchaîne, le déchire de
toutes parts, et lui crée ainsi une destinée tourmentée et irrémissible,
où le malheureux s'agite vainement, ne faisant rien qui ne
l'enfonce toujours davantage, et avec plus de désespoir, dans la carrière
que lui prescrit désormais son implacable persécuteur. Macbeth
est un de ces caractères marqués dans toutes les superstitions pour
devenir la proie et l'instrument de l'esprit pervers, qui prend plaisir
à les perdre parce qu'ils ont reçu quelque étincelle de la nature divine,
et qui en même temps n'y rencontre que peu de difficultés, car
cette lumière céleste ne lance en eux que des rayons passagers, à
chaque instant obscurcis par des orages.
Lady Macbeth est bien précisément la femme d'un tel homme, le produit
d'un même état de civilisation, d'une même habitude de passions.
Elle y joint de plus d'être une femme, c'est-à-dire sans prévoyance, sans
généralité dans les vues, n'apercevant à la fois qu'une seule partie
d'une seule idée, et s'y livrant tout entière sans jamais admettre ce qui
pourrait l'en distraire et l'y troubler. Les sentiments qui appartiennent
à son sexe ne lui sont point étrangers: elle aime son mari,
connaît les joies d'une mère, et n'a pu tuer elle-même Duncan,
parce qu'il ressemblait à son père endormi; mais elle veut être reine.
Il faut pour cela que Duncan périsse; elle ne voit dans la mort de
Duncan que le plaisir d'être reine; son courage est facile, car elle
n'aperçoit pas ce qui pourrait la faire reculer. Lorsque la passion
sera satisfaite et l'action commise, alors seulement les autres conséquences
lui en seront révélées comme une nouveauté dont elle n'avait
pas eu la plus légère prévision. Ces craintes, cette nécessité de nouveaux
forfaits, que son mari avait entrevus d'avance, elle n'y avait
jamais songé. Elle voulait bien rejeter le crime sur les deux chambellans;
mais ce n'est pas elle qui songe à les tuer; ce n'est pas elle
qui prépare le meurtre de Banquo, le massacre de la famille de Macduff.
Elle n'a pas vu si loin; elle n'avait pas même deviné, en entrant
dans la chambre de Duncan égorgé, l'effet que produirait sur
elle un pareil spectacle. Elle en sort troublée, ne dédaignant plus les
terreurs de son mari, mais l'engageant seulement à ne se pas trop
arrêter sur des images, dont on voit qu'elle commence à se sentir
elle-même obsédée. Le coup est porté et se révélera dans l'admirable
et terrible scène du somnambulisme: c'est là que nous apprendrons
ce que devient, lorsqu'il n'est plus soutenu par l'aveugle emportement
de la passion, ce caractère en apparence si inébranlable. Macbeth
s'est affermi dans le crime, après avoir hésité à le commettre,
parce qu'il le comprenait; nous verrons sa femme, succombant sous
la connaissance qu'elle en a trop tard acquise, substituer une idée
fixe à une autre, mourir pour s'en délivrer, et punir par la folie du
désespoir le crime que lui a fait commettre la folie de l'ambition.
Les autres personnages, amenés seulement pour concourir à ce
grand tableau de la marche et de la destinée du crime, n'ont d'autre
couleur que celle de la situation que leur donne l'histoire. Les sorcières
sont bien ce qu'elles doivent être, et je ne sais pourquoi il est
d'usage de se récrier avec dégoût contre cette portion de la représentation
de Macbeth: lorsqu'on voit ces viles créatures arbitres de
la vie, de la mort, de toutes les chances et de tous les intérêts de
l'humanité, et qui en disposent d'après les plus méprisables caprices
de leur odieuse nature, à la terreur qu'inspire leur pouvoir se joint
l'effroi que fait naître leur déraison, et le ridicule même d'un tel
spectacle en augmente l'effet.
Le style de Macbeth est remarquable, dans son énergie sauvage,
par une recherche qu'on aura raison de lui reprocher, mais qu'à
tort on regarderait comme contraire à la vérité autant qu'elle l'est au
naturel: la recherche n'est point incompatible avec la grossièreté
des moeurs et des idées; elle semble même assez ordinaire aux temps
et aux situations où manquent les idées générales. L'esprit, qui ne
peut demeurer oisif, s'attache alors aux plus petits rapports, s'y
complaît et s'en fait une habitude que nous retrouvons dans toutes
les situations analogues. Rien n'est plus alambiqué que l'esprit de
la littérature du moyen âge. Ce que nous connaissons des discours
des sauvages contient beaucoup d'idées recherchées; la recherche
est le caractère des beaux esprits de la classe inférieure; les injures
mêmes des gens du peuple sont composées quelquefois avec
une recherche tout à fait singulière, comme si, dans ces moments
où la colère exalte les facultés, leur esprit saisissait avec plus de
facilité et d'abondance les rapports de ce genre, les seuls où il soit
capable d'atteindre.
On croit que Macbeth fut représenté en 1606; l'idée de faire une
tragédie sur ce sujet, nécessairement agréable au roi Jacques, qui
venait de monter sur le trône d'Angleterre, fut probablement inspirée
à Shakspeare par une pièce de vers en une petite scène, qu'en
1605, des étudiants d'Oxford récitèrent en latin devant le roi, et en
anglais devant la reine qui l'avait accompagné dans la ville. Les
étudiants étaient au nombre de trois et parlaient probablement tour
à tour; leurs discours roulèrent sur la prédiction faite à Banquo; et
par une allusion au triple salut qu'avait reçu Macbeth, ils saluèrent
Jacques roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande. Ils le saluèrent
même roi de France, ce qui détruisait assez gratuitement la vertu
du nombre trois.
MACBETH
PERSONNAGES
Fils du roi.
MALCOLM.
DONALBAIN.
Généraux de l'armée du roi.
MACBETH.
BANQUO.
Seigneurs écossais.
MACDUFF.
LENOX.
ROSSE.
MENTEITH.
ANGUS.
CAITHNESS.
FLEANCE, fils de Banquo.
SIWARD, comte de Northumberland, général de l'armée anglaise.
LE FILS DE SIWARD.
SEYTON, officier attaché à Macbeth.
LE FILS DE MACDUFF.
UN MÉDECIN ANGLAIS.
UN MÉDECIN ÉCOSSAIS.
LADY MACBETH.
LADY MACDUFF.
DAMES DE LA SUITE DE LADY MACBETH.
LORDS, GENTILSHOMMES, OFFICIERS, SOLDATS, MEURTRIERS, SUIVANTS ET MESSAGERS.
HECATE ET TROIS SORCIÈRES.
L'OMBRE DE BANQUO ET AUTRES APPARITIONS.
La scène est en Écosse, et surtout dans le château de Macbeth,
excepté à la fin du quatrième acte, où elle se passe en Angleterre.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Un lieu découvert.—Tonnerre, éclairs.
Entrent LES TROIS SORCIÈRES.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Quand nous réunirons-nous maintenant
toutes trois? Sera-ce par le tonnerre, les éclairs ou
la pluie?
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Quand le bacchanal aura cessé,
quand la bataille sera gagnée et perdue.
TROISIÈME SORCIÈRE.—Ce sera avant le coucher du soleil.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—En quel lieu?
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Sur la bruyère.
TROISIÈME SORCIÈRE.—Pour y rencontrer Macbeth.
(Une voix les appelle.)
PREMIÈRE SORCIÈRE.—J'y vais, Grimalkin3!
LES TROIS SORCIÈRES, à la fois.—Paddock4 appelle.—Tout
à l'heure!—Horrible est le beau, beau est l'horrible.
Volons à travers le brouillard et l'air impur.
(Elles disparaissent.)
SCÈNE II
Un camp près de Fores.
Entrent LE ROI DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN,
LENOX, et leur suite. Ils vont à la rencontre d'un soldat
blessé et sanglant.
DUNCAN.—Quel est cet homme tout couvert de sang? Il
me semble, d'après son état, qu'il pourra nous dire où
en est actuellement la révolte.
MALCOLM.—C'est le sergent qui a combattu en brave et
intrépide soldat pour me sauver de la captivité.—Salut,
mon brave ami; apprends au roi ce que tu sais de la
mêlée: en quel état l'as-tu laissée?
LE SERGENT.—Elle demeurait incertaine, comme deux
nageurs épuisés qui s'accrochent l'un à l'autre et paralysent
tous leurs efforts. L'impitoyable Macdowald (bien
fait pour être un rebelle, car tout l'essaim5 des vices de
la nature s'est abattu sur lui pour l'amener là) avait reçu
des îles de l'ouest un renfort de Kernes6 et de Gallow-Glasses;
et la Fortune, souriant à sa cause maudite,
semblait se faire la prostituée d'un rebelle. Mais tout
cela n'a pas suffi. Le brave Macbeth (il a bien mérité ce
nom) dédaignant la Fortune, comme le favori de la
Valeur, avec son épée qu'il brandissait toute fumante
d'une sanglante exécution, s'est ouvert un passage, jusqu'à
ce qu'il se soit trouvé en face du traître, à qui il n'a
pas donné de poignée de mains ni dit adieu, qu'il ne l'eût
décousu du nombril à la mâchoire, et qu'il n'eût placé
sa tête sur nos remparts.
DUNCAN.—O mon brave cousin! digne gentilhomme!
LE SERGENT.—De même que le point où le soleil commence
à luire est celui d'où viennent éclater les tempêtes
qui brisent nos vaisseaux, et les effroyables tonnerres,
ainsi de la source d'où semblait devoir arriver le secours
ont surgi de nouvelles détresses.—Écoute, roi d'Écosse,
écoute.—A peine la justice, armée de la valeur, avait-elle
forcé ces Kernes voltigeurs à se fier à leurs jambes, que
le chef des Norwégiens, saisissant son avantage avec des
bataillons tout frais et des armes bien fourbies, a commencé
une seconde attaque.
DUNCAN.—Cela n'a-t-il pas effrayé nos généraux Macbeth
et Banquo?
LE SERGENT.—Oui, comme les passereaux l'aigle, ou le
lièvre le lion. Pour dire vrai, je ne les puis comparer
qu'à deux canons chargés jusqu'à la gueule de doubles
charges, tant ils redoublaient leurs coups redoublés sur
les ennemis. À moins qu'ils n'eussent résolu de se baigner
dans la fumée des blessures, ou de laisser à la mémoire
le souvenir d'un autre Golgotha, je n'en sais rien.—Mais
je me sens faible; mes plaies crient au secours.
DUNCAN.—Tes paroles te vont aussi bien que tes blessures:
elles ont un parfum d'honneur.—Allez avec lui,
amenez-lui les chirurgiens.—(Le sergent sort accompagné.)
Qui s'avance vers nous?
(Entre Rosse.)
MALCOLM.—C'est le digne thane de Rosse.
LENOX.—Quel empressement peint dans ses regards! A
le voir, il aurait l'air de nous annoncer d'étranges choses.
ROSSE.—Dieu sauve le roi!
DUNCAN.—D'où viens-tu, digne thane?
ROSSE.—De Fife, grand roi, où les bannières des Norwégiens
insultent les cieux et glacent nos gens du vent
qu'elles agitent. Le roi de Norwége en personne, à la tête
d'une armée terrible, et secondé par ce traitre déloyal,
le thane de Cawdor, avait engagé un combat funeste,
lorsque le nouvel époux de Bellone, revêtu d'une armure
éprouvée, s'est mesuré avec lui à forces égales, et son fer
opposé contre un fer rebelle, bras contre bras, a dompté
son farouche courage.—Pour conclure, la victoire nous
est restée.
DUNCAN.—Quel bonheur!
ROSSE.—Maintenant Suénon, le roi de Norwége, demande
à entrer en composition: nous n'avons pas daigné
lui permettre d'enterrer ses morts, qu'il n'eût déposé
d'avance à Saint-Colmes-Inch dix mille dollars pour notre
usage général.
DUNCAN.—Le thane de Cawdor ne trahira plus nos
intérêts confidentiels. Allez, ordonnez sa mort, et saluez
Macbeth du titre qui lui a appartenu.
ROSSE.—Je vais faire exécuter vos ordres.
DUNCAN.—Ce qu'il a perdu, le brave Macbeth l'a gagné.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Une bruyère.—Tonnerre.
Entrent LES TROIS SORCIÈRES.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Où as-tu été, ma soeur.
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Tuer les cochons.7
TROISIÈME SORCIÈRE.—Et toi, ma soeur?
PREMIÈRE SORCIÈRE.—La femme d'un matelot avait des
châtaignes dans son tablier; elle mâchonnait, mâchonnait,
mâchonnait.—Donne-m'en, lui ai-je dit.—Arrière,
sorcière! m'a répondu cette maigrichonne8 nourrie de
croupions.—Son mari est parti pour Alep, comme patron
du Tigre; mais je m'embarquerai avec lui dans un tamis,
et sous la forme d'un rat sans queue,9 je ferai, je ferai,
je ferai.
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Je te donnerai un vent.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Tu es bien bonne.
TROISIÈME SORCIÈRE.—Et moi un autre.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—J'ai déjà tous les autres, les ports
vers lesquels ils soufflent, et tous les endroits marqués
sur la carte des marins. Je le rendrai sec comme du
foin, le sommeil ne descendra ni jour ni nuit sur sa paupière
enfoncée; il vivra comme un maudit, pendant neuf
fois neuf longues semaines; il maigrira, s'affaiblira, languira;
et si sa barque ne peut périr, du moins sera-t-elle
battue par la tempête.—Voyez ce que j'ai là.
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Montre-moi, montre-moi.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—C'est le ponce d'un pilote qui a
fait naufrage en revenant dans son pays.
(Tambour derrière le théâtre.)
TROISIÈME SORCIÈRE.—Le tambour! le tambour! Macbeth
arrive.
TOUTES TROIS ENSEMBLE.—Les soeurs du Destin10 se
tenant par la main, parcourant les terres et les mers,
ainsi tournent, tournent, trois fois pour le tien, trois fois
pour le mien, et trois fois encore pour faire neuf. Paix!
le charme est accompli.
(Macbeth et Banquo paraissent, traversant cette plaine de
bruyères; ils sont suivis d'officiers et de soldats.)
MACBETH.—Je n'ai jamais vu de jour si sombre et si
beau.
BANQUO.—Combien dit-on qu'il y a d'ici à Fores?—Quelles
sont ces créatures si décharnées et vêtues d'une
manière si bizarre? Elles ne ressemblent point aux habitants
de la terre, et pourtant elles y sont.—Êtes-vous
des êtres que l'homme puisse questionner? Vous semblez
me comprendre, puisque vous placez toutes trois à la fois
votre doigt décharné sur vos lèvres de parchemin. Je
vous prendrais pour des femmes si votre barbe ne me
défendait de le supposer.
MACBETH.—Parlez, si vous pouvez; qui êtes-vous?
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Salut, Macbeth! salut à toi, thane
de Glamis!
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Salut, Macbeth! salut à toi, thane
de Cawdor!
TROISIÈME SORCIÈRE.—Salut, Macbeth, qui seras roi un
jour!
BANQUO.—Mon bon seigneur, pourquoi tressaillez-vous,
et semblez-vous craindre des choses dont le son
vous doit être si doux?—Au nom de la vérité, êtes-vous
des fantômes, ou êtes-vous en effet ce que vous paraissez
être? Vous saluez mon noble compagnon d'un titre nouveau,
de la haute prédiction d'une illustre fortune et de
royales espérances, tellement qu'il en est comme hors
de lui-même; et moi, vous ne me parlez pas: si vos regards
peuvent pénétrer dans les germes du temps, et
démêler les semences qui doivent pousser et celles qui
avorteront, parlez-moi donc à moi qui ne sollicite ni ne
redoute vos faveurs ou votre haine.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Salut!
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Salut!
TROISIÈME SORCIÈRE.—Salut!
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Moindre que Macbeth et plus
grand.
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Moins heureux, et cependant
beaucoup plus heureux.
TROISIÈME SORCIÈRE.—Tu engendreras des rois, quoique
tu ne le sois pas. Ainsi salut, Macbeth et Banquo!
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Banquo et Macbeth, salut!
MACBETH.—Demeurez; vous dont les discours demeurent
imparfaits, dites-m'en davantage. Par la mort de
Sinel, je sais que je suis thane de Glamis; mais comment
le serais-je de Cawdor? Le thane de Cawdor est
vivant, est un seigneur prospère; et devenir roi n'entre
pas dans la perspective de ma croyance, pas plus que
d'être thane de Cawdor. Parlez, d'où tenez-vous ces
étranges nouvelles, et pourquoi arrêtez-vous nos pas sur
ces bruyères desséchées par vos prophétiques saluts?—Je
vous somme de parler.
(Les sorcières disparaissent.)
BANQUO.—De la terre comme de l'eau s'élèvent des
bulles d'air; c'est là ce que nous avons vu.—Où se sont-elles
évanouies?
MACBETH.—Dans l'air; et ce qui paraissait un corps
s'est dissipé comme l'haleine dans les vents.—Plût à
Dieu qu'elles eussent demeuré plus longtemps!
BANQUO.—Étaient-elles réellement ici ces choses dont
nous parlons, ou bien aurions-nous mangé de cette racine
de folie11 qui rend la raison captive?
MACBETH.—Vos enfants seront rois.
BANQUO.—Vous serez roi.
MACBETH.—Et thane de Cawdor aussi: cela ne s'est-il
pas dit ainsi?
BANQUO.—Air et paroles.—Mais qui vient à nous?
(Entrent Rosse et Angus.)
ROSSE.—Macbeth, le roi a reçu avec joie la nouvelle
de tes succès; et à la lecture de tes exploits dans le combat
contre les rebelles, son étonnement et son admiration
se disputaient en lui pour savoir ce qui devait lui
rester ou t'appartenir12. Réduit par là au silence, en parcourant
le reste des événements du même jour, il t'a
trouvé au milieu des solides bataillons norwégiens, sans
effroi au milieu de ces étranges spectacles de mort, ouvrage
de ta main. Aussi pressés que la parole, les courriers
succédaient aux courriers, chacun apportant et répandant
devant lui les éloges que tu mérites pour cette
étonnante défense de son royaume.
ANGUS.—Nous avons été envoyés pour te porter les
remerciements de notre royal maître, pour te conduire
en sa présence, non pour te récompenser.
ROSSE.—Et pour gage de plus grands honneurs, il
m'a ordonné de te saluer de sa part thane de Cawdor.
Ainsi, digne thane, salut sous ce nouveau titre, car il
t'appartient.
BANQUO.—Quoi! le diable peut-il dire vrai?
MACBETH.—Le thane de Cawdor est vivant. Pourquoi
venez-vous me revêtir de vêtements empruntés?
ANGUS.—Celui qui fut thane de Cawdor vit encore;
mais sous le poids d'un jugement auquel est soumise
cette vie qu'il a mérité de perdre. S'il était d'intelligence
avec le roi de Norwége, ou s'il prêtait aux rebelles une
aide et des secours clandestins, ou si, de concert avec
tous deux, il travaillait à la ruine de son pays, c'est ce
que j'ignore; mais des trahisons capitales, avouées et
prouvées, l'ont perdu sans ressource.
MACBETH.—Thane de Glamis et thane de Cawdor! le
plus grand est encore à venir.—Merci de votre peine.—N'espérez-vous
pas à présent que vos enfants seront rois,
puisque celles qui m'ont salué thane de Cawdor ne leur
ont rien moins promis?
BANQUO.—Si vous le croyez sincèrement, cela pourrait
bien aussi vous faire aspirer à obtenir la couronne,
outre le titre de thane de Cawdor; mais c'est étrange;
et souvent, pour nous attirer à notre perte, les ministres
des ténèbres nous disent la vérité: ils nous amorcent par
des bagatelles permises, pour nous précipiter ensuite
dans les conséquences les plus funestes.—Mes cousins,
un mot, je vous prie.
MACBETH.—Deux vérités m'ont été dites13, favorables
prologues de la grande scène de ce royal sujet.—Je vous
remercie, messieurs.—Cette instigation surnaturelle ne
peut être mauvaise, ne peut être bonne. Si elle est mauvaise,
pourquoi me donnerait-elle un gage de succès, en
commençant ainsi par une vérité? Je suis thane de Cawdor.
Si elle est bonne, pourquoi est-ce que je cède à
cette suggestion, dont l'horrible image agite mes cheveux
et fait que mon coeur, retenu à sa place, va frapper
mes côtes par un mouvement contraire aux lois de la
nature? Les craintes présentes sont moins terribles que
d'horribles pensées. Mon esprit, où le meurtre n'est encore
qu'un fantôme, ébranle tellement mon individu que
toutes les fonctions en sont absorbées par les conjectures;
et rien n'y existe que ce qui n'est pas.
BANQUO.—Voyez dans quelles réflexions est plongé
notre compagnon.
MACBETH.—Si le hasard veut me faire roi, eh bien!
le hasard peut me couronner sans que je m'en mêlé.
BANQUO.—Ces nouveaux honneurs lui font l'effet de
nos habits neufs: ils ne collent au corps qu'avec un peu
d'usage.
MACBETH.—Arrive ce qui pourra; le temps et les
heures avancent à travers la plus mauvaise journée.
BANQUO.—Digne Macbeth, nous attendons votre bon
plaisir.
MACBETH.—Pardonnez-moi: ma mauvaise tête se travaillait
à retrouver des choses oubliées.—Nobles seigneurs,
vos services sont consignés dans un registre
dont chaque jour je tournerai la feuille pour les relire.—Allons
trouver le roi. (A Banquo.) Réfléchissez à ce
qui est arrivé; et, plus à loisir, après avoir tout bien
pesé, dans l'intervalle, nous en parlerons à coeur ouvert.
BANQUO.—Très-volontiers.
MACBETH.—Jusque-là c'est assez.—Allons, mes amis....
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
A Fores, un appartement dans le palais.—Fanfares.
Entrent DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN, LENOX
et leur suite.
DUNCAN.—À-t-on exécuté Cawdor? Ceux que j'en
avais chargés ne sont-ils pas encore revenus?
MALCOLM.—Mon souverain, ils ne sont pas encore de
retour; mais j'ai parlé à quelqu'un qui l'avait vu mourir.
Il m'a rapporté qu'il avait très-franchement avoué
sa trahison, imploré le pardon de Votre Majesté, et manifesté
un profond repentir. Il n'y a rien eu dans sa vie
d'aussi honorable que la manière dont il l'a quittée. Il
est mort en homme qui s'est étudié, en mourant, à laisser
échapper la plus chère de ses possessions comme une
bagatelle sans importance.
DUNCAN.—Il n'y a point d'art qui apprenne à découvrir
sur le visage les inclinations de l'âme: c'était un
homme en qui j'avais placé une confiance absolue.—(Entrent
Macbeth, Banquo, Rosse et Angus.) O mon très-digne
cousin, je sentais déjà peser sur moi le poids de
l'ingratitude. Tu as tellement pris les devants, que la
plus rapide récompense n'a pour t'atteindre qu'une aile
bien lente.—Je voudrais que tu eusses moins mérité, et
que tu m'eusses ainsi laissé les moyens de régler moi-même
la mesure de ton salaire et de ma reconnaissance.
Il me reste seulement à te dire qu'il t'est dû plus qu'on
ne pourrait acquitter en allant au delà de toute récompense
possible.
MACBETH.—Le service et la fidélité que je vous dois, en
s'acquittant, se récompensent eux-mêmes. Il appartient
à Votre Majesté de recevoir le tribut de nos devoirs, et
nos devoirs nous lient à votre trône et à votre État
comme des enfants et des serviteurs, qui ne font que ce
qu'ils doivent en faisant tout ce qui peut mériter votre
affection et votre estime14.
DUNCAN.—Sois ici le bienvenu: j'ai commencé à te
planter, et travaillerai à te faire parvenir à la plus haute
croissance.—Noble Banquo, tu n'as pas moins mérité,
et cela ne doit pas être moins connu. Laisse-moi t'embrasser
et te presser sur mon coeur.
BANQUO.—Si j'y acquiers du terrain, la moisson sera à
vous.
DUNCAN.—Tant de joies accumulées, prêtes à déborder
par leur plénitude, cherchent à se cacher dans les larmes
de la tristesse. Mes fils, mes parents, vous, thanes, et
vous, après eux les premiers en dignités, sachez aujourd'hui
que nous voulons transmettre notre couronne à
Malcolm, l'aîné de nos enfants, qui portera désormais le
titre de prince de Cumberland, honneur qui ne lui doit
pas profiter à lui seul, et sans en amener d'autres à sa
suite, mais qui fera briller comme autant d'étoiles des
distinctions nouvelles sur tous ceux qui les ont méritées.—Partons
pour Inverness; je veux vous avoir de nouvelles
obligations.
MACBETH.—Le repos est une fatigue quand je ne vous
le consacre pas. Je veux vous annoncer moi-même, et
remplir ma femme de joie par la nouvelle de votre arrivée.
Ainsi, je prends humblement congé de vous.
DUNCAN.—Mon digne Cawdor!
MACBETH, à part.—Le prince de Cumberland! Voilà un
obstacle sur lequel je dois trébucher si je ne saute pardessus,
car il se trouve dans mon chemin.—Étoiles,
cachez vos feux; que la lumière ne puisse voir mes profonds
et sombres désirs; l'oeil se ferme devant la main.
Mais il faut que cela se fasse, ce que mon oeil craindra de
voir lorsque ce sera fait.
(Il sort.)
DUNCAN.—C'est la vérité, digne Banquo, il est aussi
vaillant que vous le dites: je me nourris des éloges qu'on
lui donne; c'est pour moi un festin. Suivons-le tandis
que ses soins nous devancent pour nous préparer un bon
accueil. C'est un parent sans égal.
(Fanfares.—Ils sortent.)
SCÈNE V
À Inverness.—Un appartement du château de Macbeth.
Entre LADY MACBETH, lisant une lettre.
«Elles sont venues à moi au jour du succès, et j'ai
appris par le plus incontestable témoignage qu'en elles
résidait une intelligence plus qu'humaine. Lorsque je
brûlais de leur faire d'autres questions, elles se sont
confondues dans l'air et y ont disparu. J'étais encore
éperdu de surprise lorsque des envoyés du roi sont
venus me saluer thane de Cawdor. C'était sous ce titre
que les soeurs du Destin m'avaient salué en me renvoyant
ensuite à l'avenir par ces paroles: Salut, toi qui
seras roi. J'ai cru que cela était bon à te faire connaître,
chère compagne de ma grandeur: afin que tu ne
perdisses pas la part de joie qui t'est due, par ignorance
de la grandeur qui t'est promise. Place ceci dans ton
coeur. Adieu.»
Tu es thane de Glamis et de Cawdor, et tu seras aussi
ce qu'on t'a prédit.—Cependant je crains ta nature, elle
est trop pleine du lait des tendresses humaines pour te
conduire par le chemin le plus court. Tu voudrais être
grand, tu n'es pas sans ambition; mais tu ne la voudrais
pas accompagnée du crime: ce que tu veux de grand,
tu le voudrais saintement; tu ne voudrais pas jouer malhonnêtement,
et cependant tu voudrais gagner déloyalement.
Noble Glamis, tu voudrais obtenir ce qui te crie:
«Voilà ce qu'il te faut faire si tu prétends obtenir; ce
que tu crains de faire plutôt que tu ne désires que cela
ne soit pas fait.» Hâte-toi d'arriver, que je verse dans
tes oreilles l'esprit qui m'anime, et dompte par l'énergie
de ma langue tout ce qui pourrait arrêter ta route vers
ce cercle d'or dont les destins et cette assistance surnaturelle
semblent vouloir te couronner.—(Entre un serviteur.)
Quelles nouvelles apportes-tu?
LE SERVITEUR.—Le roi arrive ici ce soir.
LADY MACBETH.—Quelle jolie chose dis-tu là? Ton maître
n'est-il pas avec lui? Si ce que tu dis était vrai, il
m'aurait avertie de faire mes préparatifs.
LE SERVITEUR.—Avec votre permission rien n'est plus
vrai; notre thane est en chemin: un de mes camarades
a été chargé de le devancer. Presque mort de fatigue, à
peine lui est-il resté assez de souffle pour accomplir son
message.
LADY MACBETH.—Prends soin de lui; il apporte de
grandes nouvelles! (Le serviteur sort.) La voix est près
de manquer au corbeau lui-même, dont les croassements
annoncent l'entrée fatale de Duncan entre mes remparts.—Venez,
venez, esprits qui excitez les pensées homicides;
changez à l'instant mon sexe, et remplissez-moi jusqu'au
bord, du sommet de la tête jusqu'à la plante des
pieds, de la plus atroce cruauté. Épaississez mon sang;
fermez tout accès, tout passage aux remords; et que la
nature, par aucun retour de componction, ne vienne
ébranler mon cruel projet, ou faire trêve à son exécution15.
Venez dans mes mamelles changer mon lait en
fiel, ministres du meurtre, quelque part que vous soyez,
substances invisibles, prêtes à nuire au genre humain.—Viens,
épaisse nuit; enveloppe-toi des plus noires
fumées de l'enfer, afin que mon poignard acéré ne voie
pas la blessure qu'il va faire, et que le ciel ne puisse,
perçant d'un regard ta ténébreuse couverture, me crier:
Arrête! Arrête!—(Entre Macbeth.) Illustre Glamis, digne
Cawdor, plus grand encore par le salut qui les a suivis,
ta lettre m'a transportée au delà de ce présent rempli
d'ignorance, et je sens déjà l'avenir exister pour moi.
MACBETH.—Mon cher amour, Duncan arrive ici ce soir.
LADY MACBETH.—Et quand part-il d'ici?
MACBETH.—Demain; c'est son projet.
LADY MACBETH.—Oh! jamais le soleil ne verra ce lendemain.—Votre
visage, mon cher thane, est un livre où
l'on pourrait lire d'étranges choses. Pour cacher vos
desseins dans cette circonstance, prenez le maintien de
la circonstance; que vos yeux, vos gestes, votre langue
parlent de bienvenue; ayez l'air d'une fleur innocente,
mais soyez le serpent caché dessous. Il faut pourvoir à
la réception de celui qui va arriver; c'est moi que vous
chargerez de dépêcher le grand ouvrage de cette nuit,
qui donnera désormais à nos nuits et à nos jours la puissance
et l'autorité souveraine.
MACBETH.—Nous en reparlerons.
LADY MACBETH.—Songez seulement à montrer un visage
serein: changer de visage est toujours un signe de
crainte.—Laissez-moi tout le reste.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Toujours à Inverness, devant le château de Macbeth.
(Hautbois.—Cortège composé des gens de Macbeth.)
Entrent DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN, BANQUO,
LENOX, MACDUFF, ROSSE, ANGUS, suite.
DUNCAN.—Ce château occupe une agréable situation;
l'air, suave et léger, calme doucement les sens.
BANQUO.—Cet hôte de l'été, le martinet, habitant des
temples, cherchant en ces lieux son séjour favori, prouve
que l'haleine des cieux les caresse avec amour. Pas une
corniche, pas une frise, pas un créneau, pas un seul
angle commode où cet oiseau n'ait suspendu son lit et le
berceau de ses enfants. Partout où ces oiseaux nichent et
abondent, j'ai remarqué que l'air est toujours pur.
(Entre lady Macbeth.)
DUNCAN.—Voyez, voilà notre honorable hôtesse.—L'affection
qui nous suit nous cause quelquefois des embarras
que nous accueillons encore avec des remerciements,
comme des marques d'affection. Ainsi je suis
pour vous une occasion d'apprendre à prier Dieu de vous
récompenser de vos peines, et à vous remercier de l'embarras
que nous vous donnons.
LADY MACBETH.—Tout notre effort, fût-il doublé ou
redoublé, ne serait qu'une faible et solitaire offrande à
opposer à ce vaste amas d'honneurs dont Votre Majesté
accable notre maison. Vos anciens bienfaits, et les dignités
nouvelles que vous venez d'accumuler sur les premières,
nous laissent le devoir de prier pour vous16.
DUNCAN.—Où est le thane de Cawdor? Nous courions
sur ses talons, et voulions être son introducteur auprès
de vous; mais il est bon cavalier, et la force de son
amour, aussi aiguë que son éperon, lui a fait atteindre
sa maison avant nous. Belle et noble dame, nous serons
votre hôte pour cette nuit.
LADY MACBETH.—Vos serviteurs ne se regarderont
jamais eux-mêmes, les leurs et tout ce qu'ils possèdent,
que comme des biens reçus en dépôt pour en rendre
compte, selon le bon plaisir de Votre Majesté, toutes les
fois qu'elle voudra réclamer ce qui lui appartient.
DUNCAN.—Donnez-moi votre main, conduisez-moi vers
mon hôte; nous l'aimons grandement, et continuerons
de répandre sur lui nos bienfaits.—Avec la permission
de notre hôtesse.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Toujours à Inverness.—Un appartement dans le château
de Macbeth. Des hautbois, des flambeaux.
Un maître d'hôtel et plusieurs domestiques portant des plats et
faisant le service entrent et passent sur le théâtre. Entre
ensuite MACBETH.
MACBETH.—Si lorsque ce sera fait c'était fini, le plus
tôt fait serait le mieux. Si l'assassinat tranchait à la fois
toutes les conséquences, et que sa fin nous donnât le
succès, ce seul coup, qui peut être tout et la fin de tout,
au moins ici-bas, sur ce rivage, sur ce rocher du temps,
nous hasarderions la vie à venir.—Mais en pareil cas,
nous subissons toujours cet arrêt, que les sanglantes
leçons enseignées par nous tournent, une fois apprises,
à la ruine de leur inventeur. La Justice, à la main toujours
égale, offre à nos propres lèvres le calice empoisonné
que nous avons composé nous-mêmes.—Il est ici
sous la foi d'une double sauvegarde. D'abord je suis son
parent et son sujet, deux puissants motifs contre cette
action; ensuite je suis son hôte, et devrais fermer la
porte à son meurtrier, loin de saisir moi-même le couteau.
D'ailleurs ce Duncan a porté si doucement ses honneurs,
il a rempli si justement ses grands devoirs, que
ses vertus, comme des anges à la voix de trompette s'élèveront
contre le crime damnable de son meurtre, et la
pitié, semblable à un enfant nouveau-né tout nu, montée
sur le tourbillon, ou portée comme un chérubin du ciel
sur les invisibles courriers de l'air, frappera si vivement
tous les yeux de l'horreur de cette action, que les larmes
feront tomber le vent. Je n'ai pour presser les flancs de
mon projet d'autre éperon que cette ambition qui, s'élançant
et se retournant sur elle-même, retombe sans cesse
sur lui17.—(Entre lady Macbeth.) Eh bien! quelles nouvelles?
LADY MACBETH.—Il a bientôt soupé: pourquoi avez-vous
quitté la salle?
MACBETH.—M'a-t-il demandé?
LADY MACBETH.—Ne le savez-vous pas?
MACBETH.—Nous n'irons pas plus loin dans cette affaire.
Il vient de me combler d'honneurs, et j'ai acquis parmi
les hommes de toutes les classes une réputation brillante
comme l'or, dont je dois me parer dans l'éclat de sa première
fraîcheur, au lieu de m'en dépouiller si vite.
LADY MACBETH.—Était-elle dans l'ivresse cette espérance
dont vous vous étiez fait honneur? a-t-elle dormi
depuis? et se réveille-t-elle maintenant pour paraître si
pâle et si livide à l'aspect de ce qu'elle faisait de si bon
coeur? Dès ce moment je commence à juger par là de ton
amour pour moi. Crains-tu de te montrer par tes actions
et ton courage ce que tu es par tes désirs? aspireras-tu à
ce que tu regardes comme l'ornement de la vie, pour
vivre en lâche à tes propres yeux, laissant, comme le
pauvre chat du proverbe, le je n'ose pas se placer sans
cesse auprès du je voudrais bien18?
MACBETH.—Tais-toi, je t'en prie; j'ose tout ce qui convient
à un homme: celui qui ose davantage n'en est
pas un.
LADY MACBETH.—A quelle bête apparteniez-vous donc
lorsque vous vous êtes ouvert à moi de cette entreprise?
Quand vous avez osé la former, c'est alors que vous étiez
un homme; et en osant devenir plus grand que vous
n'étiez, vous n'en seriez que plus homme. Ni l'occasion
ni le lieu ne vous secondaient alors, et cependant vous
vouliez les faire naître l'une et l'autre: elles se sont faites
d'elles-mêmes; et vous, par l'à-propos qu'elles vous offrent,
vous voilà défait! J'ai allaité, et je sais combien il
est doux d'aimer le petit enfant qui me tette; eh bien! au
moment où il me souriait, j'aurais arraché ma mamelle
de ses molles gencives, et je lui aurais fait sauter la cervelle,
si je l'avais juré comme vous avez juré ceci.
MACBETH.—Si nous allions manquer notre coup?
LADY MACBETH.—Nous, manquer notre coup! Vissez
seulement votre courage au point d'arrêt, et nous ne
manquerons pas notre coup. Lorsque Duncan sera endormi
(et le fatigant voyage qu'il a fait aujourd'hui va
l'entraîner dans un sommeil profond), j'aurai soin, à
force de vin et de santés, de subjuguer si bien ses deux
chambellans, que leur mémoire, cette gardienne du cerveau,
ne sera plus qu'une fumée, et le réservoir de leur
raison un alambic. Lorsqu'un sommeil brutal accablera
comme la mort leurs corps saturés de liqueur, que ne
pouvons-nous exécuter, vous et moi, sur Duncan sans
défense? Que ne pouvons-nous pas imputer à ses officiers
pleins de vin, qui porteront le crime de notre grand
meurtre?
MACBETH.—Ne mets au jour que des fils, car la trempe
de ton âme inflexible ne peut convenir qu'à des hommes.—En
effet, ne pourra-t-on pas croire, lorsque nous aurons
teint de sang, dans leur sommeil, ces deux gardiens
de sa chambre, après nous être servis de leurs poignards,
que ce sont eux qui ont fait le coup?
LADY MACBETH.—Et qui osera croire autre chose, lorsque
nous ferons tout retentir de nos douleurs et de nos
cris à cause de sa mort?
MACBETH.—Je suis décidé, et je tends tous les agents
de mon corps pour cette terrible action. Sortons, et
amusons-les par les plus beaux dehors: un visage perfide
doit cacher ce que sait le coeur perfide.
(Il sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Toujours à Inverness.—Cour dans l'intérieur du château.
Entrent BANQUO ET FLEANCE, précédés d'un domestique
qui porte un flambeau.
BANQUO.—Où en sommes-nous de la nuit, mon garçon?
FLEANCE.—La lune est couchée; je n'ai point entendu
sonner l'heure.
BANQUO.—Et elle se couche à minuit.
FLEANCE.—Je crois qu'il est plus tard, monsieur.
BANQUO.—Tiens, prends mon épée.—Ils sont économes
dans le ciel; toutes leurs chandelles sont éteintes.—Prends
encore cela; le besoin du sommeil pèse sur moi
comme du plomb, et cependant je ne voudrais pas dormir.
Miséricorde du ciel, réprimez en moi ces détestables
pensées où se laisse aller la nature pendant notre repos.
(Entre Macbeth, avec un domestique portant un flambeau.)
(A Fleance.) Donne-moi mon épée.—Qui est là?
MACBETH.—Un ami.
BANQUO.—Quoi, monsieur! pas encore au lit? Le roi est
couché.—Il a joui d'un plaisir inaccoutumé: vos serviteurs
ont reçu de sa part de grandes largesses; il offre ce
diamant à votre épouse, en la saluant du nom de la plus
aimable hôtesse; et il s'est retiré satisfait au delà de toute
expression.
MACBETH.—N'étant pas préparés à le recevoir, notre
volonté s'est trouvée assujettie à un défaut de moyens
qui ne lui a pas permis de s'exercer librement.
BANQUO.—Tout s'est bien passé.—La nuit dernière j'ai
rêvé des trois soeurs du Destin: elles se sont montrées
assez véridiques à votre égard.
MACBETH.—Je n'y songe plus. Cependant, quand nous
en trouverons le temps, je voudrais vous dire quelques
mots de cette affaire, si vous pouvez m'en accorder le
temps.
BANQUO.—Quand cela vous sera agréable.
MACBETH.—Si vous vous unissez à mes combinaisons,
lorsqu'elles auront lieu, il vous en reviendra de l'honneur.19
BANQUO.—Je me déterminerai pour ce qui ne m'exposera
pas à le perdre en cherchant à l'augmenter, et me
laissera conserver un coeur droit et une fidélité sans tache.
MACBETH.—En attendant, bonne nuit.
BANQUO.—Grand merci, monsieur! je vous en souhaite
autant.
(Banquo et Fleance sortent.)
MACBETH.—Va, dis à ta maîtresse de sonner un coup
de clochette quand ma boisson sera prête. Va te mettre
au lit. (Le domestique sort.)—Est-ce un poignard que je
vois devant moi, la poignée tournée vers ma main?
Viens, que je te saisisse.—Je ne te tiens pas, et cependant
je te vois toujours. Fatale vision, n'es-tu pas sensible
au toucher comme à la vue? ou n'es-tu qu'un
poignard né de ma pensée, le produit mensonger d'une
tête fatiguée du battement de mes artères? Je te vois
encore, et sous une forme aussi palpable que celui que
je tire en ce moment. Tu me montres le chemin que j'allais
suivre, et l'instrument dont j'allais me servir.—Ou
mes yeux sont de mes sens les seuls abusés, ou bien ils
valent seuls tous les autres.—Je te vois toujours, et sur
ta lame, sur ta poignée, je vois des gouttes de sang qui
n'y étaient pas tout à l'heure.—Il n'y a là rien de réel.
C'est mon projet sanguinaire qui prend cette forme à mes
yeux.—Maintenant dans la moitié du monde la nature
semble morte, et des songes funestes abusent le sommeil
enveloppé de rideaux. Maintenant les sorcières célèbrent
leurs sacrifices à la pâle Hécate. Voici l'heure où
le meurtre décharné, averti par sa sentinelle, le loup,
dont les hurlements lui servent de garde, s'avance,
comme un fantôme à pas furtifs, avec les enjambées de
Tarquin le ravisseur, vers l'exécution de ses desseins.—O
toi, terre solide et bien affermie, garde-toi d'entendre
mes pas, quelque chemin qu'ils prennent, de peur que
tes pierres n'aillent se dire entre elles où je suis, et ravir
à ce moment l'horrible occasion qui lui convient si bien.—Tandis
que je menace, il vit.—Les paroles portent un
souffle trop froid sur la chaleur de l'action. (La cloche
sonne.)—J'y vais. C'en est fait, la cloche m'avertit. Ne
l'entends pas, Duncan; c'est le glas qui t'appelle au ciel
ou aux enfers.
(Il sort.)
SCÈNE II
Le même lieu.
LADY MACBETH entre.
LADY MACBETH.—Ce qui les a enivrés m'a enhardie, ce
qui les a éteints m'a remplie de flamme.—Écoutons;
silence! C'est le cri du hibou, fatal sonneur qui donne le
plus funeste bonsoir.—Il est à l'oeuvre; les portes sont
ouvertes, et les serviteurs, pleins de vin, se moquent, en
ronflant, de leurs devoirs. J'ai préparé leur boisson du
soir20, de telle sorte que la Nature et la Mort débattent
entre elles s'ils vivent ou meurent.
MACBETH, derrière le théâtre.—Qui est là? quoi? holà!
LADY MACBETH.—Hélas! je tremble qu'ils ne se soient
éveillés et que ce ne soit pas fait. La tentative sans l'action
nous perd. Écoutons.—J'avais apprêté leurs poignards,
il ne pouvait manquer de les voir.—S'il n'eût
pas ressemblé à mon père endormi, je m'en serais chargée.—Mon
mari!
MACBETH.—J'ai frappé le coup.—N'as-tu pas entendu
un bruit?
LADY MACBETH.—J'ai entendu crier la chouette et chanter
le grillon.—N'avez-vous pas parlé?
MACBETH.—Quand?
LADY MACBETH.—Tout à l'heure.
MACBETH.—Comme je descendais?
LADY MACBETH.—Oui.
MACBETH.—Écoute!—Qui couche dans la seconde
chambre?
LADY MACBETH.—Donalbain.
MACBETH, regardant ses mains.—C'est là une triste vue!
LADY MACBETH.—Quelle folie d'appeler cela une triste
vue!
MACBETH.—L'un des deux a ri dans son sommeil, et
l'autre a crié, au meurtre! Ils se sont éveillés l'un et
l'autre: je me suis arrêté en les écoutant; mais ils ont
dit leurs prières et se sont remis à dormir.
LADY MACBETH.—Ils sont deux logés dans la même
chambre.
MACBETH.—L'un s'est écrié: Dieu nous bénisse! et l'autre,
amen, comme s'ils m'avaient vu, avec ces mains de
bourreau, écoutant leurs terreurs; je n'ai pu répondre
amen lorsqu'ils ont dit Dieu nous bénisse!
LADY MACBETH.—N'y pensez pas si sérieusement.
MACBETH.—Mais pourquoi n'ai-je pu prononcer amen?
J'avais grand besoin d'une bénédiction, et amen s'est
arrêté dans mon gosier.
LADY MACBETH.—Il ne faut pas penser ainsi à ces sortes
d'actions, on en deviendrait fou.
MACBETH.—Il m'a semblé entendre une voix crier:
«Ne dormez plus! Macbeth assassine le sommeil, l'innocent
sommeil, le sommeil qui débrouille l'écheveau confus
de nos soucis; le sommeil, mort de la vie de chaque
jour, bain accordé à l'âpre travail, baume des âmes
blessées, loi tutélaire de la nature, l'aliment principal du
tutélaire festin de la vie.»
LADY MACBETH.—Que voulez-vous dire?
MACBETH.—Elle criait encore à toute la maison: «Ne
dormez plus. Glamis a assassiné le sommeil; c'est pourquoi
Cawdor ne dormira plus, Macbeth ne dormira
plus!»
LADY MACBETH.—Qui donc criait ainsi?—Quoi! digne
thane, vous laissez votre noble courage se relâcher jusqu'à
ces rêveries d'un cerveau malade? Allez, prenez de
l'eau, et lavez de vos mains ce sombre témoin.—Pourquoi
avez-vous emporté ces poignards? Il faut qu'ils
restent là-bas. Allez, reportez-les, et teignez de sang les
deux serviteurs endormis.
MACBETH.—Je n'y retournerai pas; je suis effrayé en
songeant à ce que j'ai fait. Je n'ose pas le regarder de
nouveau.
LADY MACBETH.—Faible dans vos résolutions!—Donnez-moi
ces poignards. Ceux qui dorment, ceux qui sont
morts, ne sont que des images; c'est l'oeil de l'enfance
qui craint un diable en peinture. Si son sang coule, j'en
rougirai la face des deux serviteurs, car il faut que le
crime leur soit attribué21.
(Elle sort.)
(On frappe derrière le théâtre.)
MACBETH.—Pourquoi frappe-t-on ainsi?—Que m'arrive-t-il,
que le moindre bruit m'épouvante?—Quelles mains
j'ai là! Elles me font sortir les yeux de la tête.—Est-ce
que tout l'océan du grand Neptune pourra laver ce sang
et nettoyer ma main! Non, ma main ensanglanterait
plutôt l'immensité des mers, et ferait de leur teinte verdâtre
une seule teinte rouge.
(Rentre lady Macbeth.)
LADY MACBETH.—Mes mains sont de la couleur des
vôtres; mais j'ai honte d'avoir conservé un coeur si
blanc.—J'entends frapper à la porte du sud.—Retirons-nous
dans notre chambre: un peu d'eau va nous laver
de cette action; voyez donc combien cela est aisé. Votre
courage vous a abandonné. (On frappe.)—Écoutez: on
frappe encore. Prenez votre robe de nuit, de peur que
nous n'ayons occasion de paraître et de laisser voir que
nous veillions. Ne restez donc pas ainsi misérablement
perdu dans vos réflexions.
MACBETH.—Connaître ce que j'ai fait!—Mieux vaudrait
ne plus me connaître moi-même. (On frappe.)—Éveille
Duncan à force de frapper. Plût au ciel vraiment que tu
le pusses!
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Entre UN PORTIER.
(On frappe derrière le théâtre.)
On frappe ici, ma foi. Si un homme était le portier de
l'enfer, il aurait assez l'habitude de tourner la clef. (On
frappe.) Frappe, frappe, frappe. Qui est là, de par Belzébuth!
C'est un fermier qui s'est pendu en attendant une
bonne année. Entrez sur-le-champ, et ayez soin d'apporter
assez de mouchoirs, car on vous fera suer ici pour
cela. (On
frappe.) Frappe, frappe, frappe. Qui est là, au
nom d'un autre diable? Par ma foi, c'est un jésuite22 qui
aurait juré pour et contre chacun des bassins d'une balance.
Il a commis assez de trahisons pour l'amour de
Dieu, et cependant le ciel n'a pas voulu entendre à ses
jésuitismes. Entrez, monsieur le jésuite. (On
frappe.)
Frappe, frappe, frappe. Qui est là? Ma foi, c'est un tailleur
anglais qui vient ici pour avoir rogné sur un haut-de-chausses
français23. Allons, entrez, tailleur, vous pourrez
chauffer ici votre fer à repasser. (On
frappe.) Frappe,
frappe. Jamais un moment de repos. Qui êtes-vous? Mais
il fait trop froid ici pour l'enfer: je ne veux plus faire le
portier du diable. J'avais eu l'idée de laisser entrer un
homme de toutes les professions qui vont par le chemin
fleuri au feu de joie éternel. (On
frappe.) Tout à l'heure,
tout à l'heure. (Il ouvre.) Je vous prie, n'oubliez pas le
portier.
(Entrent Macduff et Lenox.)
MACDUFF.—Ami, tu t'es donc couché bien tard, pour
dormir encore?
LE PORTIER.—Ma foi, monsieur, nous vidions encore,
des rasades au second chant du coq; et la boisson, seigneur,
provoque grandement trois choses.
MACDUFF.—Quelles sont les trois choses que provoque
la boisson?
LE PORTIER.—Ma foi, monsieur, c'est le rouge au nez,
le sommeil et l'envie de pisser. Pour la luxure, on peut
dire qu'il la provoque et ne la provoque pas: il provoque
le désir, mais il ôte la faculté; en sorte qu'on peut dire
que le vin est un traître envers la luxure: il la cause et
l'éteint; il l'aiguillonne et puis l'arrête en chemin; il
l'excite, et puis la décourage; il la trahit par un sommeil
qui lui donne le démenti, puis il la plante là.
MACDUFF.—Je crois, l'ami, que le vin t'a donné un démenti
la nuit dernière.
LE PORTIER.—Il l'a fait, seigneur, à mon nez et à ma
barbe; mais je lui ai revalu sa trahison; et me trouvant,
je crois, plus fort que lui, quoiqu'il m'ait pris un moment
par les jambes, j'ai trouvé moyen de le rejeter.
MACDUFF.—Ton maître est-il levé?—Nous l'aurons
éveillé en frappant à la porte.—Le voici qui vient.
(Entre Macbeth.)
LENOX.—Bonjour, noble Macbeth.
MACBETH.—Bonjour à tous les deux.
MACDUFF.—Le roi est-il levé, digne thane?
MACBETH.—Pas encore.
MACDUFF.—Il m'a ordonné de l'éveiller de bon matin;
j'ai presque laissé passer l'heure.
MACBETH.—Je vais vous conduire vers lui.
MACDUFF.—Je sais que vous prenez cette peine avec
plaisir, et cependant c'en est une.
MACBETH.—Le plaisir que l'on prend à remplir un soin
en guérit la peine.—Voici la porte.
MACDUFF.—Je prendrai la liberté d'entrer, car il m'en
a donné l'ordre.
(Macduff sort.)
LENOX.—Le roi part-il aujourd'hui d'ici?
MACBETH.—Il part: il l'a décidé ainsi.
LENOX.—La nuit a été bien mauvaise; dans l'endroit
où nous couchions, les cheminées ont été abattues par
le vent: l'on a, dit-on, entendu dans les airs des lamentations,
d'étranges cris de mort, annonçant, avec des
accents terribles, d'affreux bouleversements et des événements
confus, nouvellement éclos du sein de ces temps
désastreux. L'oiseau des ténèbres a poussé toute la nuit
des cris aigus; quelques-uns disent que la terre avait la
la fièvre et tremblait.
MACBETH.—Ç'a été une mauvaise nuit.
LENOX.—Mon jeune souvenir ne peut en retrouver une
comparable.
(Rentre Macduff.)
MACDUFF.—O horreur! horreur! horreur! ni la langue
ni le coeur ne peuvent te concevoir ou t'exprimer.
MACBETH ET LENOX.—Qu'y a-t-il?
MACDUFF.—L'abomination a fait ici son chef-d'oeuvre.
Le meurtre le plus sacrilège a ouvert par force le temple
sacré du Seigneur, et a dérobé la vie qui en animait la
structure24.
MACBETH.—Que dites-vous? la vie?
LENOX.—Est-ce de Sa Majesté que vous parlez?
MACDUFF.—Venez, entrez dans sa chambre; et que vos
yeux s'éteignent à la vue d'une nouvelle Gorgone: ne
me demandez pas de vous en dire davantage. Voyez, et
parlez ensuite vous-mêmes.—Qu'on s'éveille, qu'on s'éveille;
qu'on sonne le tocsin (Macbeth et Lenox sortent.)—Meurtre!
trahison!—Banquo, Donalbain, Malcolm,
éveillez-vous! secouez ce calme sommeil, simulacre de
la mort et venez voir la mort elle-même.—Levez-vous,
levez-vous, et voyez une image du grand jugement.—Malcolm,
Banquo, levez-vous comme de vos tombeaux,
et avancez comme des ombres, pour être en accord avec
ces horreurs.
(La cloche sonne.)
(Entre lady Macbeth.)
LADY MACBETH.—Pour quelle affaire cette odieuse trompette
appelle-t-elle à se rassembler tous ceux qui dorment
dans la maison? Parlez, parlez.
MACDUFF.—O noble dame! ce n'est pas à vous à entendre
ce que je pourrais vous dire: ce récit tuerait une
femme au moment où il arriverait à son oreille.—(Banquo
arrive.) O Banquo! Banquo! notre royal maître est assassiné!
LADY MACBETH.—Oh malheur! quoi, dans notre maison!
BANQUO.—Trop cruel malheur, n'importe en quel lieu!
Cher Duff25, je t'en prie, contredis-toi toi-même, et dis
que ce n'est pas vrai.
(Rentrent Macbeth et Lenox.)
MACBETH.—Si j'étais mort une heure avant cet événement,
j'aurais terminé une vie heureuse; car de cet
instant il n'y aura plus rien d'important dans la vie de
ce monde, tout n'est plus que vanité; gloire, grandeur,
tout est mort; le vin de la vie est épuisé et la lie seule
en reste dans la cave.
(Entrent Malcolm et Donalbain.)
DONALBAIN.—Qu'est-il arrivé de malheureux?
MACBETH.—Vous l'êtes et vous ne le savez pas: la
source, la fontaine de votre sang a cessé de couler, la
source même en est arrêtée.
MACDUFF.—Votre royal père est assassiné.
MALCOLM.—Oh! par qui?
LENOX.—Suivant les apparences, par ceux qui étaient
chargés de garder sa chambre. Leurs mains et leurs
visages étaient tout souillés de sang, ainsi que leurs poignards
que nous avons trouvés, non encore essuyés, sur
leur chevet. Ils ouvraient des yeux effarés et paraissaient
hors d'eux-mêmes: on n'aurait pu leur confier la vie de
personne.
MACBETH.—Oh! cependant je me repens du mouvement
de fureur qui me les a fait tuer!
MACDUFF.—Pourquoi donc les avez-vous tués?
MACBETH.—Eh! qui peut être dans le même moment
sage et éperdu, modéré et furieux? qui peut être fidèle
et rester neutre? Personne. La rapidité de ma violente
affection a dépassé ma raison plus lente. Je voyais là
Duncan étendu, l'argent de sa peau parsemé de son sang
doré; et ses blessures ouvertes semblaient autant de
brèches aux lois de la nature, par où devaient s'introduire
les ravages de la désolation.... Là étaient les meurtriers
teints des couleurs de leur métier, et leurs poignards
honteusement couverts de sang. Comment aurait
pu se contenir celui qui a un coeur pour aimer, et dans
ce coeur le courage de manifester son amour?
LADY MACBETH.—Aidez-moi à sortir d'ici. Oh!
MACDUFF.—Secourez lady Macbeth.
MALCOLM.—Pourquoi retenons-nous nos langues? C'est
à elles surtout qu'il appartient d'exprimer de pareils sentiments.
DONALBAIN.—Eh! pourquoi parlerions-nous ici, où
notre destinée fatale, cachée dans le trou de l'ogre, peut
s'élancer sur nous et nous saisir? Fuyons! nos larmes
ne sont pas encore prêtes à couler.
MALCOLM.—Ni notre chagrin sur le pied d'agir.
BANQUO.—Secourez lady Macbeth (on emporte lady Macbeth),
et lorsque nous aurons couvert la nudité de notre
frêle nature, qui souffre ainsi exposée, rassemblons-nous
et faisons des recherches sur cette sanglante action, afin
de la connaître plus à fond. Nous sommes ébranlés par
les terreurs et les doutes, mais je suis dans la puissante
main de Dieu, et de là je combattrai les desseins secrets
d'une méchanceté perfide.
MACBETH.—Et moi aussi.
TOUS.—Et nous tous de même.
MACBETH.—Allons promptement nous vêtir tous d'une
manière convenable, afin de nous rassembler ensuite
dans la salle.
TOUS.—Volontiers.
(Ils sortent.)
MALCOLM.—Que voulez-vous faire? Ne nous associons
point avec eux. Montrer une douleur qu'on ne sent pas
est un rôle aisé pour l'homme faux.—Je me retire en
Angleterre.
DONALBAIN.—Et moi en Irlande. En séparant nos fortunes
nous serons plus en sûreté. Ici je vois des poignards
dans les sourires, et celui qui est le plus près par
le sang est le plus prêt à le verser.
MALCOLM.—Le trait meurtrier qui a été lancé n'a pas
encore atteint son but; et le parti le plus sûr pour nous
est d'en éviter le coup. Ainsi donc, à cheval, et ne nous
inquiétons pas de prendre congé: tirons-nous d'abord
d'ici. Il est permis de commettre le vol, de se dérober
soi-même, quand il ne reste plus d'espérance.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Les dehors du château.
ROSSE conversant avec UN VIEILLARD.
LE VIEILLARD.—Je me souviens bien de soixante-dix
années, et dans ce long espace de temps j'ai vu de terribles
moments et d'étranges choses; mais tout ce que
j'avais vu n'était rien auprès de cette cruelle nuit.
ROSSE.—Ah! bon père, tu vois comme le ciel, troublé
par une action de l'homme, en menace le sanglant
théâtre. D'après l'horloge il devrait faire jour, et
cependant une nuit sombre étouffe le flambeau voyageur.
La nuit triomphe-t-elle? ou bien est-ce le jour, honteux
de se montrer, qui laisse les ténèbres ensevelir la face de
la terre, lorsqu'une vivante lumière devrait la caresser?
LE VIEILLARD.—Cela est contre nature, comme l'action
qui a été commise. Mardi dernier, on a vu un faucon qui
s'élevait, fier de sa supériorité, saisi au vol et tué par un
hibou preneur de souris.
ROSSE.—Et les chevaux de Duncan (chose très-étrange,
mais certaine), qui étaient si beaux, si légers, les plus
estimés de leur race, sont tout à coup redevenus sauvages,
ont brisé leurs râteliers, se sont échappés, se révoltant
contre toute obéissance, comme s'ils eussent
voulu entrer en guerre avec l'homme.
LE VIEILLARD.—On dit qu'ils se sont mangés l'un l'autre.
ROSSE.—Rien n'est plus vrai, au grand étonnement de
mes yeux qui en ont été témoins. (Macduff paraît.) Voici
l'honnête Macduff.—Eh bien! monsieur, comment va le
monde maintenant?
MACDUFF.—Quoi! ne le voyez-vous pas?
ROSSE.—A-t-on découvert qui a commis cette action
plus que sanguinaire?
MACDUFF—Ceux que Macbeth a tués.
ROSSE.—Hélas! mon Dieu, quel fruit en pouvaient-ils
espérer?
MACDUFF.—Ils ont été gagnés. Malcolm et Donalbain,
les deux fils du roi, ont disparu et se sont sauvés. Ce qui
fait tomber sur eux le soupçon du crime.
ROSSE.—Encore contre nature!—Ambition désordonnée,
qui détruis tes propres moyens d'existence!—Alors
il est probable que la souveraineté va écheoir à Macbeth.
MACDUFF.—Il est déjà élu, et parti pour se faire couronner
à Scone.
ROSSE.—Où est le corps de Duncan?
MACDUFF.—On l'a porté à Colmes-Inch, sanctuaire où
se conservent les os de ses prédécesseurs.
ROSSE.—Irez-vous à Scone?
MACDUFF.—Non, mon cousin, je vais à Fife.
ROSSE.—A la bonne heure; moi, je vais à Scone.
MACDUFF.—Allez: puissiez-vous y voir les choses se
bien passer!—Adieu.—Pourvu que nous ne trouvions
pas que nos vieux habits étaient plus commodes que les
neufs!
ROSSE, au vieillard.—Adieu, bon père.
LE VIEILLARD.—La bénédiction de Dieu soit avec vous,
et avec ceux qui voudraient changer le mal en bien, et
les ennemis en amis!
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
A Fores,—Un appartement dans le palais.
Entre BANQUO.
BANQUO.—Tu possèdes maintenant, roi, thane de Cawdor,
thane de Glamis, tout ce que t'avaient promis les
soeurs du Destin, et j'ai peur que tu n'aies joué pour cela
un bien vilain jeu. Mais elles ont dit aussi que tout cela
ne passerait pas à ta postérité, et que ce serait moi qui
serais la tige et le père d'une race de rois. Si la vérité est
sortie de leur bouche (comme on le voit paraître avec
éclat dans leurs discours à ton égard, Macbeth), pourquoi
ces vérités, justifiées pour toi, ne deviendraient-elles
pas pour moi des oracles, et n'élèveraient-elles pas mes
espérances? Mais, silence! taisons-nous.
(Air de trompette.—Entrent Macbeth, roi; lady Macbeth,
reine; Lenox, Rosse, seigneurs, dames, suite.)
MACBETH.—Voici notre principal convive.
LADY MACBETH.—S'il eût été oublié, c'eût été un vide
dans notre grande fête, et rien ne s'y serait bien passé.
MACBETH.—Ce soir, monsieur, nous donnons un souper
de cérémonie, et nous y solliciterons votre présence.
BANQUO.—Que Votre Altesse me donne ses ordres:
mon obéissance y est attachée pour jamais par le lien le
plus indissoluble.
MACBETH.—Montez-vous à cheval cet après-midi?
BANQUO.—Oui, mon gracieux seigneur.
MACBETH.—Autrement nous aurions désiré vos avis
que nous avons toujours trouvés sages et utiles, dans le
conseil que nous tiendrons aujourd'hui; mais nous les
prendrons demain. Allez-vous loin?
BANQUO.—Assez loin, mon seigneur, pour remplir le
temps qui doit s'écouler jusqu'à l'heure du souper; et si
mon cheval ne va pas très-bien, il faudra que j'emprunte
à la nuit une ou deux de ses heures obscures.
MACBETH.—Ne manquez pas à notre fête.
BANQUO.—Je n'y manquerai pas, mon seigneur.
MACBETH.—Nous venons d'apprendre que nos sanguinaires
cousins se sont rendus l'un en Angleterre, l'autre
en Irlande; que, loin d'avouer leur affreux parricide, ils
débitent à ceux qui les écoutent d'étranges impostures:
mais nous en causerons demain; nous aurons aussi à
discuter une affaire d'État qui exige notre présence à
tous. Dépêchez-vous de monter à cheval. Adieu jusqu'à
ce soir. Fleance va-t-il avec vous?
BANQUO.—Oui, mon seigneur; il est temps que nous
partions.
MACBETH.—Je vous souhaite des chevaux légers et sûrs,
et je vous recommande à leur dos26. Adieu. (Banquo sort.)
(Aux courtisans.) Que chacun dispose à son gré de son
temps jusqu'à sept heures du soir. Pour trouver nous-même
plus de plaisir à la société, nous resterons seul
jusqu'au souper: d'ici là, que Dieu soit avec vous.—(Sortent
lady Macbeth, les seigneurs, les dames, etc.) Holà,
un mot: ces hommes attendent-ils nos ordres?
UN DOMESTIQUE.—Oui, mon seigneur, ils sont à la porte
du palais.
MACBETH.—Amenez-les devant nous.—Être où je suis
n'est rien si l'on n'y est en sûreté.—Nos craintes sur
Banquo sont profondes, et dans ce naturel empreint de
souveraineté domine ce qu'il y a de plus à craindre. Il
ose beaucoup, et à cette disposition d'esprit intrépide il
joint une sagesse qui enseigne à sa valeur la route la
plus sûre. Il n'y a que lui dont l'existence m'inspire de
la crainte: il intimide mon génie, comme César, dit-on,
celui de Marc-Antoine. Je l'ai vu gourmander les soeurs
lorsqu'elles me donnèrent d'abord le nom de roi; il leur
commanda de lui parler; et alors, d'une bouche prophétique,
elles le proclamèrent père d'une race de rois.—Elles
ont placé sur ma tête une couronne sans fruit et
ont placé dans mes mains un sceptre stérile que m'arrachera
un bras étranger, sans qu'aucun fils sorti de moi
me succède. S'il en est ainsi, c'est pour la race de Banquo
que j'ai souillé mon âme; c'est pour ses enfants que j'ai
assassiné l'excellent Duncan; pour eux seuls j'ai versé
les remords dans la coupe de mon repos, et livré à l'ennemi
du genre humain mon éternel trésor pour les faire
rois! Les enfants de Banquo rois! Plutôt qu'il en soit
ainsi, je t'attends dans l'arène, destin; viens m'y combattre
à outrance.—Qui va là? (Rentre le domestique avec
deux assassins.) Retourne à la porte et restes-y jusqu'à ce
que nous t'appelons. (Le domestique sort.)—N'est-ce pas
hier que nous avons causé ensemble?
PREMIER ASSASSIN.—C'était hier, avec la permission de
Votre Altesse.
MACBETH.—Eh bien! avez-vous réfléchi sur ce que je
vous ai dit? Soyez sûrs que c'est lui qui autrefois vous a
tenus dans l'abaissement, ce que vous m'avez attribué, à
moi qui en étais innocent. Je vous en ai convaincus dans
notre dernière entrevue; je vous ai fait voir jusqu'à l'évidence
comment vous aviez été amusés, traversés, quels
avaient été les instruments, qui les avait employés, et
tant d'autres choses qui diraient à la moitié d'une âme
et à une intelligence altérée: «Voilà ce qu'a fait Banquo.»
PREMIER ASSASSIN.—Vous nous l'avez fait connaître.
MACBETH.—Je l'ai fait et j'ai été plus loin, ce qui est
l'objet de notre seconde entrevue.—Sentez-vous la patience
tellement dominante en votre nature que vous
laissiez passer tout ceci? Êtes-vous si pénétrés de l'Evangile
que vous puissiez prier pour ce brave homme et ses
enfants, lui dont la main vous a courbés vers la tombe
et a réduit pour toujours les vôtres à la misère?
PREMIER ASSASSIN.—Nous sommes des hommes, mon
seigneur.
MACBETH.—Oui, je sais que dans le catalogue vous comptez
pour des hommes, de même que les chiens de chasse,
les lévriers, les métis, épagneuls, barbets, bassets, loups
et demi-loups, y sont tous appelés du nom de chien. Ensuite,
parmi ceux qui en valent la peine, on distingue
l'agile, le tranquille, le fin, le chien de garde, le chasseur,
chacun selon la qualité qu'a renfermée en lui la
bienfaisante nature, et il en reçoit un titre particulier
ajouté au nom commun sous lequel on les a tous inscrits.
Il en est de même des hommes. Si vous méritez de tenir
quelque rang parmi les hommes, et de n'être pas rejetés
dans la dernière classe, dites-le-moi, et alors je verserai
dans votre sein ce projet dont l'exécution vous délivre
de votre ennemi, vous établit dans notre coeur et notre
affection; à nous qui ne pouvons avoir, tant qu'il vivra,
qu'une santé languissante que sa mort rendra parfaite.
SECOND ASSASSIN.—Je suis un homme, mon seigneur,
tellement indigné par les indignes coups et rebuffades
du monde, que peu m'importe ce que je fais pour me
venger du monde.
PREMIER ASSASSIN.—Et moi un homme si las de malheurs,
si ballotté de la fortune, que je mettrais ma vie
sur la première chance qui me promettrait de l'améliorer
ou de m'en délivrer.
MACBETH.—Vous savez tous deux que Banquo était
votre ennemi?
SECOND ASSASSIN.—Cela est vrai, mon seigneur,
MACBETH.—Il est aussi le mien; et notre inimitié est
si sanglante, que chaque minute de son existence me
frappe dans ce qui tient de plus près à la vie. Je pourrais,
en faisant ouvertement usage de mon pouvoir, le
balayer de ma vue sans en donner d'autre raison que ma
volonté; mais je ne dois pas le faire, à cause de quelques-uns
de mes amis qui sont aussi les siens, dont je ne puis
pas perdre l'affection, et avec qui il me faudra déplorer
la chute de l'homme que j'aurai renversé moi-même.
Voilà ce qui me fait rechercher votre assistance, en cachant
cette action à l'oeil du public, pour beaucoup de
raisons importantes.
SECOND ASSASSIN.—Nous exécuterons, mon seigneur, ce
que vous nous commanderez.
PREMIER ASSASSIN.—Oui, quand notre vie...
MACBETH.—Votre courage perce dans votre maintien.
Dans une heure au plus, je vous indiquerai le lieu où
vous devez vous poster. Ayez le plus grand soin d'épier
et de choisir le moment convenable, car il faut que cela
soit fait ce soir, et à quelque distance du palais; et rappelez-vous
que j'en veux paraître entièrement innocent,
et afin qu'il ne reste dans l'ouvrage ni accrocs ni défauts,
il faut qu'avec Banquo son fils Fleance qui l'accompagne,
et dont l'absence n'est pas moins importante pour moi
que celle de son père, subisse les destinées de cette heure
de ténèbres. Prenez votre résolution tout seuls. Je vous
rejoins dans un moment.
LES ASSASSINS.—Nous sommes décidés, seigneur.
MACBETH.—Je vous ferai rappeler dans un instant. Ne
sortez pas de notre palais. (Les assassins sortent.) C'est une
affaire conclue.—Banquo, si c'est vers les cieux que ton
âme doit prendre son vol, elle les verra ce soir.
(Il sort.)
SCÈNE II
Un autre appartement dans le palais
Entrent LADY MACBETH ET UN DOMESTIQUE.
LADY MACBETH.—Banquo est-il sorti du palais?
LE DOMESTIQUE.—Oui, madame; mais il revient ce soir.
LADY MACBETH.—Avertissez le roi que je voudrais, s'il
en a le loisir, lui dire quelques mots.
LE DOMESTIQUE.—J'y vais, madame.
(Il sort.)
LADY MACBETH.—On n'a rien gagné, et tout dépensé,
quand on a obtenu son désir sans être plus heureux: il
vaut mieux être celui que nous détruisons, que de vivre
par sa destruction dans une joie troublée. (Macbeth entre.)
—Qu'avez-vous, mon seigneur? pourquoi restez-vous
seul, ne cherchant pour compagnie que les images les
plus funestes, toujours appliqué à des pensées qui, en
vérité, devraient être mortes avec ceux dont elles vous
occupent? On ne devrait pas penser aux choses sans remède,
ce qui est fait est fait.
MACBETH.—Nous avons blessé le serpent, mais nous ne
l'avons pas tué; il réunira ses tronçons et redeviendra
ce qu'il était, tandis que notre impuissante malice restera
exposée aux dents dont elle aura retrouvé la force. Mais
que la structure de l'univers se disjoigne, que les deux
mondes périssent avant que nous consentions à prendre
nos repas dans la crainte, à dormir dans l'affliction de ces
terribles songes qui viennent nous ébranler toutes les
nuits! Il vaudrait mieux être avec le mort que, pour arriver
où nous sommes, nous avons envoyé dans la paix,
que de demeurer ainsi, l'âme sur la roue, dans une angoisse
sans relâche.—Duncan est dans son tombeau:
après les accès de fièvre de la vie, il dort bien; la trahison
a fait tout ce qu'elle pouvait faire: ni l'acier, ni le
poison, ni les conspirations domestiques, ni les armées
ennemies, rien ne peut plus l'atteindre.
LADY MACBETH.—Venez, mon cher seigneur, calmez
vos regards troublés: soyez brillant et joyeux ce soir au
milieu de vos convives.
MACBETH.—Je le serai, mon amour; et soyez de même
aussi, je vous y exhorte: que votre souvenir revienne
toujours à Banquo; indiquez sa prééminence par vos regards
et vos paroles.—Nous ne serons jamais en sûreté
tant qu'il nous faudra nous laver de notre grandeur dans
ce cours de flatteries, et faire de nos visages des masques
pour déguiser nos coeurs.
LADY MACBETH.—Ne pensez plus à cela.
MACBETH.—O chère épouse, mon esprit est rempli de
scorpions. Tu sais que Banquo et son fils Fleance respirent?
LADY MACBETH.—Mais le bail qu'ils tiennent de la nature
n'est pas éternel.
MACBETH.—Il y a encore de la consolation, ils sont
attaquables. Ainsi, sois joyeuse. Avant que la chauve-souris
ait achevé de voler dans les cloîtres, avant qu'aux
appels de la noire Hécate l'escarbot cuirassé ait sonné,
par son murmure assoupissant, la cloche qui appelle les
bâillements de la nuit, on aura consommé une action
importante et terrible.
LADY MACBETH.—Que doit-on faire?
MACBETH.—Demeure innocente de la connaissance du
projet, ma chère poule, jusqu'à ce que tu applaudisses à
l'action.—Viens, ô nuit, apportant ton bandeau: couvre
l'oeil insensible du jour compatissant, et de ta main invisible
et sanglante déchire et mets en pièces le lien
puissant qui me rend pâle!—La lumière s'obscurcit, et
déjà le corbeau dirige son vol vers la forêt qu'il habite.
Les honnêtes habitués du jour commencent à languir et
à s'assoupir, tandis que les noirs agents de la nuit se
lèvent pour saisir leur proie.—Tu es étonnée de mes
discours; mais sois tranquille: les choses que le mal a
commencées se consolident par le mal. Ainsi, je te prie,
viens avec moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Toujours à Fores.—Un parc ou une prairie donnant sur une
des portes du palais.
Entrent TROIS ASSASSINS.
PREMIER ASSASSIN.—Mais qui t'a dit de venir te joindre
à nous?
TROISIÈME ASSASSIN.—Macbeth.
SECOND ASSASSIN.—Il ne doit pas nous donner de méfiance,
puisque nous le voyons parfaitement instruit de
notre commission et de ce que nous avons à faire.
PREMIER ASSASSIN.—Reste donc avec nous.—Le couchant
étincelle encore de quelques traces du jour: c'est
le moment où le voyageur attardé use de l'éperon pour
gagner l'auberge désirée; et celui que nous attendons
approche de bien prés.
TROISIÈME ASSASSIN.—Écoutez; j'entends des chevaux.
BANQUO, derrière le théâtre.—Donnez-nous de la lumière,
holà!
SECOND ASSASSIN.—C'est sûrement lui. Tous ceux qui
sont sur la liste des personnes attendues sont déjà rendus
à la cour.
PREMIER ASSASSIN.—On emmène ses chevaux.
TROISIÈME ASSASSIN.—À près d'un mille d'ici; mais il a
coutume, et tous en font autant, d'aller d'ici au palais en
se promenant.
(Entrent Banquo et Fleance; un domestique marche devant
eux avec un flambeau.)
SECOND ASSASSIN.—Un flambeau! un flambeau!
TROISIÈME ASSASSIN.—C'est lui.
PREMIER ASSASSIN.—Tenons-nous prêts.
BANQUO.—Il tombera de la pluie cette nuit.
PREMIER ASSASSIN.—Qu'elle tombe!
(Il attaque Banquo.)
BANQUO.—O trahison!—Fuis, cher Fleance, fuis, fuis,
fuis; tu pourras me venger.—O scélérat!
(Il meurt. Fleance et le domestique se sauvent.)
TROISIÈME ASSASSIN.—Qui a donc éteint le flambeau?
PREMIER ASSASSIN.—N'était-ce pas le parti le plus sûr?
TROISIÈME ASSASSIN.—Il n'y en a qu'un de tombé: le
fils s'est sauvé.
SECOND ASSASSIN.—Nous avons manqué la plus belle
moitié de notre coup.
PREMIER ASSASSIN.—Allons toujours dire ce qu'il y a de
fait.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Un appartement d'apparat dans le palais.—Le banquet est
préparé.
Entrent MACBETH, LADY MACBETH, ROSSE, LENOX
et autres seigneurs; suite.
MACBETH.—Vous connaissez chacun votre rang, prenez
vos places. Depuis le premier jusqu'au dernier, je vous
souhaite la bienvenue de tout mon coeur.
LES SEIGNEURS.—Nous rendons grâce à Votre Majesté.
MACBETH.—Pour nous, comme un hôte modeste, nous
nous mêlerons parmi les convives, notre hôtesse garde
sa place d'honneur; mais dans un moment favorable
nous lui demanderons sa bienvenue.
(Les courtisans et les seigneurs se placent, et laissent un
siège au milieu pour Macbeth.)
LADY MACBETH.—Acquittez-moi, seigneur, envers tous
nos amis; car mon coeur leur dit qu'ils sont tous les
bienvenus.
(Entre le premier assassin; il se tient à la porte.)
MACBETH.—Vois, ils te rendent tous des remerciements
du fond de leur coeur.—Le nombre des convives est égal
des deux côtés. Je m'assiérai ici au milieu.—Que la joie
s'épanouisse. Tout à l'heure nous boirons une rasade à
la ronde. (A l'assassin.) Il y a du sang sur ton visage.
L'ASSASSIN.—C'est donc du sang de Banquo.
MACBETH.—Il vaut mieux qu'il soit sur ton visage que
lui ici. Est-il expédié?
L'ASSASSIN.—Seigneur, il a la gorge coupée; c'est moi
qui lui ai rendu ce service.
MACBETH.—Tu es le premier des hommes pour couper
la gorge; cependant celui qui en a fait autant à Fleance
a bien son mérite; si c'est toi, tu n'as pas ton pareil.
L'ASSASSIN.—Mon royal seigneur, Fleance s'est échappé.
MACBETH.—Voilà mon accès qui me reprend. Sans cela
tout était parfait: j'étais entier comme le marbre, établi
comme le roc, au large et libre de me répandre comme
l'air qui m'environne; mais maintenant je suis comprimé,
resserré, emprisonné, et asservi à l'insolence de
mes inquiétudes et de mes terreurs.—Mais Banquo est
en sûreté?
L'ASSASSIN.—Oui, mon bon seigneur, il est en sûreté
dans un fossé, avec vingt larges ouvertures à la tête,
dont la moindre est la mort d'un homme.
MACBETH.—Je t'en remercie.... Ainsi, voilà le gros serpent
écrasé. Le jeune reptile qui s'est sauvé est d'une
nature qui dans son temps engendrera aussi du venin,
mais à présent il n'a pas de dents.—Va-t'en, et demain
nous t'entendrons de nouveau.
(L'assassin sort.)
LADY MACBETH.—Mon royal époux, vous ne nous mettez
pas en train. C'est vendre un festin que de ne pas témoigner
à chaque instant, pendant sa durée, qu'il est donné
de bon coeur. Pour manger il vaudrait mieux être chez
soi; hors de là, l'assaisonnement de la bonne chère, c'est
la politesse; sans cela il y a peu de plaisir à se rassembler.
MACBETH.—Ma chère mémoire!—Qu'une bonne digestion
accompagne votre appétit, et qu'une bonne santé
s'en suive.
LENOX.—Plaît-il à Votre Majesté de s'asseoir?
(L'ombre de Banquo sort de terre, et s'assied à la place de
Macbeth.)
MACBETH.—Nous verrions ici rassemblé sous notre toit
l'honneur de notre pays, si notre cher Banquo nous avait
gratifié de sa présence. Puissé-je avoir à le quereller
d'un manque d'amitié, plutôt qu'à le plaindre d'un malheur!
ROSSE.—Son absence, seigneur, compromet l'honneur
de sa parole. Votre Altesse veut-elle bien nous honorer
de son auguste compagnie?
MACBETH.—La table est remplie!
LENOX.—Voici une place réservée, seigneur.
MACBETH.—Où cela?
LENOX.—Ici, mon seigneur. Qui est-ce qui trouble Votre
Altesse?
MACBETH.—Qui de vous a fait cela?
LES SEIGNEURS.—Quoi donc, mon bon seigneur?
MACBETH.—Tu ne peux pas dire que ce soit moi qui
l'aie fait.—Ne secoue point ainsi contre moi ta chevelure
sanglante.
ROSSE.—Messieurs, levez-vous; son Altesse est indisposée.
LADY MACBETH.—Monsieur, mon digne ami, mon époux
est souvent dans cet état, et il y est sujet depuis l'enfance.
Je vous en prie, restez à vos places: c'est un accès
passager; le temps d'y penser, et il sera aussi bien qu'à
l'ordinaire. Si vous faites trop attention à lui, vous le
blesserez et vous augmenterez son mal: continuez à
manger, et ne prenez pas garde à lui.—Êtes-vous un
homme?
MACBETH.—Oui, et un homme intrépide, puisque j'ose
regarder ce qui épouvanterait le diable.
LADY MACBETH.—Quelles balivernes! C'est une vision
créée par votre peur, comme ce poignard dans l'air qui,
disiez-vous, guidait vos pas vers Duncan. Oh! ces tressaillements,
ces soubresauts, simulacres d'une véritable
peur, conviendraient à merveille au conte que fait une
femme, en hiver, au coin du feu, d'après l'autorité de sa
grand'mère.—C'est une vraie honte! Pourquoi faites-vous
tant de grimaces? Après tout, vous ne regardez
qu'une chaise!
MACBETH.—Je te prie, regarde de ce côté; vois là, vois.
Que me dites-vous? eh bien! que m'importe?—Puisque
tu peux remuer la tête, tu peux aussi parler. Si les cimetières
et les tombeaux doivent nous renvoyer ceux que
nous ensevelissons, nos monuments seront donc semblables
au gésier des milans?
(L'ombre disparaît.)
LADY MACBETH.—Quoi! vous perdez tout à fait la tête?
MACBETH.—Comme je suis ici, je l'ai vu.
LADY MACBETH.—Fi! quelle honte!
MACBETH.—Ce n'est pas la première fois qu'on a répandu
le sang. Dans les anciens temps, avant que des
lois humaines eussent purgé de crimes les sociétés adoucies,
oui vraiment, et même depuis, il s'est commis des
meurtres trop terribles pour que l'oreille en supporte le
récit; et l'on a vu le temps où lorsqu'on avait fait sauter
la cervelle à un homme, il mourait, et tout était fini.
Mais aujourd'hui ils se relèvent avec vingt blessures
mortelles sur le crâne, et viennent nous chasser de nos
sièges: cela est plus étrange que ne le peut être un pareil
meurtre.
LADY MACBETH.—Mon digne seigneur, vos dignes amis
vous attendent.
MACBETH.—J'oubliais.... Ne prenez pas garde à moi,
mes dignes amis. J'ai une étrange infirmité qui n'est
rien pour ceux qui me connaissent. Allons, amitié et
santé à tous! Je vais m'asseoir: donnez-moi du vin;
remplissez jusqu'au bord. Je bois au plaisir de toute la
table, et à notre cher ami Banquo, qui nous manque ici.
Que je voudrais qu'il y fût! (L'ombre sort de terre.) Nous
buvons avec empressement à vous tous, à lui. Tout à
tous!
LES SEIGNEURS.—Nous vous présentons nos hommages
et vous faisons raison.
MACBETH.—Loin de moi! ôte-toi de mes yeux! que la
terre te cache! Tes os sont desséchés, ton sang est glacé;
rien ne se reflète dans ces yeux que tu fixes sur moi!
LADY MACBETH.—Ne voyez là dedans, mes bons seigneurs,
qu'une chose qui lui est ordinaire, rien de plus:
seulement elle gâte tout le plaisir de ce moment.
MACBETH.—Ce qu'un homme peut oser, je l'ose. Viens
sous la forme de l'ours féroce de la Russie, du rhinocéros
armé, ou du tigre d'Hyrcanie, prends la forme que
tu voudras, excepté celle-ci, et la fermeté de mes nerfs
ne sera pas un instant ébranlée; ou bien reviens à la vie,
défie-moi au désert avec ton épée: si alors je demeure
tremblant, déclare-moi une petite fille.—Loin d'ici, fantôme
horrible, insultant mensonge! loin d'ici! (L'ombre
disparaît.) A la bonne heure.—Il est parti, je redeviens
un homme. De grâce, restez à vos places.
LADY MACBETH.—Vous avez fait fuir la gaieté, détruit
tout le plaisir de cette réunion par un désordre bien
étrange.
MACBETH.—De telles choses peuvent-elles arriver et
nous surprendre, sans exciter en nous plus d'étonnement
que ne le ferait un nuage d'été?—Vous me mettez
de nouveau hors de moi-même, lorsque je songe maintenant
que vous pouvez contempler de pareils spectacles
et conserver le même incarnat sur vos joues, tandis que
les miennes sont blanches de frayeur.
ROSSE.—Quels spectacles, seigneur?
LADY MACBETH.—Je vous prie, ne lui parlez pas; il va
de mal en pis: les questions le mettent en fureur. Je
vous souhaite le bonsoir à tous. Ne vous inquiétez pas de
l'ordre de votre départ, mais partez de suite.
LENOX.—Nous souhaitons à Votre Majesté une bonne
nuit et une meilleure santé.
LADY MACBETH.—Bonne et heureuse nuit à tous.
(Sortent les seigneurs et leur suite.)
MACBETH.—Il aura du sang: on dit que le sang veut
du sang. On a vu les pierres se mouvoir et les arbres
parler. Les devins, et ceux qui ont l'intelligence de certains
rapports, ont souvent mis en lumière par le moyen
des pies, des hiboux, des corbeaux, l'homme de sang le
mieux caché.—Quelle heure est-il de la nuit?
LADY MACBETH.—A ne savoir qui l'emporte d'elle ou du
matin.
MACBETH.—Que dites-vous de Macduff, qui refuse de se
rendre en personne à nos ordres souverains?
LADY MACBETH.—Avez-vous envoyé vers lui, seigneur?
MACBETH.—Non, je l'ai su indirectement: mais j'enverrai.
Il n'y a pas un seul d'entre eux dans la maison
duquel je n'aie un homme à mes gages. J'irai trouver
demain, et de bonne heure, les soeurs du Destin: elles
m'en diront davantage; car à présent je suis décidé à
savoir le pis par les pires moyens; je ferai tout céder à
mon avantage. J'ai marché si avant dans le sang que si
je cessais maintenant de m'y plonger, retourner en arrière
serait aussi fatigant que d'aller en avant. J'ai dans
la tête d'étranges choses qui passeront dans mes mains,
des choses qu'il faut exécuter avant d'avoir le temps de
les examiner.
LADY MACBETH.—Vous avez besoin de ce qui ranime
toutes les créatures, de sommeil.
MACBETH.—Oui, allons dormir. L'étrange erreur où je
suis tombé est l'effet d'une crainte novice et qu'il faut
mener rudement. Nous sommes encore jeunes dans l'action.
SCÈNE V
La bruyère.—Tonnerre.
Entrent HÉCATE; LES TROIS SORCIÈRES viennent
à sa rencontre.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Quoi! qu'y a-t-il donc, Hécate?
Vous paraissez en colère.
HÉCATE.—N'en ai-je pas sujet, sorcières que vous êtes,
insolentes, effrontées? Comment avez-vous osé entrer
avec Macbeth en traité et en commerce d'énigmes et
d'annonces de mort, sans que moi, souveraine de vos
enchantements, habile maîtresse de tout mal, j'aie
jamais été appelée à y prendre part et à signaler la gloire
de notre art? Et, ce qui est pis encore, c'est que tout
ce que vous avez fait, vous l'avez fait pour un fils
capricieux, chagrin, colère, qui, comme les autres,
ne vous recherche que pour ses propres intérêts et nullement
pour vous-mêmes. Réparez votre faute; partez, et
demain matin, venez me trouver à la caverne de l'Achéron27.
Il y viendra pour apprendre sa destinée: préparez
vos vases, vos paroles magiques, vos charmes et tout ce
qui est nécessaire. Je vais me rendre dans les airs: j'emploierai
cette nuit à l'accomplissement d'un projet fatal
et terrible; un grand ouvrage doit être terminé avant
midi. A la pointe de la lune pend une épaisse goutte de
vapeur; je la saisirai avant qu'elle tombe sur la terre;
et, distillée par des artifices magiques, elle élèvera des
visions fantastiques qui; par la force des illusions, entraîneront
Macbeth à sa ruine. Il bravera les destins,
méprisera la mort, et portera ses espérances au delà de
toute sagesse, de toute pudeur, de toute crainte; et vous
savez toutes que la sécurité est la plus grande ennemie
des mortels.—(Chant derrière le théâtre.) «Viens,
viens28,...» Écoutez! on m'appelle. Vous voyez mon
petit lutin assis dans ce gros nuage noir: il m'attend.
(Elle sort.)
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Allons, hâtons-nous; il ne tardera
pas à revenir.
(Les sorcières sortent.)
SCÈNE VI
A Fores.—Un appartement du palais.
Entrent LENOX ET un autre SEIGNEUR.
LENOX.—Mes premiers discours n'ont fait que rencontrer
vos pensées, qui peuvent aller plus loin. Seulement,
je dis que les choses ont été prises d'une singulière manière.
Le bon roi Duncan a été plaint de Macbeth! vraiment
je le crois bien, il était mort.—Le brave et vaillant
Banquo s'est promené trop tard, et vous pouvez dire, si
vous voulez, que c'est Fleance qui l'a assassiné, car
Fleance s'est enfui. Il ne faut pas se promener trop tard.—Qui
de nous peut ne pas voir combien il était horrible
de la part de Malcolm et de Donalbain d'assassiner leur
bon père? Damnable crime! combien Macbeth en a été
affligé! N'a-t-il pas aussitôt, dans une pieuse rage, mis
en pièces les deux coupables qui étaient les esclaves de
l'ivresse et les serfs du sommeil? N'était-ce pas une
noble action? Oui, et pleine de prudence aussi, car toute
âme sensible eût été irritée d'entendre ces hommes nier
le crime. En sorte que j'en reviens à dire qu'il a très-bien
pris toutes choses; et je pense que s'il tenait les fils
de Duncan sous sa clef (ce qui ne sera pas, s'il plaît au
ciel), ils verraient ce que c'est que de tuer un père, et
Fleance aussi. Mais, chut! car j'apprends que pour quelques
paroles trop libres, et parce qu'il a manqué de se
rendre à la fête du tyran29, Macduff est tombé en disgrâce.
Pouvez-vous, monsieur, m'apprendre où il s'est
réfugié?
LE SEIGNEUR.—Le fils de Duncan, à qui le tyran retient
son légitime héritage, vit à la cour du roi d'Angleterre.
Le pieux Edouard lui a fait un accueil si gracieux, que
la malveillance de la fortune ne lui a rien fait perdre de
la considération due à son rang. C'est là que Macduff est
allé demander au saint roi de l'aider à éveiller le Northumberland
et le belliqueux Siward, afin que, par leur
secours et avec l'approbation de Celui qui est là-haut,
nous puissions prendre nos repas sur nos tables, accorder
le sommeil à nos nuits, affranchir nos fêtes et nos
banquets des poignards sanglants, rendre des hommages
légitimes et recevoir des honneurs libres de contrainte,
toutes choses après quoi nous soupirons aujourd'hui. Ce
rapport a mis le roi dans une telle fureur, qu'il se prépare
à tenter quelque expédition guerrière.
LENOX.—A-t-il envoyé vers Macduff?
LE SEIGNEUR.—Oui, et sur cette réponse décidée: «Moi,
monsieur! non,» le sombre messager lui a tourné le dos
en murmurant, comme s'il eût dit: «Vous regretterez
le moment où vous m'avez embarrassé de cette réponse.»
LENOX.—Et c'est un bon avis pour lui de se tenir aussi
éloigné que sa prudence pourra lui en fournir les moyens.
Que quelque saint ange vole à la cour d'Angleterre annoncer
son message, avant qu'il arrive, afin que le bonheur
rentre bientôt dans notre patrie, opprimée sous une
main maudite!
LE SEIGNEUR.—Mes prières sont avec lui.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Une caverne obscure. Au milieu bout une chaudière.—Tonnerre.
Entrent les trois SORCIÈRES.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Trois fois le chat tigré a miaulé.
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Et trois fois le jeune hérisson a
gémi une fois.
TROISIÈME SORCIÈRE.—Harper30 nous crie: «Il est
temps, il est temps.»
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Tournons en rond autour de la
chaudière, et jetons dans ses entrailles empoisonnées31.
Crapaud, qui, pendant trente et un jours et trente et une nuits,
Endormi sous la plus froide pierre,
T'es rempli d'un âcre venin,
Bous le premier dans la marmite enchantée.
LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.
Redoublons, redoublons de travail et de soins:
Feu, brûle; et chaudière, bouillonne.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Filet d'un serpent des marais, bous, et cuis dans le chaudron,
Oeil de lézard, pied de grenouille,
Duvet de chauve-souris et langue de chien,
Dard fourchu de vipère et aiguillon du reptile aveugle32,
Jambe de lézard et aile de hibou;
Pour faire un charme puissant en désordre,
Bouillez et écumez comme un bouillon d'enfer.
LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.
Redoublons, redoublons de travail et de soins:
Feu, brûle; et chaudière, bouillonne.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Écailles de dragon et dents de loup,
Momie de sorcière, estomac et gosier
Du vorace requin des mers salées,
Racine de ciguë arrachée dans la nuit,
Foie de juif blasphémateur,
Fiel de bouc, branches d'if
Coupées pendant une éclipse de lune,
Nez de Turc et lèvres de Tartare,
Doigt de l'enfant d'une fille de joie
Mis au monde dans un fossé et étranglé en naissant;
Rendez la bouillie épaisse et visqueuse;
Ajoutez-y des entrailles de tigre
Pour compléter les ingrédients de notre chaudière.
LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.
Redoublons, redoublons de travail et de soins:
Feu, brûle; et chaudière, bouillonne.
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Refroidissons le tout dans du sang de singe,
Et notre charme est parfait et solide.
(Entre Hécate, suivie de trois autres sorcières.)
HÉCATE.
Oh! à merveille! j'applaudis à votre ouvrage,
Et chacune de vous aura part au profit,
Maintenant, chantez autour de la chaudière,
Dansant en rond comme les lutins et les fées,
Pour enchanter tout ce que vous y avez mis.
(Musique.)
CHANT.
Esprits noirs et blancs,
Esprits rouges et gris,
Mêlez, mêlez, mêlez,
Vous qui savez mêler.
DEUXIÈME SORCIÈRE.—D'après la démangeaison de mes
pouces, il vient par ici quelque maudit. Ouvrez-vous,
verrous, qui que ce soit qui frappe.
(Entre Macbeth.)
MACBETH.—Eh bien! sorcières du mystère, des ténèbres
et du minuit, que faites-vous là?
LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.—Une oeuvre sans nom.
MACBETH.—Je vous conjure par l'art que vous professez,
de quelque manière que vous y soyez parvenues,
répondez-moi. Dussent les vents par vous déchaînés
livrer la guerre aux églises; dussent les vagues écumeuses
bouleverser et engloutir les navires; dût le blé
chargé d'épis verser, et les arbres être jetés à bas; dussent
les châteaux s'écrouler sur la tête de leurs gardiens;
dût le faîte des palais et des pyramides s'incliner vers
leurs fondements; dût le trésor des germes de la nature
rouler confondu jusqu'à rendre la destruction lasse
d'elle-même: répondez à mes questions.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Parle.
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Demande.
TROISIÈME SORCIÈRE.—Nous répondrons.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Dis, aimes-tu mieux recevoir la
réponse de notre bouche ou de celle de nos maîtres?
MACBETH.—Appelez-les, que je les voie.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Versons du sang d'une truie qui
a dévoré ses neuf marcassins, et de la graisse qui coule
du gibet d'un meurtrier; et jetons-les dans la flamme.
LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.—Viens, en haut ou en
bas; montre-toi, et fais ton devoir comme il convient.
(Tonnerre.—On voit s'élever le fantôme d'une tête armée
d'un casque.)
MACBETH.—Dis-moi, puissance inconnue....
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Il connaît ta pensée; écoute ses
paroles, mais ne dis rien.
LE FANTÔME.—Macbeth! Macbeth! Macbeth! garde-toi
de Macduff; garde-toi du thane de Fife.—Laissez-moi
partir.—C'est assez.
(Le fantôme s'enfonce sous la terre.)
MACBETH.—Qui que tu sois, je te rends grâce de ton
bon avis. Tu as touché la corde de ma crainte. Mais un
mot encore.
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Il ne souffre pas qu'on lui commande.
En voici un autre plus puissant que le premier.
(Tonnerre.—On voit s'élever le fantôme d'un enfant ensanglanté.)
LE FANTÔME.—Macbeth! Macbeth! Macbeth!
MACBETH.—Je t'écouterais de trois oreilles si je les avais.
LE FANTÔME.—Sois sanguinaire, intrépide et décidé.
Ris-toi dédaigneusement du pouvoir de l'homme. Nul
homme né d'une femme ne peut nuire à Macbeth.
(Le fantôme s'enfonce sous terre.)
MACBETH.—Vis donc, Macduff; qu'ai-je besoin de te
redouter? Cependant je veux rendre ma tranquillité doublement
tranquille, et faire un bail avec le Destin. Tu ne
vivras pas, afin que je puisse dire à la peur au pâle courage
qu'elle en a menti, et dormir en dépit du tonnerre.
(Tonnerre.—On voit s'élever le fantôme d'un enfant couronné,
ayant un arbre dans la main.) Quel est celui-ci qui s'élève
comme le fils d'un roi, et qui porte sur son front d'enfant
la couronne fermée de la souveraineté?
LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.—Écoute, mais ne parle
pas.
LE FANTÔME.—Sois fier comme un lion orgueilleux:
ne t'embarrasse pas de ceux qui s'irritent, s'emportent
et conspirent contre toi. Jamais Macbeth ne sera vaincu,
jusqu'à ce que la grande forêt de Birnam marche contre
lui vers la haute colline de Dunsinane.
(Le fantôme rentre dans la terre.)
MACBETH.—Cela n'arrivera jamais. Qui peut presser33 la
forêt, commander à l'arbre de détacher sa racine liée à
la terre? O douces prédictions! ô bonheur! Rébellion, ne
lève point la tête jusqu'à ce que la forêt de Birnam se
lève; et Macbeth, au faîte de la grandeur, vivra tout le
bail de la nature, et son dernier soupir sera le tribut
payé à la vieillesse et à la loi mortelle.—Cependant mon
coeur palpite encore du désir de savoir une chose: dites-moi
(si votre art va jusqu'à me l'apprendre), la race de
Banquo régnera-t-elle un jour dans ce royaume?
TOUTES LES SORCIÈRES ENSEMBLE.—Ne cherche point à
en savoir davantage.
MACBETH.—Je veux être satisfait. Si vous me le refusez,
qu'une malédiction éternelle tombe sur vous!—Faites-moi
connaître ce qui en est.—Pourquoi cette chaudière
disparaît-elle? Quel est ce bruit?
(Hautbois.)
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Paraissez!
DEUXIÈME SORCIÈRE.—Paraissez!
TROISIÈME SORCIÈRE.—Paraissez!
LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.—Paraissez à ses yeux et
affligez son coeur.—Venez comme des ombres, et éloignez-vous
de même.
(Huit rois paraissent marchant à la file, le dernier tenant un
miroir dans sa main. Banquo les suit.)
MACBETH.—Tu ressembles trop à l'ombre de Banquo; à
bas! ta couronne brûle mes yeux dans leur orbite.—Et
toi, dont le front est également ceint d'un cercle d'or,
tes cheveux sont pareils à ceux du premier.—Un troisième
ressemble à celui qui le précède. Sorcières impures,
pourquoi me montrez-vous ceci?—Un quatrième!
Fuyez mes yeux.—Quoi! cette ligne se prolongera-t-elle
jusqu'au jour du jugement? Encore un autre!—Un
septième! Je n'en veux pas voir davantage.—Et cependant
voilà le huitième qui paraît, portant un miroir où
j'en découvre une foule d'autres: j'en vois quelques-uns
qui portent deux globes et un triple sceptre34. Effroyable
vue! Oui, je le vois maintenant, c'est vrai, car voilà Banquo,
tout souillé du sang de ses plaies, qui me sourit et
me les montre comme siens.—Quoi! en est-il ainsi?
PREMIÈRE SORCIÈRE.—Oui, seigneur, il en est ainsi.—Mais
pourquoi Macbeth reste-t-il ainsi saisi de stupeur?
Venez, mes soeurs, égayons ses esprits, et faisons-lui
connaître nos plus doux plaisirs. Je vais charmer l'air
pour qu'il rende des sons, tandis que vous exécuterez
votre antique ronde; il faut que ce grand roi puisse dire
avec bonté que nous l'avons reçu avec les hommages
qui lui sont dus.
(Musique.—Les sorcières dansent et disparaissent.)
MACBETH.—Où sont-elles? parties!—Que cette heure
funeste soit maudite dans le calendrier!—Venez, vous
qui êtes là dehors.
(Entre Lenox.)
LENOX.—Que désire votre grâce?
MACBETH.—Avez-vous vu les soeurs du Destin?
LENOX.—Non, mon seigneur.
MACBETH.—N'ont-elles pas passé près de vous?
LENOX.—Non, en vérité, mon seigneur.
MACBETH.—Que l'air qu'elles traversent soit infecté, et
damnation sur tous ceux qui croiront en elles!—J'ai entendu
galoper des chevaux: qui donc est arrivé?
LENOX.—Deux ou trois personnes, seigneur, apportant
la nouvelle que Macduff s'est sauvé en Angleterre.
MACBETH.—Il s'est sauvé en Angleterre?
LENOX.—Oui, mon bon seigneur.
MACBETH.—O temps! tu devances mes terribles exploits.
On n'atteint jamais le dessein frivole si l'action ne marche
pas avec lui. Désormais, les premiers mouvements
de mon coeur seront aussi les premiers mouvements de
ma main; dès à présent, pour couronner mes pensées
par les actes, il faut penser et agir aussitôt; je vais surprendre
le château de Macduff, m'emparer de Fife, passer
au fil de l'épée sa femme et ses petits enfants, et tout
ce qui a le malheur d'être de sa race. Inutile de se vanter
comme un insensé; je vais accomplir cette entreprise
avant que le projet se refroidisse. Mais, plus de visions!
(À Lenox.) Où sont ces gentilshommes? Viens, conduis-moi
vers eux.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
A Fife.—Un appartement du château de Macduff.
Entrent lady MACDUFF, son JEUNE FILS, ROSSE.
LADY MACDUFF.—Qu'avait-il fait qui pût le forcer à fuir
son pays?
ROSSE.—Ayez patience, madame.
LADY MACDUFF.—Il n'en a pas eu, lui. Sa fuite est une
folie; à défaut de nos actions, ce sont nos frayeurs qui
font de nous des traîtres.
ROSSE.—Vous ne savez pas si ç'a été en lui sagesse ou
frayeur.
LADY MACDUFF.—Sagesse! de laisser sa femme, laisser
ses petits enfants, ses biens, ses titres dans un lieu d'où
il s'enfuit! Il ne nous aime point, il ne ressent point les
mouvements de la nature. Le pauvre roitelet, le plus
faible des oiseaux dispute dans son nid ses petits au
hibou. Il n'y a que de la frayeur, aucune affection, et
tout aussi peu de sagesse, dans une fuite précipitée ainsi
contre toute raison.
ROSSE.—Chère cousine, je vous en prie, gouvernez-vous;
car, pour votre époux, il est généreux, sage, judicieux,
et connaît mieux que personne ce qui convient
aux circonstances. Je n'ose pas trop en dire davantage;
mais ce sont dis temps bien cruels que ceux où nous
sommes des traîtres sans nous en douter nous-mêmes,
où le bruit menaçant arrive jusqu'à nous sans que nous
sachions ce qui nous menace, et ou nous flottons au hasard,
sans nous diriger, sur une mer capricieuse et
irritée35. Je prends congé de vous; vous ne tarderez pas
à me revoir ici. Les choses arrivées au dernier degré du
mal doivent s'arrêter ou remonter vers ce qu'elles étaient
naguère.—Mon joli cousin, que le ciel veille sur vous.
LADY MACDUFF.—Il a un père, et pourtant il n'a point
de père.
ROSSE.—Je suis si peu maître de moi-même, que si je
m'arrêtais plus longtemps, je me perdrais et ne ferais
qu'ajouter à vos peines. Adieu, je prends congé de vous
pour cette fois.
LADY MACDUFF.—Mon garçon, votre père est mort:
qu'allez-vous devenir? Comment vivrez-vous?
L'ENFANT.—Comme vivent les oiseaux, ma mère.
LADY MACDUFF.—Quoi! de vers et de mouches?
L'ENFANT.—De ce que je pourrai trouver, je veux dire:
c'est ainsi que vivent les oiseaux.
LADY MACDUFF.—Pauvre petit oiseau! ainsi tu ne craindrais
pas le filet, la glu, le piège, le trébuchet?
L'ENFANT.—Pourquoi les craindrais-je, ma mère? Ils
ne sont pas destinés aux petits oiseaux.—Mon père n'est
pas mort, quoi que vous en disiez.
LADY MACDUFF.—Oui, il est mort. Comment feras-tu
pour avoir un père?
L'ENFANT.—Comment ferez-vous pour avoir un mari?
LADY MACDUFF.—Moi! j'en pourrais acheter vingt au
premier marché.
L'ENFANT.—Vous les achèteriez donc pour les revendre?
LADY MACDUFF.—Tu dis tout ce que tu sais, et en vérité
cela n'est pas mal pour ton âge.
L'ENFANT.—Mon père était-il un traître, ma mère?
LADY MACDUFF.—Oui, c'était un traître.
L'ENFANT.—Qu'est-ce que c'est qu'un traître?
LADY MACDUFF.—C'est un homme qui jure et qui ment.
L'ENFANT.—Et tous ceux qui font cela sont-ils des traîtres?
LADY MACDUFF.—Oui, tout homme qui fait cela est un
traître, et mérite d'être pendu.
L'ENFANT.—Et doivent-ils être tous pendus, ceux, qui
jurent et qui mentent?
LADY MACDUFF.—Oui, tous.
L'ENFANT.—Et qui est-ce qui doit les pendre?
LADY MACDUFF.—Les honnêtes gens.
L'ENFANT.—Alors les menteurs et les jureurs sont des
imbéciles, car il y a assez de menteurs et de jureurs pour
battre les honnêtes gens et pour les pendre.
LADY MACDUFF.—Que Dieu te garde, pauvre petit singe!
Mais comment feras-tu pour avoir un père?
L'ENFANT.—S'il était mort, vous le pleureriez, et si
vous ne pleuriez pas, ce serait un bon signe que j'aurais
bientôt un nouveau père.
LADY MACDUFF.—Pauvre petit causeur, comme tu babilles!
(Arrive un messager.)
LE MESSAGER.—Dieu vous garde, belle dame! je ne
vous suis pas connu, quoique je sois parfaitement instruit
du rang que vous tenez. Je crains que quelque
danger ne soit prêt à fondre sur vous. Si vous voulez
suivre l'avis d'un homme simple, qu'on ne vous trouve
pas en ce lieu. Fuyez d'ici avec vos petits enfants. Je suis
trop barbare, je le sens, de vous épouvanter ainsi: vous
faire plus de mal encore serait une horrible cruauté qui
est trop près de vous atteindre. Que le ciel vous protège!
Je n'ose m'arrêter plus longtemps.
(Il sort.)
LADY MACDUFF.—Où pourrai-je fuir? Je n'ai point fait
de mal: mais je me rappelle maintenant que je suis
dans ce monde terrestre, où faire le mal est souvent regardé
comme louable, et faire le bien passe quelquefois
pour une dangereuse folie. Pourquoi donc, hélas! présenterais-je
cette défense de femme, et dirais-je: Je n'ai
point fait de mal?—(Entrent des assassins.) Quelles sont
ces figures?
UN ASSASSIN.—Où est votre mari?
LADY MACDUFF.—Pas dans un lieu, j'espère, assez
maudit du ciel pour qu'il puisse être trouvé par un
homme tel que toi.
L'ASSASSIN.—C'est un traître.
L'ENFANT.—Tu en as menti, vilain, aux poils roux!
L'ASSASSIN, poignardant l'enfant.—Comment, toi qui
n'es pas sorti de ta coquille, petit frai de traître!
L'ENFANT.—Il m'a tué, ma mère: sauvez-vous, je vous
en prie.
(Il meurt. Lady Macduff sort en criant au meurtre, et poursuivie
par les assassins.)
SCÈNE III
En Angleterre.—Un appartement dans le palais du roi.
Entrent MALCOLM ET MACDUFF.
MALCOLM.—Cherchons quelque sombre solitude où
nous puissions vider de larmes nos tristes coeurs.
MACDUFF.—Empoignons plutôt l'épée meurtrière, et, en
hommes de courage, marchons à grands pas vers notre
patrie abattue36. Chaque matin se lamentent de nouvelles
veuves, de nouveaux orphelins pleurent; chaque jour
de nouveaux accents de douleur vont frapper la face du
ciel, qui en retentit, comme s'il était sensible aux maux
de l'Écosse, et qu'il répondit par des cris aussi lamentables.
MALCOLM.—Je pleure sur ce que je crois; je crois ce
que j'ai appris, et ce que je puis redresser sera redressé
dès que je trouverai l'occasion amie. Il peut se faire que
ce que vous m'avez raconté soit vrai: cependant ce
tyran, dont le nom seul blesse notre langue, passa autrefois
pour un honnête homme; vous l'avez aimé chèrement;
il ne vous a point encore fait de mal. Je suis
jeune, mais vous pourriez vous faire un mérite près de
lui à mes dépens; et c'est sagesse que d'offrir un pauvre,
faible et innocent agneau pour apaiser un dieu irrité.
MACDUFF.—Je ne suis pas traître.
MALCOLM.—Mais Macbeth l'est. Un bon et vertueux naturel
peut plier sous la main d'un monarque. Je vous
demande pardon; mes idées ne changent point ce que
vous êtes en effet: les anges sont demeurés brillants,
quoique le plus brillant soit tombé; et quand tout ce
qu'il y a d'odieux se présenterait sous les traits de la
vertu, la vertu n'en conserverait pas moins son aspect
ordinaire.
MACDUFF.—J'ai perdu mes espérances.
MALCOLM.—Peut-être là même où j'ai trouvé des
doutes. Pourquoi avez-vous si brusquement quitté,
sans prendre congé d'eux, votre femme et vos enfants,
ces précieux motifs de nos actions, ces puissants liens
d'amour?—Je vous prie, ne voyez pas dans mes soupçons
des affronts pour vous, mais seulement des sûretés pour
moi: vous pouvez être parfaitement honnête, quoique
je puisse penser.
MACDUFF.—Péris, péris, pauvre patrie! Tyrannie puissante,
affermis-toi sur tes fondements, car la vertu n'ose
te réprimer; et toi, subis tes injures, c'est maintenant à
juste titre37. Adieu, prince: je ne voudrais pas être le
misérable que tu soupçonnes pour tout l'espace qui est
sous la main du tyran, avec le riche Orient par-dessus le
marché.
MALCOLM.—Ne vous offensez point: ce que je dis ne
vient point d'une défiance décidée contre vous. Je crois
que notre patrie succombe sous le joug, elle pleure, son
sang coule, et chaque jour de plus ajoute une plaie à ses
blessures; je crois aussi que plus d'une main se lèverait
en faveur de mes droits, et je reçois ici de la généreuse
Angleterre l'offre d'un million de bons soldats: mais
après tout cela, quand j'aurai foulé aux pieds la tête du
tyran, ou que je l'aurai placée sur la pointe de mon
épée, ma pauvre patrie se trouvera en proie à plus de
vices encore qu'auparavant; elle souffrira encore, et de
plus de manières, de celui qui succédera.
MACDUFF.—Et qui sera-ce donc?
MALCOLM.—C'est moi-même dont je veux parler; je
sens en moi toutes les sortes de vices tellement enracinés,
que, quand ils viendront à s'épanouir, le noir Macbeth
paraîtra pur comme la neige; et le pauvre État le
tiendra pour un agneau en comparaison des maux sans
bornes qui viendraient de moi.
MACDUFF.—Jamais, aux légions de l'horrible enfer, il
ne peut se joindre un démon assez maudit en méchanceté
pour surpasser Macbeth.
MALCOLM.—J'avoue qu'il est sanguinaire, esclave de la
luxure, avare, faux, trompeur, capricieux, violent, et infecté
de tous les vices qui ont un nom; mais il n'y a
point de limites, il n'y en a aucune à mes ardeurs de volupté:
vos femmes, vos filles, vos matrones et vos servantes,
ne pourraient combler le gouffre de mon incontinence,
et mes désirs renverseraient tous les obstacles
que la vertu opposerait à ma volonté. Macbeth vaut
mieux qu'un pareil roi,
MACDUFF.—Une intempérance sans fin est une tyrannie
de la nature; elle a plus d'une fois avant le temps
rendu vacant un trône fortuné, et causé la chute de
beaucoup de rois. Mais ne craignez point pour cela de
vous charger de la couronne qui vous appartient. Vous
pouvez abandonner à votre passion une vaste moisson
de voluptés, et paraître encore tempérant, tant il vous
sera aisé de fasciner le public. Nous avons assez de
dames de bonne volonté, et vous ne pouvez renfermer
en vous-même un vautour capable de dévorer toutes
celles qui viendront s'offrir d'elles-mêmes à l'homme
revêtu du pouvoir, aussitôt quelles auront découvert
son inclination.
MALCOLM.—Outre cela, au nombre de mes penchants
désordonnés s'élève en moi une avarice si insatiable,
que, si j'étais roi, je ferais périr les nobles pour avoir
leurs terres; je convoiterais les joyaux de l'un, le château
d'un autre; et plus j'aurais, plus cet assaisonnement
augmenterait mon appétit, en sorte que je forgerais
d'injustes accusations contre des hommes honnêtes et
fidèles, et je les détruirais par avidité de richesses.
MACDUFF.—L'avarice pénètre plus avant et jette des racines
plus pernicieuses que l'incontinence, fruit de l'été38;
elle a été le glaive qui a égorgé nos rois. Cependant ne
craignez rien: l'Écosse contient des richesses à foison
pour assouvir vos désirs, même de votre propre bien;
tous ces vices sont tolérables quand ils sont balancés
par des vertus.
MALCOLM.—Mais je n'en ai point: tout ce qui fait l'ornement
des rois, justice, franchise, tempérance, fermeté,
libéralité, persévérance, clémence, modestie, piété,
patience, courage, bravoure, tout cela n'a pour moi aucun
attrait; mais j'abonde en vices de toutes sortes, chacun
en particulier reproduit sous différentes formes.
Oui! si j'en avais le pouvoir, je ferais couler dans l'enfer
le doux lait de la concorde, je bouleverserais la paix universelle,
et je porterais le désordre dans tout ce qui est
uni sur la terre.
MACDUFF.—O Écosse! Écosse!
MALCOLM.—Si un pareil homme est fait pour gouverner,
parlez; je suis tel que je vous l'ai dit.
MACDUFF.—Fait pour gouverner! non, pas même pour
vivre! O nation misérable! sous le joug d'un tyran usurpateur,
armé d'un sceptre ensanglanté, quand reverras-tu
des jours prospères, puisque le rejeton légitime de
ton trône demeure réprouvé par son propre arrêt et
blasphème contre sa race? Ton père était un saint roi;
la reine qui t'a porté, plus souvent à genoux que sur ses
pieds, mourait chaque jour à elle-même. Adieu: ces
vices dont tu t'accuses toi-même m'ont banni d'Écosse.
O mon coeur, ta dernière espérance s'évanouit ici!
MALCOLM.—Macduff, ce noble transport, fils de l'intégrité,
a effacé de mon âme tous ses noirs soupçons, m'a
convaincu de ton honneur et de ta bonne foi. Le diabolique
Macbeth a déjà tenté, par plusieurs artifices semblables,
de m'attirer sous sa puissance; et une modeste
prudence me défend contre une crédulité trop précipitée.
Mais que le Dieu d'en haut traite seul entre toi et moi!
De ce moment je m'abandonne à tes conseils; je rétracte
les calomnies que j'ai proférées contre moi-même, et
j'abjure ici tous les reproches, toutes les imputations
dont je me suis chargé, comme étrangers à mon caractère.
Je suis encore inconnu à une femme; jamais je ne
fus parjure; à peine ai-je convoité la possession de mon
propre bien; jamais je n'ai violé ma foi; je ne trahirais
pas le diable à son compère; et la vérité m'est aussi
chère que la vie. Mon premier mensonge est celui que
je viens de faire contre moi. Ce que je suis en en effet,
c'est à toi et à ma pauvre patrie à en disposer, et déjà,
avant ton arrivée en ce lieu, le vieux Siward, à la tête de
dix mille vaillants guerriers réunis sur un même point,
allait se mettre en marche pour l'Écosse. Maintenant
nous irons ensemble; et puisse le succès être aussi bon
que la querelle que nous soutenons!—Pourquoi gardes-tu
le silence?
MACDUFF.—Tant d'idées agréables et tant d'idées fâcheuses
à la fois ne sont pas aisées à concilier.
(Entre un médecin.)
MALCOLM, à Macduff.—Nous en reparlerons.—Je vous
prie, le roi va-t-il paraître?
LE MÉDECIN,—Oui, seigneur; il y a là une foule de malheureux
qui attendent de lui leur guérison. Leur maladie
triomphe des plus puissants moyens de l'art; mais
dès qu'il les touche, telle est la vertu sainte dont le ciel
a doué sa main, qu'ils guérissent à l'instant.
MALCOLM.—Je vous remercie, docteur.
(Le médecin sort.)
MACDUFF.—Quelle est la maladie dont il veut parler?
MALCOLM.—On l'appelle le mal du roi39: c'est une oeuvre
miraculeuse de ce bon prince, et dont j'ai été moi-même
souvent témoin depuis mon séjour dans cette cour. Comment
il se fait exaucer du ciel, lui seul le sait; mais le
fait est qu'il guérit des gens affligés d'un mal cruel, tout
bouffis et couverts d'ulcères, pitoyables à voir, et désespoir
de la médecine, en leur suspendant au cou une médaille
d'or qu'il accompagne de saintes prières; et l'on
dit qu'il transmettra aux rois ses successeurs ce bienfaisant
pouvoir de guérir. Outre cette vertu singulière, il a
encore reçu du ciel le don de prophétie; et les nombreuses
bénédictions qui planent sur son trône annoncent
assez qu'il est rempli de la grâce de Dieu.
(Entre Rosse.)
MACDUFF.—Voyez: qui vient à nous?
MALCOLM.—Un de mes compatriotes, mais je ne le reconnais
pas encore.
MACDUFF, à Rosse.—Mon bon et cher cousin, soyez le
bienvenu.
MALCOLM.—Je le reconnais à présent. Dieu de bonté,
écarte promptement les causes qui nous rendent ainsi
étrangers les uns aux autres.
ROSSE.—Amen, seigneur.
MACDUFF.—L'Écosse est-elle toujours à sa place?
ROSSE.—Hélas! pauvre pays qui n'ose presque plus se
reconnaître! On ne peut l'appeler notre mère, mais
notre tombeau, cette patrie où l'on n'a jamais vu sourire
que ce qui est privé d'intelligence; où l'air est déchiré
de soupirs, de gémissements, de cris douloureux qu'on
ne remarque plus; où la violence de la douleur est regardée
comme une folie ordinaire40; où la cloche mortuaire
sonne sans qu'à peine on demande pour qui; où
la vie des hommes de bien expire avant que soit séchée
la fleur qu'ils portent à leur chapeau, ou même avant
qu'elle commence à se flétrir.
MACDUFF.—O récit trop exact, et cependant trop vrai!
MALCOLM.—Quel est le malheur le plus nouveau?
ROSSE.—Le malheur qui date d'une heure fait siffler
celui qui le raconte; chaque minute en enfante un nouveau.
MACDUFF.—Comment se porte ma femme?
ROSSE.—Mais, bien.
MACDUFF.—Et tous mes enfants?
ROSSE.—Bien aussi.
MACDUFF.—Et le tyran n'a pas attenté à leur paix?
ROSSE.—Non, ils étaient bien en paix quand je les ai
quittés.
MACDUFF.—Ne soyez point avare de paroles: comment
cela va-t-il?
ROSSE.—Lorsque je suis arrivé ici pour apporter les
nouvelles qui me pèsent si cruellement, le bruit courait
que plusieurs hommes de coeur s'étaient mis en campagne;
et, d'après ce que j'ai vu des forces que le tyran
à sur pied en ce moment, je suis disposé à le croire.
L'heure est venue de nous secourir; un de vos regards
en Écosse créerait des soldats, et ferait combattre jusqu'aux
femmes pour s'affranchir de tant d'horribles
maux.
MALCOLM.—Qu'ils se consolent, nous allons en Écosse.
La généreuse Angleterre nous a prêté le brave Siward
et dix mille hommes: la chrétienté ne fournit pas un
plus ancien, ni un meilleur soldat.
ROSSE.—Plût au ciel que je pusse répondre à cette
consolation en vous rendant la pareille! mais j'ai à
prononcer des paroles qu'il faudrait hurler dans l'air
solitaire, là où l'ouïe ne pourrait les saisir.
MACDUFF.—Qui intéressent-elles? Est-ce la cause générale?
ou bien est-ce un patrimoine de douleur qu'un
seul coeur puisse réclamer comme sien?
ROSSE.—Il n'est point d'âme honnête qui ne partage
cette douleur, bien que la principale part n'en appartienne
qu'à vous.
MACDUFF.—Si elle m'appartient, ne me la gardez pas
plus longtemps; que j'en sois mis en possession sur-le-champ.
ROSSE.—Que vos oreilles ne prennent pas pour jamais
en aversion ma voix, qui va les frapper des sons les plus
accablants qu'elles aient jamais entendus.
MACDUFF.—Ouf! je devine!
ROSSE.—Votre château a été surpris, votre femme et
vos petits enfants inhumainement massacrés. Vous dire
la manière, ce serait à la curée de ces daims massacrés
vouloir ajouter encore votre mort.
MALCOLM.—Dieu de miséricorde!—Allons, homme,
n'enfoncez point votre chapeau sur vos yeux; donnez
des expressions à la douleur: le chagrin qui ne parle
pas murmure en secret au coeur surchargé et lui ordonne
de se rompre,
MACDUFF.—Mes enfants aussi?
ROSSE.—Femmes, enfants, serviteurs, tout ce qu'ils ont
pu trouver.
MACDUFF.—Et fallait-il que je n'y fusse pas! Ma femme
tuée aussi!
ROSSE.—Je vous l'ai dit.
MALCOLM.—Prenez courage: cherchons dans une
grande vengeance des remèdes propres à guérir cette
mortelle douleur.
MACDUFF.—Il n'a point d'enfants41!—Tous mes jolis
enfants, avez-vous dit? tous? Oh! milan d'enfer! Tous?
quoi! tous mes pauvres petits poulets et leur mère, tous
enlevés d'un seul horrible coup?
MALCOLM.—Luttez en homme contre le malheur.
MACDUFF.—Je le ferai; mais il faut bien aussi que je le
sente en homme; il faut bien aussi que je me rappelle
qu'il a existé dans le monde des êtres qui étaient pour
moi ce qu'il y avait de plus précieux. Le ciel l'a vu et
n'a pas pris leur défense! Coupable Macduff! ils ont tous
été frappés pour toi! Misérable que je suis! ce n'est pas
pour leurs fautes, mais pour les miennes, que le meurtre
a fondu sur eux. Que le ciel maintenant leur donne la
paix!
MALCOLM.—Que ceci aiguise votre épée; que votre douleur
se change en colère, qu'elle n'affaiblisse pas votre
coeur, qu'elle l'enrage.
MACDUFF.—Oh! je pourrais jouer le rôle d'une femme
et celui d'un fanfaron avec ma langue; mais, ô ciel propice,
abrège tout délai; mets-nous face à face ce démon
de l'Écosse et moi; place-le à la longueur de mon épée,
s'il m'échappe, que le ciel lui pardonne aussi!
MALCOLM.—Ces accents sont d'un homme. Allons trouver
le roi; notre armée est prête; nous n'avons plus
qu'à prendre congé. Macbeth est mûr pour tomber, et
les puissances d'en haut ont saisi la faucille.—Acceptez
tout ce qui peut vous consoler. C'est une longue nuit
que celle qui n'arrive point au jour.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
A Dunsinane.—Un appartement du château.
Entrent UN MÉDECIN ET UNE DAME suivante de la reine.
LE MÉDECIN.—Voilà deux nuits que je veille avec vous,
et rien ne m'a confirmé la vérité de votre rapport. Quand
lui est-il arrivé la dernière fois de se promener ainsi?
LA DAME SUIVANTE.—C'est depuis que Sa Majesté est
entrée en campagne: je l'ai vue se lever de son lit,
jeter sur elle sa robe de nuit, ouvrir son cabinet, prendre
du papier, le plier, écrire dessus, le lire, le cacheter ensuite,
puis retourner se mettre au lit; et pendant tout ce
temps-là demeurer dans le plus profond sommeil.
LE MÉDECIN.—Il faut qu'il existe un grand désordre
dans les fonctions naturelles, pour qu'on puisse à la fois
jouir des bienfaits du sommeil et agir comme si l'on était
éveillé. Dites-moi, dans cette agitation endormie, outre
sa promenade et les autres actions dont vous parlez, que
lui avez-vous jamais entendu dire?
LA DAME SUIVANTE.—Ce que je ne veux pas répéter
après elle, monsieur.
LE MÉDECIN.—Vous pouvez me le dire à moi, et cela est
même très-nécessaire.
LA DAME SUIVANTE.—Ni à vous, ni à personne, puisque
je n'ai aucun témoin pour confirmer mon récit. (Entre
lady Macbeth, avec un flambeau.) Tenez, la voilà qui vient
absolument comme à l'ordinaire; et, sur ma vie, elle
est profondément endormie. Observez-la; demeurez à
l'écart.
LE MÉDECIN.—Comment a-t-elle eu cette lumière?
LA DAME SUIVANTE.—Ah! elle était près d'elle: elle a
toujours de la lumière près d'elle; c'est son ordre.
LE MÉDECIN.—Vous voyez que ses yeux sont ouverts.
LA DAME SUIVANTE.—Oui, mais ils sont fermés à toute
impression.
LE MÉDECIN.—Que fait-elle donc là? Voyez comme elle
se frotte les mains.
LA DAME SUIVANTE.—C'est un geste qui lui est ordinaire:
elle a toujours l'air de se laver les mains; je l'ai vue le
faire sans relâche un quart d'heure de suite.
LADY MACBETH.—Il y a toujours une tache.
LE MÉDECIN.—Écoutez; elle parle. Je veux écrire ce
qu'elle dira, afin d'en conserver plus nettement le souvenir.
LADY MACBETH.—Va-t'en, maudite tache...; va-t'en, te
dis-je.—Une, deux heures.—Allons, il est temps de le
faire.—L'enfer est sombre!—Fi! mon seigneur, fi! un
soldat avoir peur! Qu'avons-nous besoin de nous inquiéter,
qui le saura, quand personne ne pourra demander
de comptes à notre puissance?—Mais qui aurait cru que
ce vieillard eut encore tant de sang dans le corps?
LE MÉDECIN. à la dame suivante.—Remarquez-vous
cela?
LADY MACBETH.—Le thane de Fife avait une femme: où
est-elle maintenant?—Quoi! ces mains ne seront-elles
jamais propres?—Plus de cela, mon seigneur, plus de
cela: vous gâtez tout par ces tressaillements.
LE MÉDECIN.—Allez-vous-en, allez-vous-en; vous avez
appris ce que vous ne deviez pas savoir.
LA DAME SUIVANTE.—Elle a dit ce qu'elle ne devait pas
dire, j'en suis sûre. Dieu sait tout ce qu'elle a su!
LADY MACBETH.—Il y a toujours là une odeur de sang.
Tous les parfums de l'Arabie ne peuvent purifier cette
petite main!—Oh! oh! oh!
LE MÉDECIN.—Quel profond soupir! Le coeur est cruellement
chargé.
LA DAME SUIVANTE.—Je ne voudrais pas avoir un pareil
coeur dans mon sein, pour les grandeurs de tout ce
corps.
LE MÉDECIN.—Bien, bien, bien.
LA DAME SUIVANTE.—Je prie Dieu qu'il en soit ainsi,
docteur.
LE MÉDECIN.—Cette maladie est au-dessus de mon art:
cependant j'ai connu des personnes qui se promenaient
durant leur sommeil, et qui sont mortes saintement dans
leur lit.
LADY MACBETH.—Lavez vos mains, mettez votre robe
de nuit, ne soyez pas si pâle. Je vous le répète, Banquo
est enterré, il ne peut pas sortir de son tombeau.
LE MÉDECIN.—Et cela encore?
LADY MACBETH.—Au lit, au lit: on frappe à la porte;
venez, venez, venez, donnez-moi votre main. Ce qui est
fait ne peut se défaire. Au lit, au lit, au lit!
(Elle sort.)
LE MÉDECIN.—Va-t-elle retourner à son lit?
LA DAME SUIVANTE.—Tout droit.
LE MÉDECIN.—Il a été murmuré d'horribles secrets.—Des
actions contre nature produisent des désordres
contre nature. Le sourd oreiller recevra les confidences
des consciences souillées.—Elle a plus besoin d'un prêtre
que d'un médecin. Dieu! Dieu! pardonne-nous à tous.—Suivez-la;
écartez d'elle tout ce qui pourrait la déranger,
et ayez toujours les yeux sur elle; je pense, mais je n'ose
parler.
LA DAME SUIVANTE.—Bonne nuit, cher docteur.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Dans la campagne, près de Dunsinane.
Entrent avec des enseignes et des tambours MENTEITH,
CAITHNESS, ANGUS, LENOX, des soldats.
MENTEITH.—L'armée anglaise approche: elle est conduite
par Malcolm, son oncle Siward et le brave Macduff.
La vengeance brûle dans leur coeur: une cause si chère
exciterait l'homme le plus mort au monde à se lancer
dans le sang et les terreurs de la guerre.
ANGUS.—Nous ferons bien d'aller les joindre près de la
forêt de Birnam; c'est par cette route qu'ils arrivent.
CAITHNESS.—Qui sait si Donalbain est avec son frère?
LENOX.—Certainement non, seigneur, il n'y est pas.
J'ai une liste de toute cette noblesse: le fils de Siward
en est, ainsi qu'un grand nombre de jeunes gens encore
sans barbe, et qui vont pour la première fois faire acte
de virilité.
MENTEITH.—Que fait le tyran?
CAITHNESS.—Il fait fortifier solidement le grand château
de Dunsinane. Quelques-uns disent qu'il est fou; d'autres,
qui le haïssent moins, appellent cela une courageuse
fureur. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne peut
plus boucler la ceinture de la règle sur une cause aussi
malade.
ANGUS.—Il sent maintenant ses meurtres secrets blesser
ses propres mains. A chaque instant de nouvelles
révoltes viennent lui reprocher son manque de foi. Ceux
qu'il commande n'obéissent qu'à l'autorité, et nullement
à l'amour. Il commence à sentir la dignité souveraine
l'embarrasser de son ampleur inutile, comme la robe
d'un géant volée par un nain.
MENTEITH.—Qui pourra blâmer ses sens troublés de
reculer et de tressaillir, quand tout ce qui est en lui se
reproche sa propre existence?
CAITHNESS.—Marchons; allons porter notre obéissance
à qui elle est légitimement due. Allons trouver le médecin
de cet État malade; et versons avec lui jusqu'à la
dernière goutte de notre sang pour le remède de notre
patrie.
LENOX.—Tout ce qu'il en faudra du moins pour arroser
la fleur royale et noyer les mauvaises herbes. Dirigeons
notre marche vers Birnam.
SCÈNE III
A Dunsinane.—Un appartement du château.
Entrent MACBETH, LE MÉDECIN; suite.
MACBETH, aux personnes de sa suite.—Ne m'apportez
plus de rapports. Qu'ils s'envolent tous; jusqu'à ce que
la forêt de Birnam se mette en mouvement vers Dunsinane,
la crainte ne pourra m'atteindre. Qu'est-ce que
ce petit Malcolm? n'est-il pas né d'une femme? Les esprits,
qui connaissent tout l'enchaînement des causes de
mort, me l'ont ainsi déclaré: «Ne crains rien, Macbeth;
nul homme né d'une femme n'aura jamais de pouvoir
sur toi.»—Fuyez donc, perfides thanes, et allez vous
confondre avec ces épicuriens d'Anglais. L'esprit par
lequel je gouverne et le coeur que je porte ne seront
jamais accablés par l'inquiétude, ni ébranlés par la
crainte—(Entre un domestique.) Que le diable te grille,
vilain à face de crème! où as-tu pris cet air d'oison?
LE DOMESTIQUE.—Seigneur, il y a dix mille...
MACBETH.—Oisons, misérable!
LE DOMESTIQUE.—Soldats, seigneur.
MACBETH.—Va-t'en te piquer la figure pour cacher ta
frayeur sous un peu de rouge, drôle, au foie blanc de
lis42. Quoi, soldats! vous voilà de toutes les couleurs!—Mort
de mon âme! Tes joues de linge apprennent la peur
aux autres. Quoi, soldats! des visages de petit-lait!
LE DOMESTIQUE.—L'armée anglaise, sauf votre bon
plaisir...
MACBETH.—Ôte-moi d'ici ta face.—Seyton!—Le coeur
me manque quand je vois....—Seyton!—De ce coup je
vais être mis à l'aise pour toujours, ou jeté à bas.—J'ai
vécu assez longtemps, la course de ma vie est arrivée à
l'automne, les feuilles jaunissent, et tout ce qui devrait
accompagner la vieillesse, comme l'honneur, l'amour,
les troupes d'amis, je ne dois pas y prétendre: à leur
place ce sont des malédictions prononcées tout bas, mais
du fond de l'âme; des hommages de bouche, vain souffle
que le pauvre coeur voudrait refuser et n'ose.—Seyton!
(Entre Seyton.)
SEYTON.—Quel est votre bon plaisir?
MACBETH.—Quelles nouvelles y a-t-il encore?
SEYTON.—Tout ce qu'on a annoncé est confirmé, seigneur.
MACBETH.—Je combattrai jusqu'à ce que ma chair
tombe en pièces de dessus mes os.—Donne-moi mon
armure.
SEYTON.—Vous n'en avez pas encore besoin.
MACBETH.—Je veux la mettre. Envoie un plus grand
nombre de cavaliers parcourir le pays, qu'on pende ceux
qui parlent de peur. Donne-moi mon armure.—Comment
va votre malade, docteur?
LE MÉDECIN.—Elle n'est pas si malade, seigneur, qu'obsédée
de rêveries qui se pressent dans son imagination
et l'empêchent de reposer.
MACBETH.—Guéris-la de cela. Ne peux-tu donc soigner
un esprit malade, arracher de la mémoire un chagrin
enraciné, effacer les soucis gravés dans le cerveau, et,
par la vertu de quelque bienfaisant antidote d'oubli, nettoyer
le sein encombré de cette matière pernicieuse qui
pèse sur le coeur?
LE MÉDECIN.—C'est au malade en pareil cas à se soigner
lui-même.
MACBETH.—Jette donc la médecine aux chiens; je n'en
veux pas.—Allons, mets-moi mon armure; donne-moi
ma lance.—Seyton, envoie la cavalerie.—Docteur, les
thanes m'abandonnent.—Allons, monsieur, dépêchez-vous.—Docteur,
si tu pouvais, à l'inspection de l'eau de
mon royaume43, reconnaître sa maladie, et lui rendre
par tes remèdes sa bonne santé passée, je t'applaudirais
à tous les échos capables de répéter mes applaudissements.—(A
Seyton.) Ôte-la, te dis-je.—Quelle sorte de
rhubarbe, de séné, ou de toute autre drogue purgative,
pourrais-tu nous donner pour nous évacuer de ces Anglais?
En as-tu entendu parler?
LE MÉDECIN.—Mon bon seigneur, les préparatifs de
Votre Majesté nous en disent quelque chose.
MACBETH, à Seyton.—Porte-la derrière moi.—Je n'ai à
craindre ni mort, ni ruine, jusqu'à ce que la forêt de
Birnam vienne à Dunsinane.
(Il sort.)
LE MÉDECIN.—Si j'étais sain et sauf hors de Dunsinane,
il ne serait pas aisé de m'y faire rentrer pour de l'argent.
(Il sort.)
SCÈNE IV
Dans la campagne près de Dunsinane, et en vue d'une forêt.
Entrent avec des enseignes et des tambours MALCOLM,
LE VIEUX SIWARD ET SON FILS, MACDUFF,
MENTEITH, CAITHNESS, ANGUS, LENOX, ROSSE;
soldats en marche.
MALCOLM.—Cousins, j'espère que le jour n'est pas loin
où nous serons en sûreté chez nous.
MENTEITH.—Nous n'en doutons nullement.
SIWARD.—Quelle est cette forêt que je vois devant
nous?
MENTEITH.—La forêt de Birnam.
MALCOLM.—Que chaque soldat coupe une branche
d'arbre et la porte devant lui: par-là nous dissimulerons
à l'ennemi notre force, et tromperons ceux qu'il enverra
à la découverte.
LES SOLDATS.—Vous allez être obéi.
SIWARD.—Nous n'avons rien appris, si ce n'est que le
tyran, plein de confiance, se tient ferme dans Dunsinane
et nous y laissera mettre le siège.
MALCOLM.—C'est sa principale ressource, car, partout
où l'on en trouve l'occasion, les grands et les petits se
révoltent contre lui. Il n'est servi que par des machines
qui lui obéissent de force, tandis que leurs coeurs sont
ailleurs.
MACDUFF.—Nous jugerons justement après l'événement
qui ne trompe point. Ne négligeons aucune des
ressources de l'art militaire.
SIWARD.—Le temps approche où nous apprendrons
décidément ce que nous avons et ce que nous devons.
Les idées spéculatives nous entretiennent de leurs espérances
incertaines, mais les coups déterminent l'événement
d'une manière positive: c'est à ce but qu'il faut
que la guerre marche.
(Ils se mettent en marche.)
SCÈNE V
A Dunsinane.—Intérieur du château.
Entrent avec des enseignes et des tambours MACBETH,
SEYTON, soldats.
MACBETH.—Plantez notre étendard sur le rempart extérieur.
On crie toujours: Ils viennent! Mais la force de
notre château se moque d'un siége. Qu'ils restent là
jusqu'à ce que la famine et les maladies les consument.
S'ils n'étaient pas renforcés par ceux mêmes qui devraient
combattre pour nous, nous aurions pu hardiment
les aller rencontrer face à face, et les reconduire
battant jusque chez eux.—Quel est ce bruit?
(On entend derrière le théâtre des cris de femmes.)
SEYTON.—Ce sont des cris de femmes, mon bon seigneur.
MACBETH.—J'ai presque oublié l'impression de la
crainte. Il fut un temps où mes sens se seraient glacés
an bruit d'un cri nocturne; où tous mes cheveux, à un
récit funeste, se dressaient et s'agitaient comme s'ils
eussent été doués de vie: mais je me suis rassasié d'horreurs.
Ce qu'il y a de plus sinistre, devenu familier à
mes pensées meurtrières, ne saurait me surprendre.—D'où
venaient ces cris?
SEYTON.—La reine est morte, mon seigneur.
MACBETH.—Elle aurait dû mourir plus tard: il serait
arrivé un moment auquel aurait convenu une semblable
parole. Demain, demain, demain, se glisse ainsi à petits
pas d'un jour à l'autre, jusqu'à la dernière syllabe du
temps inscrit; et tous nos hier n'ont travaillé, les imbéciles,
qu'à nous abréger le chemin de la mort poudreuse44.
Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau: la vie
n'est qu'une ombre qui marche; elle ressemble à un
comédien qui se pavane et s'agite sur le théâtre une
heure; après quoi il n'en est plus question; c'est un
conte raconté par un idiot avec beaucoup de bruit et de
chaleur, et qui ne signifie rien.—(Entre un messager.)
Tu viens pour faire usage de ta langue: vite, ton histoire.
LE MESSAGER.—Mon gracieux seigneur, je voudrais
vous rapporter ce que je puis dire avoir vu; mais je ne
sais comment m'y prendre.
MACBETH.—C'est bon, parlez, mon ami.
LE MESSAGER.—J'étais de garde sur la colline, et je
regardais du côté de Birnam, quand tout à l'heure il
m'a semblé que la forêt se mettait en mouvement.
MACBETH le frappant.—Menteur! misérable!
LE MESSAGER.—Que j'endure votre colère si cela n'est
pas vrai; vous pouvez, à la distance de trois milles, la
voir qui s'approche: c'est, je vous le dis, un bois mouvant.
MACBETH.—Si ton rapport est faux, tu seras suspendu
vivant au premier arbre, jusqu'à ce que la famine te
dessèche. Si ton récit est véritable, peu m'importe que
tu m'en fasses autant: je prends mon parti résolument,
et commence à douter des équivoques du démon qui
ment sous l'apparence de la vérité: Ne crains rien jusqu'à
ce que la forêt de Birnam marche sur Dunsinane, et
voilà maintenant une forêt qui s'avance vers Dunsinane.—Aux
armes, aux armes, et sortons!—S'il a vu en effet
ce qu'il assure, il ne faut plus songer à s'échapper d'ici,
ni à s'y renfermer plus longtemps.—Je commence à
être las du soleil, et à souhaiter que toute la machine
de l'univers périsse en ce moment.—Sonnez la cloche
d'alarme.—Vents, soufflez; viens, destruction; du moins
nous mourrons le harnais sur le dos.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Toujours à Dunsinane.—Une plaine devant le château.
Entrent avec des enseignes et des tambours MALCOLM,
LE VIEUX SIWARD, MACDUFF, ROSSE, LENOX,
ANGUS, CAITHNESS, MENTEITH, et leurs soldats
portant des branches d'arbres,
MALCOLM, aux soldats.—Nous voilà assez près: jetez
ces rideaux de feuillage, et montrez-vous pour ce que
vous êtes.—Vous, mon digne oncle, avec mon cousin
votre noble fils, vous commanderez le premier corps de
bataille. Le brave Macduff et nous, nous nous chargerons
de tout ce qui restera à faire, suivant le plan arrêté
entre nous.
SIWARD.—Adieu; joignons seulement l'armée du tyran;
et je veux être battu si nous n'en venons pas aux
mains dès ce soir.
MACDUFF.—Faites parler toutes nos trompettes: donnez
toute leur voix à ces bruyants précurseurs du sang et
de la mort.
(Ils sortent. Bruit continuel d'alarmes.)
SCÈNE VII
Toujours à Dunsinane.—Une autre partie de la plaine.
Entre MACBETH.
MACBETH.—Ils m'ont attaché à un poteau; je ne peux
fuir, mais, comme l'ours, il faut que je me batte à tout
venant. Où est celui qui n'est pas né de femme? Voilà
l'homme que je dois craindre, ou je n'en crains aucun.
(Entre le jeune Siward.)
LE JEUNE SIWARD.—Quel est ton nom?
MACBETH.—Tu seras enrayé de l'entendre.
LE JEUNE SIWARD.—Non, quand tu porterais un nom
plus brûlant qu'aucun de ceux des enfers.
MACBETH.—Mon nom est Macbeth.
LE JEUNE SIWARD.—Le diable lui-même ne pourrait
prononcer un nom plus odieux à mon oreille.
MACBETH.—Non, ni plus redoutable.
LE JEUNE SIWARD.—Tu mens, tyran abhorré: mon
épée va prouver ton mensonge.
(Ils combattent. Le jeune Siward est tué.)
MACBETH.—Tu étais né de femme. Je me moque des
épées; je me ris avec mépris de toute arme maniée par
l'homme qui est né de femme.
(Il sort.—Alarme.)
(Rentre Macduff.)
MACDUFF.—C'est de ce côté que le bruit s'est fait entendre.
Tyran, montre-toi! Si tu es tué sans avoir reçu
un coup de ma main, les ombres de ma femme et de mes
enfants ne cesseront de m'obséder. Je ne puis frapper
sur de misérables Kernes, dont les bras sont loués pour
porter leur lance. Ou toi, Macbeth, ou le tranchant de
mon épée, demeuré inutile, rentrera dans le fourreau
sans avoir frappé un seul coup. Tu dois être par là; ce
grand cliquetis que j'entends semble annoncer un guerrier
du premier rang. Fais-le moi trouver, Fortune, et
je ne te demande plus rien.
(Il sort.—Alarme.)
(Entrent Malcolm et le vieux Siward.)
SIWARD.—Par ici, mon seigneur: le château s'est rendu
sans efforts; les soldats du tyran se partagent entre nous
et lui. Les nobles thanes font bravement leur devoir de
guerriers. La journée s'est presque entièrement déclarée
pour vous, et il reste peu de chose à faire.
MALCOLM.—Nous avons rencontré des ennemis qui
frappaient à côté de nous.
SIWARD.—Entrons, seigneur, dans le château.
(Ils sortent.—Alarme.)
(Rentre Macbeth.)
MACBETH.—Pourquoi ferais-je ici sottement le Romain,
et mourrais-je sur ma propre épée? Tant que je verrai
devant moi des vies, les blessures y seront bien mieux
placées.
(Rentre Macduff.)
MACDUFF.—Retourne, chien d'enfer, retourne.
MACBETH.—De tous les hommes tu es le seul que j'aie
évité: va-t'en, mon âme est déjà trop chargée du sang
des tiens.
MACDUFF.—Je n'ai rien à te dire, ma réponse est dans
mon épée, misérable, plus sanguinaire qu'aucune parole
ne pourrait l'exprimer.
(Ils combattent.)
MACBETH.—Tu perds ta peine. Tu pourrais aussi facilement
imprimer sur l'air subtil le tranchant de ton épée
que faire couler mon sang. Que ton fer tombe sur des
têtes vulnérables: ma vie est sous un charme qui ne
peut céder à un homme né de femme.
MACDUFF.—N'espère plus en ton charme, et que l'ange
que tu as toujours servi t'apprenne que Macduff a été
arraché avant le temps du sein de sa mère.
MACBETH.—Maudite soit la langue qui a prononcé ces
paroles, car elle a subjugué la meilleure partie de moi-même!
et que désormais on n'ajoute plus de foi à ces
démons artificieux qui se jouent de nous par des paroles
à double sens, qui tiennent leurs promesses à notre
oreille en manquant à notre espoir.—Je ne veux point
combattre avec toi.
MACDUFF.—Rends-toi donc, lâche, et vis pour être
exposé aux regards de notre temps. Ton portrait, comme
celui des monstres les plus rares, sera suspendu à un
poteau; et au-dessous sera écrit: «C'est ici qu'on voit
le tyran.»
MACBETH.—Je ne me rendrai point pour baiser la poussière
devant les pas du jeune Malcolm, et pour être
poussé à bout par les malédictions de la populace. Quoique
la forêt de Birnam ait marché vers Dunsinane, et
que je t'aie en tête, toi qui n'es pas né de femme, je
tenterai un dernier effort. Je couvre mon corps de mon
bouclier de guerre. Attaque-moi, Macduff: damné soit
celui de nous deux qui criera le premier: «Arrête, c'est
assez.»
(Ils sortent en combattant. Retraite.—Fanfares.)
(Rentrent, avec des enseignes et des tambours, Malcolm, le
vieux Siward, Rosse, Lenox, Angus, Caithness, Menteith,
soldats.)
MALCOLM.—Je voudrais que ceux de nos amis qui nous
manquent fussent arrivés en sûreté.
SIWARD.—Il en faudra perdre quelques-uns. Cependant,
par ceux que je vois ici, nous n'aurons pas acheté cher
une si grande journée.
MALCOLM.—Macduff nous manque, ainsi que votre
noble fils.
ROSSE, à Siward.—Votre fils, monseigneur, a payé la
dette d'un soldat: il n'a vécu que pour devenir un
homme, et n'a pas eu plutôt prouvé sa valeur, par l'intrépidité
de sa contenance dans le combat, qu'il est mort
en homme.
SIWARD.—Il est donc mort?
ROSSE.—Oui, et on l'a emporté du champ de bataille.
Votre affliction ne doit pas être mesurée sur son mérite,
car alors elle n'aurait point de terme.
SIWARD.—A-t-il reçu ses blessures par devant?
ROSSE.—Oui, au front.
SIWARD.—Eh bien donc! qu'il devienne le soldat de
Dieu! Eussé-je autant de fils que j'aide cheveux, je ne
leur souhaiterais pas une plus belle mort: ainsi le glas
est sonné pour lui.
MALCOLM.—Il mérite plus de regrets; c'est à moi à les
lui rendre.
SIWARD.—Il a tout ce qu'il mérite: on dit qu'il est
bien mort, et qu'il a payé ce qu'il devait. Ainsi, que
Dieu soit avec lui!—(Rentre Macduff, avec la tête de Macbeth
à la main.) Voici de nouveaux sujets de joie.
MACDUFF.—Salut, roi, car tu l'es. Vois, je porte la tête
maudite de l'usurpateur. Notre pays est libre. Je te vois
entouré des perles de ton royaume: tous répètent mon
hommage dans le fond de leurs coeurs. Que leurs voix
s'unissent tout haut à la mienne: «Salut, roi d'Écosse!»
TOUS.—Roi d'Écosse, salut!
(Fanfares.)
MALCOLM.—Nous ne laisserons pas écouler beaucoup
de temps avant de compter avec les services de votre
zèle, et sans vous rendre ce que nous vous devons. Mes
thanes et cousins, désormais soyez comtes, les premiers
que jamais l'Écosse ait vus honorés de ce titre. Ce qui
nous reste à faire, tous les actes nouveaux nécessités par
la circonstance, comme le rappel de ceux de nos amis
qui se sont exilés pour fuir les pièges de l'inquiète tyrannie;
la recherche des cruels ministres de ce boucher
défunt et de son infernale compagne qui, à ce qu'on
croit, s'est détruite de ses propres mains; ces devoirs, et
tous les autres qui nous regardent, avec le secours de la
grâce, nous les exécuterons à mesure en temps et lieu.
Je vous rends grâces à tous ensemble et à chacun en
particulier, et je vous invite tous à venir nous voir couronner
à Scone.
(Tous sortent au bruit des fanfares.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE
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