BEAUCOUP DE BRUIT
POUR RIEN
COMÉDIE
NOTICE
SUR
BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN
L'histoire de Ginévra, dans le cinquième chant de l'Arioste, a
quelque rapport avec la fiction romanesque de cette pièce; plusieurs
critiques, et entre autres Pope, ont cru que le Roland Furieux avait
été la source où Shakspeare avait puisé. On remarque aussi dans
plusieurs anciens romans de chevalerie des épisodes qui rappellent
la calomnie de don Juan, et la mort supposée d'Héro; mais c'est dans
les histoires tragiques que Belleforest a empruntées à Bandello qu'on
trouve la nouvelle qui a évidemment fourni à Shakspeare l'idée de
Beaucoup de bruit pour rien.
«Pendant que Pierre d'Aragon tenait sa cour à Messine, un certain
baron, Timbrée de Cardone, favori du prince, devint amoureux
de Fénicia, fille de Léonato, gentilhomme de la ville: sa fortune,
la faveur du roi, et ses qualités personnelles plaidèrent si bien
sa cause, que Timbrée fut en peu de temps l'amant préféré de Fénicia,
et obtint l'agrément de Léonato pour l'épouser.
«La nouvelle en vint aux oreilles d'un jeune gentilhomme appelé
Girondo-Olerio-Valentiano, qui depuis longtemps cherchait vainement
à faire impression sur le coeur de Fénicia. Jaloux du bonheur
de Timbrée, il ne songe plus qu'à le traverser, et met dans ses intérêts
un autre jeune homme qui, affectant pour Timbrée un zèle officieux,
va le prévenir qu'un de ses amis faisait de fréquentes visites
nocturnes à sa fiancée, et offre de lui donner le soir même les preuves
de sa perfidie.
«Timbrée accepte; il suit son guide qui lui fait voir en effet son
prétendu rival, qui n'était qu'un valet travesti, montant par une
échelle de corde dans l'appartement de Fénicia. Timbrée ne veut pas
d'autre éclaircissement, et dès le lendemain il va retirer sa parole,
et révèle à Léonato la trahison de sa fille.
«Fénicia, accablée de cet affront, s'évanouit et ne reprend ses sens
qu'au bout de sept heures. Tout Messine la croit morte, car elle-même,
résolue de renoncer au monde, se fait transporter secrètement à la
campagne, chez un de ses oncles, pendant qu'on célèbre ses funérailles.
«Le remords poursuit partout Girondo; il se décide à faire à Timbrée
l'aveu de sa coupable calomnie; il le mène à l'église, auprès du
tombeau de Fénicia, se met à genoux, offre un poignard à son
rival, et, lui présentant son sein, le conjure de frapper le meurtrier
de la fille de Léonato.
«Timbrée lui pardonne, et court lui-même chez Léonato lui offrir
toute sa fortune en réparation de sa crédule jalousie; le vieillard
refuse, et n'exige de Timbrée que la promesse d'accepter une autre
épouse de sa main.
«Quelque temps après il le conduit à sa campagne et lui présente
Fénicia sous le nom de Lucile, et comme sa nièce. Fénicia était tellement
changée, qu'elle ne fut reconnue qu'à la fin de la noce, et
lorsqu'une tante de la mariée ne put garder plus longtemps le
secret;» tel est l'extrait succinct de la nouvelle du prolixe Bandello.
On verra quel intérêt dramatique le poëte a ajouté à ce récit déjà
intéressant. La scène de l'église, où Claudio accuse hautement Héro,
est vraiment tragique. Combien est touchant l'appel que fait la fille
de Léonato à son innocence! Quelle profonde connaissance du coeur
humain décèle le caractère de ce don Juan, cet homme essentiellement
insociable, pour qui faire le mal est un besoin, et qui s'irrite
contre les bienfaits de son propre frère!
Mais les personnages les plus brillants et les plus animés de la pièce
sont Bénédick et Béatrice. Que d'originalité dans leurs dialogues, où
l'on trouve quelquefois, il est vrai, un peu trop de liberté! Leur
aversion pour le mariage, leur conversion subite, fournissent une
foule de situations des plus comiques. Les deux constables, Dogberry
et Verges, avec leur suffisance, leurs graves niaiseries et leurs
lourdes bévues, sont des modèles de naturel.
Il y a dans cette pièce un heureux mélange de sérieux et de gaieté
qui en fait une des plus charmantes productions de Shakspeare:
c'est encore une de celles que l'on revoit avec le plus de plaisir sur
le théâtre de Londres. Bénédick était un des rôles favoris de Garrick,
qui y faisait admirer toute la souplesse de son talent.
Selon le docteur Malone, la comédie de Beaucoup de bruit pour rien
aurait été composée en 1600, et imprimée la même année.
BEAUCOUP DE BRUIT
POUR RIEN
COMÉDIE
PERSONNAGES
DON PÈDRE, prince d'Aragon.
LEONATO, gouverneur de Messine.
DON JUAN, frère naturel de don Pèdre.
CLAUDIO, jeune seigneur de Florence, favori de don Pèdre.
BENEDICK, jeune seigneur de Padoue, autre favori de don Pèdre.
BALTHAZAR, domestique de don
Pèdre.
ANTONIO, frère de Léonato.
BORACHIO, ) attaché à don Juan.
CONRAD, )
DOGBERRY, ) deux constables.
VERGES, )
UN SACRISTAIN.
UN MOINE.
UN VALET.
HÉRO, fille de Léonato.
BÉATRICE, nièce de Léonato.
MARGUERITE, ) dames attachées
URSULE, ) à HÉRO.
MESSAGERS, GARDES ET VALETS.
La scène est à Messine.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Terrasse devant le palais de Léonato.
Entrent LÉONATO, HÉRO, BÉATRICE et autres, avec
UN MESSAGER
LÉONATO.—J'apprends par cette lettre que don Pèdre
d'Aragon arrive ce soir à Messine.
LE MESSAGER.—A l'heure qu'il est, il doit en être fort
près. Nous n'étions pas à trois lieues lorsque je l'ai
quitté.
LÉONATO.—Combien avez-vous perdu de soldats dans
cette affaire?
LE MESSAGER.—Très-peu d'aucun genre et aucun de
connu.
LÉONATO.—C'est une double victoire, quand le vainqueur
ramène au camp ses bataillons entiers. Je lis ici
que don Pèdre a comblé d'honneurs un jeune Florentin
nommé Claudio.
LE MESSAGER.—Bien mérités de sa part et bien reconnus
par don Pèdre.—Claudio a surpassé les promesses de son
âge; avec les traits d'un agneau, il a fait les exploits
d'un lion. Il a vraiment trop dépassé toutes les espérances
pour que je puisse espérer de vous les raconter.
LÉONATO.—Il a ici dans Messine un oncle qui en sera
bien content.
LE MESSAGER.—Je lui ai déjà remis des lettres, et il a
paru éprouver beaucoup de joie, et même à un tel excès,
que cette joie n'aurait pas témoigné assez de modestie
sans quelque signe d'amertume.
LÉONATO.—Il a fondu en larmes?
LE MESSAGER.—Complètement.
LÉONATO.—Doux épanchements de tendresse! Il n'est
pas de visages plus francs que ceux qui sont ainsi baignés
de larmes. Ah! qu'il vaut bien mieux pleurer de joie que
de rire de ceux qui pleurent!
BÉATRICE.—Je vous supplierai de m'apprendre si le
signor Montanto1 revient de la guerre ici ou non.
LE MESSAGER.—Je ne connais point ce nom, madame.
Nous n'avions à l'armée aucun officier d'un certain rang
portant ce nom.
LÉONATO.—De qui vous informez-vous, ma nièce?
HÉRO.—Ma cousine veut parler du seigneur Bénédick
de Padoue.
LE MESSAGER.—Oh! il est revenu; et tout aussi plaisant
que jamais.
BÉATRICE.—Il mit un jour des affiches2 dans Messine,
et défia Cupidon dans l'art de tirer de longues flèches;
le fou de mon oncle qui lut ce défi répondit pour Cupidon,
et le défia à la flèche ronde.—De grâce, combien
a-t-il exterminé, dévoré d'ennemis dans cette guerre?
Dites-moi simplement combien il en a tué, car j'ai promis
de manger tous les morts de sa façon.
LÉONATO.—En vérité, ma nièce, vous provoquez trop
le seigneur Bénédick; mais il est bon pour se défendre,
n'en doutez pas.
LE MESSAGER.—Il a bien servi, madame, dans cette
campagne.
BÉATRICE.—Vous aviez des vivres gâtés, et il vous a
aidé à les consommer. C'est un très-vaillant mangeur;
il a un excellent estomac.
LE MESSAGER.—Il est aussi bon soldat, madame.
BÉATRICE.—Bon soldat près d'une dame; mais en face
d'un homme, qu'est-il?
LE MESSAGER.—C'est un brave devant un brave, un
homme en face d'un homme. Il y a en lui l'étoffe de
toutes les vertus honorables.
BÉATRICE.—C'est cela en effet; Bénédick n'est rien moins
qu'un homme étoffé3, mais quant à l'étoffe;—eh bien!
nous sommes tous mortels.
LÉONATO.—Il ne faut pas, monsieur, mal juger de ma
nièce. Il règne une espèce de guerre enjouée entre elle et
le seigneur Bénédick. Jamais ils ne se rencontrent sans
qu'il y ait entre eux quelque escarmouche d'esprit.
BÉATRICE.—Hélas! il ne gagne rien à cela. Dans notre
dernier combat, quatre de ses cinq sens s'en allèrent
tout éclopés, et maintenant tout l'homme est gouverné
par un seul. Pourvu qu'il lui reste assez d'instinct pour
se tenir chaudement, laissons-le-lui comme l'unique
différence qui le distingue de son cheval: car c'est le
seul bien qui lui reste pour avoir quelque droit au nom
de créature raisonnable.—Et quel est son compagnon
maintenant? car chaque mois il se donne un nouveau
frère d'armes.
LE MESSAGER.—Est-il possible?
BÉATRICE.—Très-possible. Il garde ses amitiés comme
la forme de son chapeau, qui change à chaque nouveau
moule.
LE MESSAGER.—Madame, je le vois bien, ce gentilhomme
n'est pas sur vos tablettes.
BÉATRICE.—Oh! non; si j'y trouvais jamais son nom,
je brûlerais toute la bibliothèque.—Mais dites-moi donc,
je vous prie, quel est son frère d'armes? N'avez-vous pas
quelque jeune écervelé qui veuille faire avec lui un
voyage chez le diable?
LE MESSAGER.—Il vit surtout dans la compagnie du
noble Claudio.
BÉATRICE.—Bonté du ciel! il s'attachera à lui comme
une maladie. On le gagne plus promptement que la peste;
et quiconque en est pris extravague à l'instant. Que Dieu
protége le noble Claudio! Si par malheur il est pris du
Bénédick, il lui en coûtera mille livres pour s'en guérir.
LE MESSAGER.—Je veux, madame, être de vos amis.
BÉATRICE.—Je vous y engage, mon bon ami!
LÉONATO.—Vous ne deviendrez jamais folle, ma nièce.
BÉATRICE.—Non, jusqu'à ce que le mois de janvier
soit chaud.
LE MESSAGER.—Voici don Pèdre qui s'approche.
(Entrent don Pèdre, accompagné de Balthazar et autres domestiques;
Claudio, Bénédick, don Juan.)
DON PÈDRE.—Don seigneur Léonato, vous venez vous-même
chercher les embarras. Le monde est dans l'usage
d'éviter la dépense; mais vous courez au-devant.
LÉONATO.—Jamais les embarras n'entrèrent chez moi
sous la forme de Votre Altesse; car, l'embarras parti, le
contentement resterait. Mais quand vous me quittez, le
chagrin reste et le bonheur s'en va.
DON PÈDRE.—Vous acceptez votre fardeau de trop bonne
grâce. Je crois que c'est là votre fille.
LÉONATO.—Sa mère me l'a dit bien des fois.
BÉNÉDICK.—En doutiez-vous, seigneur, pour lui faire
si souvent cette demande?
LÉONATO.—Nullement, seigneur Bénédick; car alors
vous étiez un enfant.
DON PÈDRE.—Ah! la botte a porté, Bénédick. Nous
pouvons juger par là de ce que vous valez, à présent que
vous êtes un homme.—En vérité, ses traits nomment
son père. Soyez heureuse, madame, vous ressemblez à
un digne père.
(Don Pèdre s'éloigne avec Léonato.)
BÉNÉDICK.—Si le seigneur Léonato est son père, elle
ne voudrait pas pour tout Messine avoir sa tête sur les
épaules tout en lui ressemblant comme elle fait.
BÉATRICE.—Je m'étonne que le seigneur Bénédick ne
se rebute point de parler. Personne ne prend garde à lui.
BÉNÉDICK.—Ah! ma chère madame Dédaigneuse! vous
vivez encore?
BÉATRICE.—Et comment la Dédaigneuse mourrait-elle,
lorsqu'elle trouve à ses dédains un aliment aussi inépuisable
que le seigneur Bénédick? La courtoisie même ne
peut tenir en votre présence; il faut qu'elle se change en
dédain.
BÉNÉDICK.—La courtoisie est donc un renégat?—Mais
tenez pour certain que, vous seule exceptée, je suis
aimé de toutes les dames, et je voudrais que mon coeur
se laissât persuader d'être un peu moins dur; car franchement
je n'en aime aucune.
BÉATRICE.—Grand bonheur pour les femmes! Sans
cela, elles seraient importunées par un pernicieux soupirant.
Je remercie Dieu et la froideur de mon sang; je
suis là-dessus de votre humeur. J'aime mieux entendre
mon chien japper aux corneilles, qu'un homme me jurer
qu'il m'adore.
BÉNÉDICK.—Que Dieu vous maintienne toujours dans
ces sentiments! Ce seront quelques honnêtes gens de plus
dont le visage échappera aux égratignures qui les attendent.
BÉATRICE.—Si c'étaient des visages comme le vôtre,
une égratignure ne pourrait les rendre pires.
BÉNÉDICK.—Eh bien! vous êtes une excellente institutrice
de perroquets.
BÉATRICE.—Un oiseau de mon babil vaut mieux qu'un
animal du vôtre.
BÉNÉDICK.—Je voudrais bien que mon cheval eût la
vitesse de votre langue et votre longue haleine.—Allons,
au nom de Dieu, allez votre train; moi j'ai fini.
BÉATRICE.—Vous finissez toujours par quelque algarade
de rosse; je vous connais de loin.
DON PÈDRE.—Voici le résumé de notre entretien.—Seigneur
Claudio et seigneur Bénédick, mon digne ami
Léonato vous a tous invités. Je lui dis que nous resterons
ici au moins un mois; il prie le sort d'amener quelque
événement qui puisse nous y retenir davantage. Je jurerais
qu'il n'est point hypocrite et qu'il le désire du fond
de son coeur.
LÉONATO.—Si vous le jurez, monseigneur, vous ne serez
point parjure. (A don Juan.)—Souffrez que je vous
félicite, seigneur: puisque vous êtes réconcilié au prince
votre frère, je vous dois tous mes hommages.
DON JUAN.—Je vous remercie: je ne suis point un
homme à longs discours; je vous remercie.
LÉONATO.—Plaît-il à Votre Altesse d'ouvrir la marche?
DON PÈDRE.—Léonato, donnez-moi la main; nous
irons ensemble.
(Tous entrent dans la maison, excepté Bénédick et Claudio.)
CLAUDIO.—Bénédick, avez-vous remarqué la fille du
seigneur Léonato?
BÉNÉDICK.—Je ne l'ai pas remarquée, mais je l'ai regardée.
CLAUDIO.—N'est-ce pas une jeune personne modeste?
BÉNÉDICK.—Me questionnez-vous sur son compte, en
honnête homme, pour savoir tout simplement ce que je
pense, ou bien voudriez-vous m'entendre parler, suivant
ma coutume, comme le tyran déclaré de son sexe?
CLAUDIO.—Non: je vous prie, parlez sérieusement.
BÉNÉDICK.—Eh bien! en conscience, elle me paraît
trop petite pour un grand éloge, trop brune pour un bel
éloge4. Toute la louange que je peux lui accorder, c'est
de dire que si elle était tout autre qu'elle est, elle ne serait
pas belle; étant ce qu'elle est, elle ne me plait pas.
CLAUDIO.—Vous croyez que je veux rire. Je vous en
prie, dites-moi sincèrement comment vous la trouvez.
BÉNÉDICK.—Voulez-vous en faire emplette, que vous
preniez des informations sur elle?
CLAUDIO.—Le monde entier suffirait-il à payer un pareil
bijou?
BÉNÉDICK.—Oh! sûrement, et même encore un étui
pour le mettre.—Mais parlez-vous sérieusement, ou
prétendez-vous faire le mauvais plaisant pour nous dire
que l'amour sait très-bien trouver des lièvres, et que
Vulcain est un habile charpentier? Allons, dites-nous sur
quelle gamme il faut chanter pour être d'accord avec
vous?
CLAUDIO.—Elle est à mes yeux la plus aimable personne
que j'aie jamais vue.
BÉNÉDICK.—Je vois encore très-bien sans lunettes, et
je ne vois rien de cela: il y a sa cousine qui, si elle
n'était pas possédée d'une furie, la surpasserait en beauté
autant que le premier jour de mai l'emporte sur le dernier
jour de décembre; mais j'espère que vous n'avez
pas dans l'idée de vous faire mari? Serait-ce votre intention?
CLAUDIO.—Quand j'aurais juré le contraire, je me méfierais
de moi-même, si Héro voulait être ma femme.
BÉNÉDICK.—En êtes-vous là? d'honneur? Quoi! n'est-il
donc pas un homme au monde qui veuille porter
son bonnet sans inquiétude? Ne reverrai-je de ma vie
un garçon de soixante ans? Allez, puisque vous voulez
absolument vous mettre sous le joug, portez-en la triste
empreinte, et passez les dimanches à soupirer.—Mais
voilà don Pèdre qui revient vous chercher lui-même.
(Don Pèdre rentre.)
DON PÈDRE.—Quel mystère vous arrêtait donc ici, que
vous ne nous ayez pas suivis chez Léonato?
BÉNÉDICK.—Je voudrais que Votre Altesse m'obligeât
à le lui dire.
DON PÈDRE.—Je vous l'ordonne, sur votre fidélité.
BÉNÉDICK.—Vous entendez, comte Claudio. Je puis
être aussi discret qu'un muet de naissance, et c'est là
l'idée que je voudrais vous donner de moi.—Mais sur
ma fidélité: remarquez-vous ces mots: Sur ma fidélité.—Il
est amoureux. De qui? Ce serait maintenant à Votre
Altesse à me faire la question. Observez comme la réponse
est courte.—D'Héro, la courte fille de Léonato.
CLAUDIO. Si la chose était, il vous l'aurait bientôt dit.
BÉNÉDICK.—C'est comme le vieux conte, monseigneur:
«Cela n'est pas, cela n'était pas.» Mais en vérité, à Dieu
ne plaise que cela arrive!
CLAUDIO.—Si ma passion ne change pas bientôt, à
Dieu ne plaise qu'il en soit autrement!
DON PÈDRE.—Ainsi soit-il! si vous l'aimez; car la jeune
personne en est bien digne.
CLAUDIO.—Vous parlez ainsi pour me sonder, seigneur.
DON PÈDRE.—Sur mon honneur, j'exprime ma pensée.
CLAUDIO.—Et sur ma parole, j'ai exprimé la mienne.
BÉNÉDICK.—Et moi, sur mon honneur et sur ma parole,
j'ai dit ce que je pensais.
CLAUDIO.—Je sens que je l'aime.
DON PÈDRE.—Je sais qu'elle en est digne.
BÉNÉDICK.—Je ne sens pas qu'on doive l'aimer, je ne
sais pas qu'elle en soit digne, c'est là l'opinion que le feu
ne pourrait détruire en moi. Je mourrai dans mon dire
sur l'échafaud.
DON PÈDRE.—Tu fus toujours un hérétique obstiné à
l'endroit de la beauté.
CLAUDIO.—Et jamais il n'a pu soutenir son rôle que
par la force de sa volonté.
BÉNÉDICK.—Qu'une femme m'ait conçu, je l'en remercie;
je lui adresse aussi mes humbles remerciements pour
m'avoir élevé; mais je refuse de porter sur mon front
une corne pour appeler les chasseurs, ou suspendre mon
cor de chasse à un baudrier invisible; c'est ce que toutes
les femmes me pardonneront. Comme je ne veux pas
leur faire l'affront de me défier d'une seule, je me rends
la justice de ne me fier à aucune; et ma peine (dont je ne
serai que plus présentable) sera de vivre garçon.
DON PÈDRE.—Avant que je meure, je veux te voir pâle
d'amour.
BÉNÉDICK.—De maladie, de faim ou de colère, seigneur;
mais jamais d'amour. Prouvez une fois que l'amour me
coûte plus de sang que le vin ne m'en saurait rendre, et
alors je vous permets de me crever les yeux avec la
plume d'un faiseur de ballades, et de me suspendre à la
porte d'un mauvais lieu comme l'enseigne de l'aveugle
Cupidon.
DON PÈDRE.—Bien! si jamais tu trahis ce voeu, tu nous
fourniras un fameux argument.
BÉNÉDICK.—Si je le trahis, pendez-moi comme un chat
dans une bouteille5, et tirez-moi dessus; et qu'on frappe
sur l'épaule à celui qui me touchera en l'appelant Adam6.
DON PÈDRE.—Allons, le temps en décidera: Avec le
temps, le buffle sauvage en vient à porter le joug.
BÉNÉDICK.—Le buffle sauvage, oui; mais si le sensé
Bénédick porte jamais un joug, arrachez les cornes du
buffle, et plantez-les sur mon front; qu'on fasse de moi
un tableau grossier, et, en lettres aussi grosses que celles
où l'on écrit: Ici, bon cheval à louer, faites tracer sur ma
figure: Ici, on peut voir Bénédick, l'homme marié.
CLAUDIO.—Si jamais cela t'arrive, tu seras fou à lier.
DON PÈDRE.—Bon! si Cupidon n'a pas épuisé son carquois
dans Venise, il te fera bientôt trembler.
BÉNÉDICK.—Je m'attends aussitôt à un tremblement de
terre.
DON PÈDRE.—Eh bien! temporisez d'heure en heure;
mais cependant, seigneur Bénédick, rendez-vous chez
Léonato, faites-lui mes civilités, et dites-lui que je ne
manquerai point de me trouver au souper; car il a fait
de grands préparatifs.
BÉNÉDICK.—J'ai presque tout ce qu'il me faut pour
faire un tel message; ainsi je vous recommande....
CLAUDIO.—A la garde de Dieu, daté de ma maison, si
j'en avais une.
DON PÈDRE.—Le six de juillet, votre féal ami, Bénédick.
BÉNÉDICK.—Ne raillez pas, ne raillez pas! le corps de
votre discours est souvent vêtu de simples franges dont
les morceaux sont très-légèrement faufilés; ainsi, avant
de lancer plus loin de vieux sarcasmes, examinez votre
conscience; et là-dessus, je vous laisse.
(Bénédick sort.)
CLAUDIO.—Mon prince, Votre Altesse peut maintenant
me faire du bien.
DON PÈDRE.—C'est à toi d'instruire mon amitié; apprends-lui
seulement comment elle peut te servir, et tu
verras combien elle sera docile à retenir tout ce qui
pourra te faire du bien, quelque difficile que soit la leçon.
CLAUDIO.—Léonato a-t-il des fils, mon seigneur?
DON PÈDRE.—Il n'a d'autre enfant que Héro. Elle est
son unique héritière; vous sentez-vous du penchant pour
elle, Claudio?
CLAUDIO.—Ah! seigneur, quand vous passâtes pour
aller terminer cette guerre, je ne la vis que de l'oeil d'un
soldat à qui elle plaisait, mais qui avait en main une tâche
plus rude que celle de changer ce goût en amour; à présent
que je suis revenu ici, et que les pensées guerrières
ont laissé leur place vacante, au lieu d'elles viennent
une foule de désirs tendres et délicats qui me répètent
combien la jeune Héro est belle, et me disent que je l'aimais
avant d'aller au combat.
DON PÈDRE.—Te voilà bientôt un véritable amant. Déjà
tu fatigues ton auditeur d'un volume de paroles. Si tu
aimes la belle Héro, eh bien! aime-la. Je ferai les ouvertures
auprès d'elle et de son père, et tu l'obtiendras.
N'est-ce pas dans ces vues que tu as commencé à me filer
une si belle histoire?
CLAUDIO.—Quel doux remède vous offrez à l'amour! A
son teint vous nommez son mal. De peur que mon penchant
ne vous parût trop soudain, je voulais m'aider d'un
plus long récit.
DON PÈDRE.—Et pourquoi faut-il que le pont soit plus
large que la rivière? La meilleure raison pour accorder,
c'est la nécessité. Tout ce qui peut te servir ici est convenable.
En deux mots, tu aimes, et je te fournirai le
remède à cela.—Je sais qu'on nous apprête une fête pour
ce soir; je jouerai ton rôle sous quelque déguisement, et
je dirai à la belle Héro que je suis Claudio; j'épancherai
mon coeur dans son sein, je captiverai son oreille par
l'énergie et l'ardeur de mon récit amoureux; ensuite j'en
ferai aussitôt l'ouverture à son père; et pour conclusion,
elle sera à toi. Allons de ce pas mettre ce plan en exécution.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Appartement dans la maison de Léonato.
LÉONATO ET ANTONIO paraissent.
LÉONATO.—Eh bien! mon frère, où est mon neveu votre
fils? A-t-il pourvu à la musique?
ANTONIO.—Il en est très-occupé.—Mais, mon frère, j'ai
à vous apprendre d'étranges nouvelles auxquelles vous
n'avez sûrement pas rêvé encore.
LÉONATO.—Sont-elles bonnes?
ANTONIO.—Ce sera suivant l'événement; mais elles ont
bonne apparence et s'annoncent bien. Le prince et le
comte Claudio se promenant tout à l'heure ici dans une
allée sombre de mon verger, ont été secrètement entendus
par un de mes gens. Le prince découvrait à Claudio
qu'il aimait ma nièce votre fille; il se proposait de le lui
confesser cette nuit pendant le bal, et s'il la trouvait consentante,
il projetait de saisir l'occasion aux cheveux et
de s'en ouvrir à vous, sans tarder.
LÉONATO.—L'homme qui vous a dit ceci a-t-il un peu
d'intelligence?
ANTONIO.—C'est un garçon adroit et fin. Je vais l'envoyer
chercher. Vous l'interrogerez vous-même.
LÉONATO.—Non, non. Regardons la chose comme un
songe, jusqu'à ce qu'elle se montre elle-même. Je veux
seulement en prévenir ma fille, afin qu'elle ait une réponse
prête, si par hasard ceci se réalisait. (Plusieurs
personnes traversent le théâtre.) Allez devant et avertissez-la.—Cousins,
vous savez ce que vous avez à faire.—Mon
ami, je vous demande pardon; venez avec moi, et j'emploierai
vos talents.—Mes chers cousins, aidez-moi dans
ce moment d'embarras.
(Tous sortent.)
SCÈNE III
Un autre appartement dans la maison de Léonato.
Entrent DON JUAN ET CONRAD.
CONRAD.—Quel mal avez-vous, seigneur? D'où vous
vient cette tristesse extrême?
DON JUAN.—Comme la cause de mon chagrin n'a point
de bornes, ma tristesse est aussi sans mesure.
CONRAD.—Vous devriez entendre raison.
DON JUAN.—Et quand je l'aurais écoutée, quel fruit
m'en reviendrait-il?
CONRAD.—Sinon un remède actuel, du moins la patience.
DON JUAN.—Je m'étonne qu'étant né, comme tu le dis,
sous le signe de Saturne, tu veuilles appliquer un topique
moral à un mal-désespéré. Je ne puis cacher ce que je
suis; il faut que je sois triste lorsque j'en ai sujet. Je ne
sais sourire aux bons mots de personne. Je veux manger
quand j'ai appétit, sans attendre le loisir de personne;
dormir lorsque je me sens assoupi, et ne jamais veiller
aux intérêts de personne; rire quand je suis gai, et ne
flatter le caprice de personne.
CONRAD.—Oui, mais vous ne devez pas montrer votre
caractère à découvert que vous ne le puissiez sans contrôle.
Naguère vous avez pris les armes contre votre
frère, et il vient de vous rendre ses bonnes grâces; il est
impossible que vous preniez racine dans son amitié, si
vous ne faites pour cela le beau temps. C'est à vous de
préparer la saison qui doit favoriser votre récolte.
DON JUAN.—J'aimerais mieux être la chenille de la
haie qu'une rose par ses bienfaits. Le dédain général
convient mieux à mon humeur que le soin de me composer
un extérieur propre à ravir l'amour de qui que ce
soit. Si l'on ne peut me nommer un flatteur honnête
homme, du moins on ne peut nier que je ne sois un
franc ennemi. Oui, l'on se fie à moi en me muselant,
ou l'on m'affranchit en me donnant des entraves. Aussi,
j'ai résolu de ne point chanter dans ma cage. Si j'avais
la bouche libre, je voudrais mordre; si j'étais libre, je
voudrais agir à mon gré: en attendant, laisse-moi être
ce que je suis; ne cherche point à me changer.
CONRAD.—Ne pouvez-vous tirer aucun parti de votre
mécontentement?
DON JUAN.—J'en tire tout le parti possible, car je ne
m'occupe que de cela.—Qui vient ici? Quelles nouvelles,
Borachio?
(Entre Borachio.)
BORACHIO.—J'arrive ici d'un grand souper. Léonato
traite royalement le prince votre frère, et je puis vous
donner connaissance d'un mariage projeté.
DON JUAN.—Est-ce une base sur laquelle on puisse
bâtir quelque malice? Nomme-moi le fou qui est si
pressé de se fiancer à l'inquiétude.
BORACHIO.—Eh bien! c'est le bras droit de votre frère.
DON JUAN.—Qui? le merveilleux Claudio?
BORACHIO.—Lui-même.
DON JUAN.—Un beau chevalier! Et à qui, à qui? Sur
qui jette-t-il les yeux?
BORACHIO.—Diantre!—Sur Héro, la fille et l'héritière
de Léonato.
DON JUAN.—Poulette précoce de mars! Comment l'as-tu
appris?
BORACHIO.—Comme on m'avait traité en parfumeur,
et que j'étais chargé de sécher une chambre qui sentait
le moisi, j'ai vu venir à moi Claudio et le prince se tenant
par la main. Leur conférence était sérieuse; je me
suis caché derrière la tapisserie; de là je les ai entendus
concerter ensemble que le prince demanderait Héro pour
lui-même, et qu'après l'avoir obtenue il la céderait au
comte Claudio.
DON JUAN.—Venez, venez, suivez-moi; ceci peut devenir
un aliment pour ma rancune. Ce jeune parvenu a
toute la gloire de ma chute. Si je puis lui nuire en quelque
manière, je travaille pour moi en tout sens. Vous
êtes deux hommes sûrs: vous me servirez?
CONRAD.—Jusqu'à la mort, seigneur.
DON JUAN.—Allons nous rendre à ce grand souper:
leur fête est d'autant plus brillante qu'ils m'ont subjugué.
Je voudrais que le cuisinier fût du même avis que
moi!—Irons-nous essayer ce qu'il y a à faire?
BORACHIO.—Nous accompagnerons Votre Seigneurie.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une salle du palais de Léonato.
LÉONATO, ANTONIO, HÉRO, BÉATRICE et autres.
LÉONATO.—Le comte Jean n'était-il pas au souper?
ANTONIO.—Je ne l'ai point vu.
BÉATRICE.—Quel air aigre a ce gentilhomme! Je ne
puis jamais le voir sans sentir une heure après des
cuissons à l'estomac7.
HÉRO.—Il est d'un tempérament fort mélancolique.
BÉATRICE.—Un homme parfait serait celui qui tiendrait
le juste milieu entre lui et Bénédick. L'un ressemble
trop à une statue qui ne dit mot, l'autre au fils aîné de
ma voisine, qui babille sans cesse.
LÉONATO.—Ainsi moitié de la langue du seigneur Bénédick
dans la bouche du comte Jean; et moitié de la
mélancolie du comte Jean sur le front du seigneur Bénédick....
BÉATRICE.—Avec bon pied, bon oeil et de l'argent dans
sa bourse, mon oncle, un homme comme celui-là pourrait
gagner telle femme qui soit au monde, pourvu qu'il
sût lui plaire.
LÉONATO.—Vous, ma nièce, vous ne gagnerez jamais
un époux, si vous avez la langue si bien pendue.
ANTONIO.—En effet, elle est trop maligne.
BÉATRICE.—Trop maligne, c'est plus que maligne; car il
est dit que Dieu envoie à une vache maligne des cornes
courtes8; mais à une vache trop maligne, il n'en envoie
point.
LÉONATO.—Ainsi, parce que vous êtes trop maligne,
Dieu ne vous enverra point de cornes.
BÉATRICE.—Justement, s'il ne m'envoie jamais de
mari; et pour obtenir cette grâce, je le prie à genoux
chaque matin et chaque soir. Bon Dieu! je ne pourrais
supporter un mari avec de la barbe au menton; j'aimerais
mieux coucher sur la laine.
LÉONATO.—Vous pourriez tomber sur un mari sans
barbe.
BÉATRICE.—Eh! qu'en pourrais-je faire? Le vêtir de
mes robes et en faire ma femme de chambre? Celui qui
porte barbe n'est plus un enfant; et celui qui n'en a
point est moins qu'un homme. Or celui qui n'est plus
un enfant n'est pas mon fait, et je ne suis pas le fait de
celui qui est moins qu'un homme. C'est pourquoi je
prendrai six sous pour arrhes du conducteur d'ours, et
je conduirai ses singes en enfer9.
LÉONATO.—Quoi donc? vous iriez donc en enfer?
BÉATRICE.—Non, seulement jusqu'à la porte; et là le
diable me viendra recevoir avec des cornes au front
comme un vieux misérable, et me dira: Allez au ciel,
Béatrice, allez au ciel; il n'y a pas ici de place pour vous
autres filles: c'est ainsi que je remets là mes singes et
que je vais trouver saint Pierre pour entrer au ciel; il
me montre l'endroit où se tiennent les célibataires, et je
mène avec eux joyeuse vie tout le long du jour.
ANTONIO.—Très-bien, ma nièce.— (A Héro.) j'espère
que vous vous laisserez guider par votre père.
BÉATRICE.—Oui, sans doute, c'est le devoir de ma cousine
de faire la révérence, et de dire: Mon père, comme il
vous plaira. Mais, cousine, malgré tout, que le cavalier
soit bien tourné; sans quoi, doublez la révérence et
dites: Mon père, comme il vous plaira.
LÉONATO.—J'espère bien un jour vous voir aussi pourvue
d'un mari, ma nièce.
BÉATRICE.—Non pas avant que la Providence fasse les
maris d'une autre pâte que la terre. N'y a-t-il pas de
quoi désespérer une femme de se voir régentée par un
morceau de vaillante poussière, d'être obligée de rendre
compte de sa vie à une motte de marne bourrue? Non,
mon oncle, je n'en veux point. Les fils d'Adam sont mes
frères, et sincèrement je tiens pour péché de me marier
dans ma famille.
LÉONATO.—Ma fille, souvenez-vous de ce que je vous
ai dit. Si le prince vous fait quelques instances de ce
genre, vous savez votre réponse.
BÉATRICE.—Si l'on ne vous fait pas la cour à propos,
cousine, la faute en sera dans la musique. Si le prince
devient trop importun, dites-lui qu'on doit suivre en
tout une mesure, dansez-lui votre réponse. Écoutez
bien, Héro, la triple affaire de courtiser, d'épouser et de
se repentir est une gigue écossaise, un menuet et une
sarabande. Les premières propositions sont ardentes et
précipitées comme la gigue écossaise, et tout aussi bizarres.
Ensuite, l'hymen grave et convenable est comme
un vieux menuet plein de décorum. Après suit le repentir
qui, de ses deux jambes écloppées, tombe de plus
en plus dans la sarabande jusqu'à ce qu'il descende dans
le tombeau.
LÉONATO.—Ma nièce, vous voyez les choses d'un trop
mauvais côté.
BÉATRICE.—J'ai de bons yeux, mon oncle, je peux voir
une église en plein midi.
LÉONATO.—Voici les masques.—(A Antonio.) Allons,
mon frère, faites placer.
(Entrent don Pèdre, Claudio, Bénédick, Balthazar, don Juan, Borachio,
Marguerite, Ursule, et une foule d'autres masques.)
DON PÈDRE, abordant Héro.—Daignerez-vous, madame,
vous promener avec un ami10?
HÉRO.—Pourvu que vous vous promeniez lentement,
que vous me regardiez avec douceur, et que vous ne
disiez rien, je suis à vous pour la promenade; et surtout
si je sors pour me promener.
DON PÈDRE.—Avec moi pour votre compagnie?
HÉRO.—Je pourrai vous le dire quand cela me
plaira.
DON PÈDRE.—Et quand vous plaira-il de me le dire?
HÉRO.—Lorsque vos traits me plairont. Mais Dieu nous
préserve que le luth ressemble à l'étui.
DON PÈDRE.—Mon masque est le toit de Philémon;
Jupiter est dans la maison.
HÉRO.—En ce cas, pourquoi votre masque n'est-il pas
en chaume?
DON PÈDRE.—Parlez bas, si vous parlez d'amour.
(Héro et don Pèdre s'éloignent.)
BÉNÉDICK11. Eh bien! je voudrais vous plaire!
MARGUERITE.—Je ne vous le souhaite pas pour l'amour
de vous-même. J'ai mille défauts.
BÉNÉDICK.—Nommez-en un.
MARGUERITE.—Je dis tout haut mes prières.
BÉNÉDICK.—Vous m'en plaisez davantage. L'auditoire
peut répondre ainsi soit-il.
MARGUERITE.—Veuille le ciel me joindre à un bon
danseur!
BÉNÉDICK.—Ainsi soit-il!
MARGUERITE.—Et Dieu veuille l'ôter de ma vue quand
la danse sera finie! Répondez, sacristain.
BÉNÉDICK.—Tout est dit; le sacristain a sa réponse.
URSULE.—Je vous connais du reste; vous êtes le seigneur
Antonio.
ANTONIO.—En un mot, non.
URSULE.—Je vous reconnais au balancement de votre
tête!
ANTONIO.—A dire la vérité, je le contrefais un peu.
URSULE.—Il n'est pas possible de le contrefaire si bien,
à moins d'être lui; et voilà sa main sèche12 d'un bout à
l'autre. Vous êtes Antonio, vous êtes Antonio.
ANTONIO.—En un mot, non.
URSULE.—Bon, bon; croyez-vous que je ne vous reconnaisse
pas à votre esprit? Le mérite se peut-il cacher?
Allons, chut! vous êtes Antonio; les grâces se trahissent
toujours; et voilà tout.
BÉATRICE.—Vous ne voulez pas me dire qui vous a
dit cela?
BÉNÉDICK.—Non; vous me pardonnerez ma discrétion.
BÉATRICE.—Ni me dire qui vous êtes?
BÉNÉDICK.—Pas pour le moment.
BÉATRICE.—On a donc prétendu que j'étais dédaigneuse,
et que je puisais mon esprit dans les Cent joyeux contes13.
Allons, c'est le seigneur Bénédick qui a dit cela.
BÉNÉDICK. Qui est-ce?
BÉATRICE.—Oh! je suis sûr que vous le connaissez bien.
BÉNÉDICK.—Pas du tout, croyez-moi.
BÉATRICE.—Comment, il ne vous a jamais fait rire?
BÉNÉDICK.—De grâce, qui est-ce?
BÉATRICE.—C'est le bouffon du prince, un fou insipide.
Tout son talent consiste à débiter d'absurdes médisances.
Il n'y a que des libertins qui puissent se plaire
en sa compagnie; et encore ce n'est pas son esprit qui le
leur rend agréable, mais bien sa méchanceté; il plaît
aux hommes et les met en colère. On rit de lui, et on le
bâtonne. Je suis sûre qu'il est dans le bal. Oh! je voudrais
bien qu'il fût venu m'agacer.
BÉNÉDICK.—Dès que je connaîtrai ce cavalier, je lui
dirai ce que vous dites.
BÉATRICE.—Oui, oui; j'en serai quitte pour un ou deux
traits malicieux; et encore si par hasard ils ne sont pas
remarqués ou s'ils ne font pas rire, le voilà frappé de
mélancolie. Et c'est une aile de perdrix d'économisée,
car l'insensé ne soupe pas ce soir-là.—(On entend de la musique
dans l'intérieur). Il faut suivre ceux qui conduisent.
BÉNÉDICK.—Dans toutes les choses bonnes à suivre.
BÉATRICE.—D'accord. Si l'on me conduit vers quelque
mauvais pas, je les quitte au premier détour.
(Danse. Tous sortent ensuite excepté don Juan, Borachio et
Claudio.)
DON JUAN.—Sûrement mon frère est amoureux d'Héro;
je l'ai vu tirant le père à l'écart pour lui en faire l'ouverture.
Les dames la suivent, et il ne reste qu'un seul
masque.
BORACHIO.—Et ce masque est Claudio, je le reconnais
à sa démarche.
DON JUAN.—Seriez-vous le seigneur Bénédick?
CLAUDIO.—Vous ne vous trompez point, c'est moi.
DON JUAN.—Seigneur, vous êtes fort avancé dans les
bonnes grâces de mon frère; il est épris de Héro. Je vous
prie de le dissuader de cette idée. Héro n'est point d'une
naissance égale à la sienne. Vous pouvez jouer en ceci le
rôle d'un honnête homme.
CLAUDIO.—Comment savez-vous qu'il l'aime?
DON JUAN.—Je l'ai entendu lui jurer son amour.
BORACHIO.—Et moi aussi; il lui jurait de l'épouser cette
nuit.
DON JUAN, bas à Borachio.—Viens; allons au banquet.
(Don Juan et Borachio se retirent.)
CLAUDIO seul.—Je réponds ainsi sous le nom de Bénédick;
mais c'est de l'oreille de Claudio que j'entends ces
fatales nouvelles! Rien n'est plus certain. Le prince fait
la cour pour son propre compte. Dans toutes les affaires
humaines, l'amitié se montre fidèle, hormis dans les
affaires d'amour; que tous les coeurs amoureux se servent
de leur propre langue; que l'oeil négocie seul pour
lui-même, et ne se fie à aucun agent. La beauté est une
enchanteresse, et la bonne foi qui s'expose à ses charmes
se dissout en sang14. C'est une vérité dont la preuve s'offre
à toute heure, et dont je ne me défiais pas! Adieu donc,
Héro.
(Rentre Bénédick.)
BÉNÉDICK.—Le comte Claudio?
CLAUDIO.—Oui, lui-même.
BÉNÉDICK, ôtant son masque.—Voulez-vous me suivre?
marchons.
CLAUDIO.—Où?
BÉNÉDICK.—Au pied du premier saule, comte, pour vos
affaires. Comment voulez-vous porter la guirlande que
nous tresserons? A votre cou comme la chaîne d'un usurier15,
ou sous le bras comme l'écharpe d'un capitaine?
Il faut la porter de façon ou d'autre, car le prince s'est
emparé de votre Héro.
CLAUDIO.—Je lui souhaite beaucoup de bonheur avec
elle.
BÉNÉDICK.—Vraiment vous parlez comme un honnête
marchand de bétail; voilà comme ils vendent leurs
boeufs.—Mais auriez-vous cru que le prince vous eût
traité de cette manière?
CLAUDIO.—De grâce, laissez-moi.
BÉNÉDICK.—Oh! voilà que vous frappez comme un
aveugle. C'est l'enfant qui vous a dérobé votre viande, et
vous battez la borne16.
CLAUDIO.—Puisqu'il ne vous plaît pas de me laisser, je
vous laisse, moi.
(Il sort.)
BÉNÉDICK.—Hélas! pauvre oiseau blessé, il va se glisser
dans quelque haie. Mais... que Béatrice me connaisse si
bien... et pourtant me connaisse si mal! Le bouffon du
prince! Ah! il se pourrait bien qu'on me donnât ce titre,
parce que je suis jovial.—Non, je suis sujet à me faire
injure à moi-même; je ne passe point pour cela. C'est
l'esprit méchant, envieux de Béatrice, qui se dit le
monde, et me peint sous ces couleurs. Fort bien, je me
vengerai de mon mieux.
(Entrent don Pèdre, Héro et Léonato.)
DON PÈDRE.—Ah! signor, où trouverai-je le comte?
L'avez-vous vu.
BÉNÉDICK.—Ma foi, seigneur, je viens de jouer le rôle
de dame Renommée. J'ai trouvé ici le comte, aussi mélancolique
qu'une cabane dans une garenne17. Je lui dis,
et je crois avoir dit vrai, que Votre Altesse avait conquis
les bonnes grâces de cette jeune dame. Puis je lui offre
de l'accompagner jusqu'à un saule, soit pour lui tresser
une guirlande, comme à un amant délaissé, ou pour lui
fournir un faisceau de verges, comme à un homme qui
mériterait d'être fouetté.
DON PÈDRE.—D'être fouetté! Et quelle est sa faute?
BÉNÉDICK.—La sottise d'un écolier qui, dans sa joie
d'avoir trouvé un nid d'oiseau, le montre à son camarade,
et celui-ci le vole.
DON PÈDRE.—Traiterez-vous de faute une marque de
confiance? La faute est au voleur.
BÉNÉDICK.—Et cependant il n'eût pas été mal à propos
qu'on eut préparé et les verges et la guirlande. Le comte
aurait pu porter la guirlande, et il aurait pu donner les
verges à Votre Altesse qui, à ce que je crois, lui a volé
son nid d'oiseaux.
DON PÈDRE.—Je ne veux que leur apprendre à chanter,
et les rendre ensuite à leur légitime maître.
BÉNÉDICK.—Si leur chant s'accorde avec votre langage,
vous parlez en honnête homme.
DON PÈDRE.—La signora Béatrice vous prépare une querelle.
Le cavalier qui dansait avec elle lui a dit que vous
lui faisiez beaucoup de tort.
BÉNÉDICK.—Oh! elle m'a maltraité à faire perdre patience
à un bloc! Un chêne, n'ayant plus qu'une feuille
verte, lui aurait répondu. Mon masque même commençait
à prendre vie et à la quereller. Elle m'a dit, sans se
douter qu'elle me parlait à moi-même, que j'étais le
bouffon du prince, et que j'étais plus insipide qu'un
grand dégel. Entassant sarcasmes sur sarcasmes, avec
une habileté inconcevable, elle m'en a tant dit que je
suis resté comme un homme en butte aux traits de toute
une armée qui tire sur lui. Ses propos sont des poignards;
chaque mot vous tue. Si son souffle était aussi
terrible que ses expressions, il n'y aurait auprès d'elle
personne en vie, elle lancerait la mort jusqu'au pôle.—Eût-elle
tous les biens dont Adam fut le maître, avant
qu'il eût transgressé, je ne voudrais pas d'elle pour mon
épouse. Elle eût fait tourner la broche à Hercule, et aurait
fendu sa massue pour entretenir le feu. Allons, ne
me parlez pas d'elle, c'est l'infernale Àté18 bien habillée.
Plût à Dieu que quelque clerc daignât la conjurer! car,
tant qu'elle sera sur cette terre, on pourrait vivre en
enfer aussi tranquillement que dans un sanctuaire; et
les gens pèchent exprès afin d'y arriver plus tôt, tant la
peine, le trouble et l'horreur la suivent partout.
(Rentrent Claudio et Béatrice.)
DON PÈDRE.—Regardez, la voici qui vient.
BÉNÉDICK.—Voulez-vous m'envoyer au bout du monde
pour votre service? Je vais à l'instant aux antipodes sous
le plus léger prétexte que vous puissiez inventer. Je
cours vous chercher un cure-dent aux dernières limites
de l'Asie, prendre la mesure du pied du Prêtre-Jean19,
vous chercher un poil de la barbe du grand Cham, négocier
quelque ambassade chez les Pygmées, plutôt que de
soutenir un entretien de trois paroles avec cette harpie.
N'avez-vous aucun emploi à me confier?
DON PÈDRE.—Nul autre que de tenir à votre bonne
compagnie.
BÉNÉDICK.—O Dieu! seigneur, vous avez céans un mets
qui n'est pas de mon goût; je ne puis souffrir madame
Caquet.
(Il sort.)
DON PÈDRE.—Je vous apprends, madame, que vous
avez perdu le coeur du seigneur Bénédick.
BÉATRICE.—Il est vrai, prince, qu'il me l'a prêté jadis
un moment, et je lui en donnai l'intérêt, un coeur double
pour un coeur simple. Il m'a regagné son coeur avec des
dés pipés. Ainsi Votre Altesse fait bien de dire que je l'ai
perdu.
DON PÈDRE.—Vous l'avez mis par terre, madame, vous
l'avez mis par terre.
BÉATRICE.—Je serais bien fâchée qu'il prît un jour sa
revanche sur moi, seigneur; je craindrais trop d'être la
mère de quelques imbéciles.—J'ai amené le comte Claudio
que j'ai envoyé chercher.
DON PÈDRE.—Eh bien! qu'avez-vous, comte? Pourquoi
êtes-vous triste?
CLAUDIO.—Seigneur, je ne suis point triste.
DON PÈDRE.—Qu'êtes-vous donc? malade?
CLAUDIO.—Ni malade, seigneur.
BÉATRICE.—Le comte n'est ni triste ni malade, ni bien
portant ni gai.—Mais vous êtes poli, comte, poli comme
une orange, et un peu de la même teinte jalouse.
DON PÈDRE.—Sérieusement, madame, je crois votre
blason fidèle; et cependant si Claudio est ainsi, je lui
jure que ses soupçons sont injustes.—Voilà, Claudio, j'ai
fait la cour en votre nom; et la belle Héro s'est rendue. Je
viens de sonder son père; il donne son agrément. Indiquez
le jour du mariage, et que Dieu vous rende heureux.
LÉONATO.—Comte, recevez ma fille de ma main, et
avec elle ma fortune. Son Altesse a fait le mariage, et que
tous y applaudissent.
BÉATRICE.—Parlez, comte, c'est votre tour.
CLAUDIO.—Le silence est l'interprète le plus éloquent
de la joie. Je ne serais que faiblement heureux si je pouvais
dire combien je le suis.—(A Héro.) Si vous êtes à
moi, madame, je suis à vous; je me donne en échange de
vous, et suis passionnément heureux de ce marché.
BÉATRICE.—Parlez, ma cousine; ou si vous ne pouvez
pas, fermez lui la bouche par un baiser, et ne le laissez
pas parler non plus.
DON PÈDRE.—En vérité, mademoiselle, vous avez le
coeur gai.
BÉATRICE.—Oui, monseigneur, je l'en remercie; le
pauvre diable se tient toujours contre le vent du souci.—Ma
cousine lui dit à l'oreille qu'il habite dans son coeur.
CLAUDIO.—Et c'est en effet ce qu'elle me dit, ma
cousine.
BÉATRICE.—Bon Dieu! voilà donc encore une alliance!—C'est
ainsi que chacun entre dans le monde; il n'y a
que moi qui sois brûlée du soleil20. Il faut que j'aille
m'asseoir dans un coin, pour crier: Holà! un mari!
DON PÈDRE.—Béatrice, je veux vous en procurer un.
BÉATRICE.—J'aimerais mieux en avoir un de la main
de votre père. Votre Altesse n'aurait-elle point un frère
qui lui ressemble? Votre père faisait d'excellents maris...
si une pauvre fille pouvait atteindre jusqu'à eux.
DON PÈDRE.—Voudriez-vous de moi, madame?
BÉATRICE.—Non, monseigneur, à moins d'en avoir un
second pour les jours ouvrables. Votre Altesse est d'un
trop grand prix pour qu'on s'en serve tous les jours;
mais je vous prie, pardonnez-moi, je suis née pour dire
toujours des folies qui n'ont point de fond.
DON PÈDRE.—Votre silence seul me blesse. La gaieté est
ce qui vous sied le mieux. Sans aucun doute, vous êtes
née dans une heure joyeuse.
BÉATRICE.—Non sûrement, seigneur, ma mère criait,
mais une étoile dansait alors, et je naquis sous son aspect.—Cousins,
que Dieu vous donne le bonheur!
LÉONATO.—Ma nièce, voulez-vous voir à cette chose
dont je vous ai parlé?
BÉATRICE.—Ah! je vous demande pardon, mon oncle;
avec la permission de Votre Altesse.
(Elle sort.)
DON PÈDRE.—Voilà sans contredit une femme enjouée.
LÉONATO.—Il est vrai, seigneur, que la mélancolie
est un élément qui domine peu chez elle; elle n'est sérieuse
que quand elle dort, encore pas toujours. J'ai ouï
dire à ma fille que Béatrice rêvait à des malheurs et se
réveillait à force de rire.
DON PÈDRE.—Elle ne peut souffrir qu'on lui parle d'un
mari.
LÉONATO.—Oh! du tout. Elle décourage tous les aspirants
par ses railleries.
DON PÈDRE.—Ce serait une femme parfaite pour Bénédick.
LÉONATO.—Ahl Seigneur! s'ils étaient mariés, monseigneur,
seulement huit jours, ils deviendraient fous à
force de parler.
DON PÈDRE.—Comte Claudio, quand vous proposez-vous
d'aller à l'église?
CLAUDIO.—Demain, seigneur: le temps se traîne sur des
béquilles jusqu'à ce que l'Amour ait vu ses rites accomplis.
LÉONATO.—Pas avant lundi, mon cher fils. C'est juste
dans huit jours, et le temps est déjà trop court.
DON PÈDRE.—Allons, vous secouez la tête à un si long
délai; mais je vous garantis, Claudio, que le temps ne
nous pèsera pas; je veux dans l'intervalle entreprendre
un des travaux d'Hercule. C'est d'amener le seigneur Bénédick
et Béatrice à avoir l'un pour l'autre une montagne
d'amour; je voudrais en faire un mariage, et je ne
doute pas d'en venir à bout, si vous voulez bien tous trois
me prêter l'aide que je vous demanderai.
LÉONATO.—Monseigneur, comptez sur moi, dussé-je
passer dix nuits sans dormir.
CLAUDIO.—Seigneur, j'en dis autant.
DON PÈDRE.—Et vous aussi, aimable Héro?
HÉRO.—Je ferai tout ce qu'on pourra faire avec convenance,
seigneur, pour procurer à ma cousine un bon
mari.
DON PÈDRE.—Et des maris que je connais, Bénédick
n'est pas celui qui promet le moins; je puis lui donner
cet éloge; il est d'un sang illustre, d'une valeur reconnue,
d'une honnêteté prouvée. Je vous enseignerai à disposer
votre cousine à devenir amoureuse de Bénédick; tandis
que moi, soutenu de mes deux amis, je me charge d'opérer
sur Bénédick. En dépit de son esprit vif et de son estomac
particulier, je veux qu'il s'enflamme pour Béatrice.
Si nous pouvons réussir, Cupidon cesse d'être un archer:
toute sa gloire nous appartiendra, comme aux seuls dieux
de l'amour. Entrez avec moi, et je vous expliquerai mon
projet.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Appartement du palais de Léonato.
Entrent DON JUAN ET BORACHIO.
DON JUAN.—C'est une affaire conclue, le comte Claudio
épouse la fille de Léonato.
BORACHIO.—Oui, seigneur; mais je puis traverser cette
affaire.
DON JUAN.—Tout obstacle, toute entrave, toute machination
sera un baume pour mon coeur. Je suis malade
de la haine que je lui porte, et tout ce qui pourra
contrarier ses inclinations s'accordera avec les miennes.—Comment
feras-tu pour entraver le mariage?
BORACHIO.—Ce ne sera pas par des voies honnêtes,
seigneur; mais elles seront si secrètes, qu'on ne pourra
m'accuser de malhonnêteté.
DON JUAN.—Vite, dis-moi comment.
BORACHIO.—Je croyais vous avoir dit, seigneur, il y a
un an, combien j'étais dans les bonnes grâces de Marguerite,
suivante d'Héro.
DON JUAN.—Je m'en souviens.
BORACHIO.—Je puis, à une heure indue de la nuit, la
charger de se montrer au balcon de l'appartement de sa
maîtresse.
DON JUAN.—Qu'y a-t-il là qui soit capable de tuer ce
mariage21?
BORACHIO.—Le poison, c'est à vous à l'extraire, seigneur.
Allez trouver le prince votre frère, ne craignez
point de lui dire qu'il compromet son honneur, en unissant
l'illustre Claudio, dont vous faites le plus grand cas,
à une vraie prostituée, comme Héro.
DON JUAN.—Quelle preuve en fournirai-je?
BORACHIO.—Une preuve assez forte pour abuser le
prince, tourmenter Claudio, perdre Héro, et tuer Léonato.
Avez-vous quelque autre but?
DON JUAN.—Seulement pour les désoler, il n'est rien
que je n'entreprenne.
BORACHIO.—Allons donc, trouvez-moi une heure propice
pour attirer à l'écart don Pèdre et Claudio. Dites-leur
que vous savez qu'Héro m'aime. Affectez du zèle
pour le prince et pour le comte, comme si vous veniez
conduit par l'intérêt que vous prenez à l'honneur de
votre frère qui a fait ce mariage, et à la réputation de
son ami qui se laisse ainsi tromper par les dehors de
cette fille.... que vous avez découvert être fausse. Ils ne le
croiront guère sans preuve; offrez-en une qui ne sera
pas moins que de me voir à la fenêtre de la chambre
d'Héro; entendez-moi dans la nuit appeler Marguerite,
Héro, et Marguerite me nommer Borachio. Amenez-les
pour voir cela la nuit même qui précédera le mariage
projeté; car dans l'intervalle je conduirai l'affaire de
façon à ce qu'Héro soit absente, et sa déloyauté paraîtra
si évidente que le soupçon sera nommé certitude, et tous
les préparatifs seront abandonnés.
DON JUAN.—Quelque revers possible que l'événement
amène, je veux suivre ton dessein. Sois adroit dans le
maniement de tout ceci, et ton salaire est de mille ducats.
BORACHIO.—Soyez vous-même ferme dans l'accusation,
et mon adresse n'aura pas à rougir.
DON JUAN.—Je vais de ce pas m'informer du jour de
leur mariage.
SCÈNE III
Le jardin de Léonato.
Entrent BÉNÉDICK ET UN PAGE.
BÉNÉDICK.—Page!
LE PAGE.—Seigneur?
BÉNÉDICK.—Sur la fenêtre de ma chambre est un livre;
apporte-le moi dans le verger.
LE PAGE.—Me voilà déjà ici, seigneur.
BÉNÉDICK.—Je le vois bien, mais je voudrais que tu
t'en fusses allé et te voir de retour. (Le page sort.) Je suis
étonné qu'un homme qui voit combien un autre homme
est sot qui se dévoue à l'amour, après avoir ri de cette
folie dans autrui, puisse lui-même ensuite consentir à
servir de texte à son propre mépris, en devenant lui-même
amoureux; et Claudio est ainsi. J'ai vu le temps
où il ne connaissait d'autre musique que le fifre et le
tambour; aujourd'hui il aimerait mieux, entendre le
tambourin et la flûte. J'ai vu le temps où il aurait fait
dix milles à pied pour voir une bonne armure; à présent
il veillera dix nuits pour méditer sur la façon d'un nouveau
pourpoint. Il avait coutume de parler simplement
et d'aller au but comme un honnête homme et un soldat;
maintenant le voilà puriste; ses phrases ressemblent à
un festin bizarre, tant il y a de plats étranges. Se pourrait-il
qu'en voyant avec mes yeux, je fusse jamais métamorphosé
comme lui? Je ne sais qu'en dire; mais je ne
crois pas. Je ne jurerais pas qu'un beau matin l'Amour
ne pût me transformer en huître; mais j'en fais le serment,
qu'avant qu'il ait fait de moi une huître, il ne
fera jamais de moi un sot comme le comte: une femme
est belle, et cependant je vais bien; une autre est aimable,
cependant je vais bien; une autre est vertueuse, cependant
je vais bien. Non, jusqu'au jour où toutes les
grâces seront réunies dans une seule femme, aucune ne
trouvera grâce auprès de moi. Elle sera riche, cela est
certain; sage, ou je ne veux point d'elle; vertueuse, ou
jamais je ne la marchanderai; belle, ou je ne regarderai
jamais son visage; douce, ou qu'elle ne m'approche pas;
noble, ou je n'en donnerais pas un ducaton; elle saura
bien causer, sera bonne musicienne; et ses cheveux seront
de la couleur qu'il plaira à Dieu.—Ah! voici le
prince et monsieur l'Amour. Il faut me cacher dans le
bosquet.
(Il se retire.)
(Entrent don Pèdre, Léonato et Claudio.)
DON PÈDRE.—Venez; irons-nous écouter cette musique?
CLAUDIO.—Très-volontiers, seigneur.—Que la soirée
est calme! Elle semble faire silence pour favoriser l'harmonie.
DON PÈDRE.—Voyez-vous où Bénédick s'est caché?
CLAUDIO.—Oh! très-bien, seigneur; la musique finie,
nous saurons bien attraper ce renard aux aguets.
(Balthazar entre avec des musiciens.)
DON PÈDRE.—Venez, Balthazar; répétez-nous cette
chanson.
BALTHAZAR.—Oh! mon bon seigneur, ne forcez pas une
aussi vilaine voix à faire plus d'une fois tort à la musique.
DON PÈDRE.—Déguiser ses propres perfections, c'est
toujours la preuve du grand talent. Chantez, je vous en
supplie, et ne me laissez pas vous supplier plus longtemps.
BALTHAZAR.—Puisque vous parlez de supplier, je chanterai:
maint amant adresse ses voeux à un objet qu'il
n'en juge pas digne; et pourtant il prie, et jure qu'il
aime.
DON PÈDRE.—Allons! commence, je te prie; ou si tu
veux disputer plus longtemps, que ce soit en notes.
BALTHAZAR.—Notez bien avant mes notes, qu'il n'y a
pas une de mes notes qui vaille la peine d'être notée.
DON PÈDRE.—Eh! mais, ce sont des croches que ses paroles,
notes, notez, notice!
BÉNÉDICK.—Oh! l'air divin!—Déjà son âme est ravie!
N'est-il pas bien étrange que des boyaux de mouton
transportent l'âme hors du corps de l'homme? Fort bien,
présentez-moi la corne pour demander mon argent
quand tout sera fini.
BALTHAZAR chante.
Ne soupirez plus, mesdames, ne soupirez plus,
Les hommes furent toujours des trompeurs,
Un pied dans la mer, l'autre sur le rivage,
Jamais constants à une seule chose.
Ne soupirez donc plus;
Laissez-les aller;
Soyez heureuses et belles;
Convertissez tous vos chants de tristesse
Eh eh nonny! eh nonny!
Ne chantez plus de complaintes, ne chantez plus
Ces peines si ennuyeuses et si pesantes;
La perfidie des hommes fut toujours la même
Depuis que l'été eut des feuilles pour la première fois;
Ne soupirez donc plus, etc., etc.
DON PÈDRE.—Sur ma parole, une bonne chanson.
BALTHAZAR.—Oui, seigneur, et un mauvais chanteur.
DON PÈDRE.—Ah! non, non; ma foi vous chantez vraiment
assez bien pour un cas de nécessité.
BÉNÉDICK, à part.—Si un dogue eût osé hurler ainsi,
on l'aurait pendu. Je prie Dieu que sa vilaine voix ne
présage point de malheur: j'aurais autant aimé entendre
la chouette nocturne, quelque fléau qui eût pu suivre
son cri.
DON PÈDRE, à Claudio.—Oui, sans doute. (A Balthazar.)
Vous entendez, Balthazar; procurez-nous, je vous en
prie, des musiciens d'élite, la nuit prochaine: nous voulons
les rassembler sous la fenêtre d'Héro.
BALTHAZAR.—Les meilleurs qu'il me sera possible, seigneur.
DON PÈDRE.—N'y manquez pas, adieu! (Balthazar sort.)
Léonato, approchez. Que me disiez-vous donc aujourd'hui
que votre nièce Béatrice aimait le seigneur Bénédick?
CLAUDIO.—Oui, sans doute.—(A don Pèdre.) Avancez,
avancez22, l'oiseau est posé.—(Haut.) Je n'aurais jamais
cru que cette dame pût aimer quelqu'un.
LÉONATO.—Ni moi; mais ce qu'il y a de plus surprenant,
c'est qu'elle raffole ainsi du seigneur Bénédick, lui
que, d'après ses manières extérieures, elle a paru toujours
détester.
BÉNÉDICK, à part.—Est-il possible? le vent souffle-t-il
de ce côté?
LÉONATO.—Par ma foi, seigneur, je ne sais qu'en penser,
si ce n'est qu'elle l'aime à la rage; cela dépasse l'imagination.
DON PÈDRE.—Peut-être que ce n'est qu'une feinte de
sa part.
CLAUDIO.—Ma foi, c'est assez probable.
LÉONATO.—Une feinte? Bon Dieu! jamais passion feinte
ne ressembla d'aussi près à une passion véritable que
celle qu'elle témoigne.
DON PÈDRE.—Oui? Et quels symptômes de passion
montre-t-elle donc?
CLAUDIO, bas.—Amorcez la ligne, ce poisson mordra.
LÉONATO.—Quels symptômes, seigneur? Elle s'asseoira... vous
avez entendu ma fille vous dire comment.
CLAUDIO.—C'est vrai, elle nous l'a dit.
DON PÈDRE.—Comment, comment, je vous prie? Vous
m'étonnez: j'aurais jugé sa fierté inaccessible à tous les
assauts de la tendresse.
LÉONATO.—Je l'aurais juré aussi, seigneur, surtout
pour Bénédick.
BÉNÉDICK, à part.—Je prendrais ceci pour une attrape
si ce gaillard à barbe blanche ne le racontait pas. Sûrement
la tromperie ne peut se cacher sous un aspect si
vénérable.
CLAUDIO, bas.—Il a pris la maladie; redoublez.
DON PÈDRE.—A-t-elle laissé voir sa tendresse à Bénédick?
LÉONATO.—Non, et elle proteste qu'elle ne l'avouera
jamais; c'est là son tourment.
CLAUDIO.—Rien n'est plus vrai; c'est ce que dit votre
Héro. Quoi! dit-elle, écrirai-je à un homme, que j'ai souvent
accablé de mes dédains, que je l'aime?
LÉONATO.—Voilà ce qu'elle dit, lorsqu'elle se met à lui
écrire; car elle se lève vingt fois dans la nuit et reste
assise en chemise, jusqu'à ce qu'elle ait écrit une feuille
de papier.—Héro me rend compte de tout.
CLAUDIO.—En parlant de feuille de papier, vous me
rappelez un badinage que votre fille nous a conté.
LÉONATO.—Ah! oui. Quand elle eut écrit, en relisant
sa lettre, elle trouva les noms de Béatrice et Bénédick
s'embrassant sur les deux feuillets.
CLAUDIO.—C'est cela.
LÉONATO.—Alors, elle mit sa lettre en mille pièces
grandes comme un sou, s'emporta contre elle-même
d'avoir assez peu de réserve pour écrire à un homme
qu'elle savait bien devoir se moquer d'elle. «Je mesure
son âme sur la mienne, dit-elle, car je me moquerais
de lui s'il venait à m'écrire; oui, quoique je l'aime, je
me moquerais de lui.»
CLAUDIO.—Puis elle tombe à genoux, pleure, sanglote,
se frappe la poitrine, s'arrache les cheveux; elle prie,
elle maudit; Cher Bénédick!... O Dieu! donne-moi la patience.
LÉONATO.—Voilà ce qu'elle fait, ma fille le dit; et les
transports de l'amour l'ont réduite à un tel point que
ma fille craint parfois qu'elle ne se fasse du mal dans
son désespoir. Tout cela est parfaitement vrai.
DON PÈDRE.—Il serait bien que Bénédick le sût par
quelque autre, si elle ne veut pas le déclarer elle-même.
CLAUDIO.—A quoi bon? Ce serait un jeu pour lui, et il
tourmenterait d'autant plus cette pauvre femme.
DON PÈDRE.—S'il en était capable, ce serait une bonne
oeuvre que de le pendre; c'est une excellente et très-aimable
personne, et sa vertu est au-dessus de tout
soupçon.
CLAUDIO.—Et elle est remplie de sagesse.
DON PÈDRE.—Sur tous les points, sauf son amour pour
Bénédick.
LÉONATO.—Oh! seigneur, quand la sagesse et la nature
combattent dans un corps si délicat, nous avons dix
preuves pour une que la nature remporte la victoire; j'en
suis fâché pour elle, comme j'en ai de bonnes raisons,
étant son oncle et son tuteur.
DON PÈDRE.—Que n'a-t-elle tourné son tendre penchant
sur moi! J'aurais écarté toute autre considération, et
j'aurais fait d'elle ma moitié. Je vous en prie, informez-en
Bénédick, et sachons ce qu'il dira.
LÉONATO.—Cela serait-il à propos? Qu'en pensez-vous?
CLAUDIO.—Héro croit que sûrement sa cousine en
mourra; car elle dit qu'elle mourra s'il ne l'aime point,
et qu'elle mourra plutôt que de lui laisser voir son
amour; et qu'elle mourra s'il lui fait la cour plutôt que
de rabattre un point de sa malice accoutumée.
DON PÈDRE.—Elle a raison; s'il la voyait jamais lui
offrir son amour, je ne répondrais pas qu'elle n'en fût
dédaignée; car, comme vous le savez tous, il est disposé
au dédain.
CLAUDIO.—Il est bien fait de sa personne.
DON PÈDRE.—Et doué d'une physionomie heureuse, on
ne peut le nier.
CLAUDIO.—Devant Dieu et dans ma conscience, je le
trouve très-raisonnable.
DON PÈDRE.—A vrai dire, il laisse échapper quelques
étincelles qui ressemblent bien à de l'esprit.
LÉONATO.—Et je le tiens pour vaillant.
DON PÈDRE.—Comme Hector, je vous assure. Et dans
la conduite d'une querelle on peut dire qu'il est sage;
car il l'évite avec une grande prudence, ou s'il la soutient,
c'est avec une frayeur vraiment chrétienne.
LÉONATO.—S'il craint Dieu, il doit nécessairement tenir
à la paix; et s'il est forcé d'y renoncer, il doit entrer dans
une querelle avec crainte et tremblement.
DON PÈDRE.—Ainsi en use-t-il. Car il a la crainte de
Dieu, quoiqu'il n'y paraisse pas grâce aux plaisanteries
un peu fortes qu'il sait faire. Eh bien! j'en suis fâché
pour votre nièce.—Irons-nous chercher Bénédick et lui
parler de son amour?
CLAUDIO.—Ne lui en parlez pas, seigneur. Que les bons
conseils détruisent son amour.
LÉONATO.—Non, cela est impossible, elle aurait plutôt
le coeur brisé.
DON PÈDRE.—Eh bien! votre fille nous en apprendra
davantage; que cela se refroidisse en attendant. J'aime
Bénédick; je souhaiterais que, portant sur lui-même un
oeil modeste, il vît combien il est indigne d'une si excellente
personne.
LÉONATO.—Vous plait-il de rentrer, seigneur? Le souper
est prêt.
CLAUDIO, à part.—Si, après cela, il ne se passionne pas
pour elle, je ne me fierai jamais à mes espérances.
DON PÈDRE, à voix basse.—Qu'on tende le même filet à
Béatrice. Votre fille doit s'en charger avec la suivante.
L'amusant sera lorsqu'ils croiront chacun à la passion
de l'autre, et que cependant il n'en sera rien; voilà la
scène que je voudrais voir et qui se passera en pantomime.
Envoyons Béatrice l'appeler pour le dîner.
(Don Pèdre s'en va avec Claudio et Léonato.)
(Bénédick sort du bois et s'avance.)
BÉNÉDICK.—Ce ne peut être un tour; leur conférence
avait un ton sérieux.—La vérité du fait, ils la tiennent
d'Héro.—Ils ont l'air de plaindre la demoiselle.—Il paraît
que sa passion est au comble.—M'aimer!—Il faudra
bien y répondre.—J'ai entendu à quel point on me
blâme. On dit que je me comporterai fièrement si j'entrevois
que l'amour vienne d'elle.—Ils disent aussi
qu'elle mourra plutôt que de donner un signe de tendresse.—Je
n'ai jamais pensé à me marier.—Je ne dois
point montrer d'orgueil.—Heureux ceux qui entendent
les reproches qu'on leur fait et en profitent pour se corriger!—Ils
disent que la dame est belle: c'est une vérité.
De cela j'en puis répondre.—Et vertueuse, rien de plus
sûr; je ne saurais le contester.—Et sensée,—excepté
dans son affection pour moi.—De bonne foi, cela ne fait
pas l'éloge de son jugement, et pourtant ce n'est pas
une preuve de folie; car je serai horriblement amoureux
d'elle.—Il se pourra qu'on me lance sur le corps quelques
sarcasmes, quelques mauvais quolibets, parce qu'on
m'a toujours entendu déblatérer contre le mariage. Mais
les goûts ne changent-ils jamais? Tel aime dans sa jeunesse
un mets qu'il ne peut souffrir dans sa vieillesse.
Des sentences, des sornettes, et ces boulettes de papier
que l'esprit décoche, empêcheront-elles de suivre le chemin
qui tente?—Non, non, il faut que le monde soit
peuplé. Quand je disais que je mourrais garçon, je ne
pensais pas devoir vivre jusqu'à ce que je fusse marié.—Voilà
Béatrice qui vient ici.—Par ce beau jour, c'est
une charmante personne!—Je découvre en elle quelques
symptômes d'amour.
(Béatrice parait.)
BÉATRICE.—Contre mon gré, l'on me députe pour vous
prier de venir dîner.
BÉNÉDICK.—Belle Béatrice, je vous remercie de la peine
que vous avez prise.
BÉATRICE.—Je n'ai pas pris plus de peine pour gagner
ce remerciement, que vous n'en venez de prendre pour
me remercier.—S'il y avait eu quelque peine pour moi,
je ne serais point venue.
BÉNÉDICK.—Vous preniez donc quelque plaisir à ce
message?
BÉATRICE.—Oui, le plaisir que vous prendriez à égorger
un oiseau avec la pointe d'un couteau,—Vous n'avez
point d'appétit, seigneur? Portez-vous bien.
(Elle s'en va.)
BÉNÉDICK.—Ah! «Contre mon gré, l'on me députe pour
vous prier de venir dîner.» Ces mots sont à double entente,
«Je n'ai pas pris plus de peine pour gagner ce remerciement,
que vous n'en venez de prendre pour me remercier.»
C'est comme si elle disait: «Toutes les peines que
je prends pour vous sont aussi faciles que des remerciements.»—Si
je n'ai pitié d'elle, je suis un misérable;
si je ne l'aime pas, je suis un juif.—Je vais aller me
procurer son portrait.
(Il sort.)
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Le jardin de Léonato.
Entrent HÉRO, MARGUERITE, URSULE.
HÉRO.—Bonne Marguerite, cours au salon; tu y trouveras
ma cousine Béatrice, devisant avec le prince et
Claudio. Glisse-lui à l'oreille qu'Ursule et moi nous nous
promenons dans le verger, que tout notre entretien roule
sur elle. Dis-lui, que tu nous as entendues en passant.
Engage-la à se glisser dans ce berceau épais, dont l'entrée
est défendue au soleil par les chèvrefeuilles qu'il a
fait pousser,—tels que des favoris qui, élevés par des
princes, opposent leur orgueil au pouvoir qui les a agrandis;—elle
s'y cachera pour écouter notre entretien.
Voilà ton rôle: acquitte-t'en bien, et laisse-nous seules.
MARGUERITE.—Je vous garantis que je vous l'enverrai
dans un moment.
(Marguerite sort.)
HÉRO.—Maintenant, Ursule. Lorsque Béatrice sera arrivée,
en allant et venant dans cette allée, il faut que
tous nos discours roulent sur Bénédick. Dès que j'aurai
prononcé son nom, ton rôle sera de le louer plus qu'aucun
homme ne le mérita jamais; le mien de t'apprendre
comment Bénédick est malade d'amour pour Béatrice.
C'est ainsi qu'est faite la flèche adroite du petit Cupidon,
qui blesse par un ouï-dire. (Béatrice entre par derrière.)
Mais commence, car, vois-tu, voilà Béatrice qui, comme
un vanneau, se glisse tout près de terre pour surprendre
nos paroles.
URSULE.—Le plus grand plaisir de la pêche est de voir
le poisson fendre de ses nageoires dorées l'onde argentée,
et dévorer avidement le perfide hameçon. Jetons ainsi
l'amorce à Béatrice; la voilà déjà tapie sous ce toit d'aubépine.
Ne craignez rien pour ma part du dialogue.
HÉRO.—Allons donc plus près d'elle, afin que son
oreille ne perde rien du doux et perfide leurre que nous
lui préparons. (Elles s'avancent vers le berceau.) Non, non,
Ursule: franchement elle est trop dédaigneuse; je sais
qu'elle est farouche et sauvage comme le faucon du
rocher.
URSULE.—Mais êtes-vous certaine que Bénédick soit si
amoureux de Béatrice?
HÉRO.—C'est ce que disent le prince et le seigneur
auquel je viens d'être fiancée.
URSULE.—Vous auraient-ils chargée, madame, d'en
informer votre cousine?
HÉRO.—Ils me conjuraient de l'en instruire. Moi, je les
exhortais, s'ils aimaient Bénédick, à l'engager à lutter
contre son affection, sans jamais la laisser voir à Béatrice.
URSULE.—Quel était votre motif? Ce gentilhomme ne
mérite-t-il pas bien une couche aussi fortunée que celle
qui peut échoir à Béatrice?
HÉRO.—O dieu d'amour! je sais bien qu'il mérite
tout ce qu'on peut accorder à un homme; mais la nature
n'a jamais fait un coeur de femme d'une trempe
plus orgueilleuse que celui de Béatrice. La morgue et le
dédain étincellent dans ses yeux, qui méprisent tout ce
qu'ils regardent: et son esprit s'estime si haut, que tout
le reste lui semble faible. Elle ne peut aimer ni recevoir
aucun sentiment, aucune idée d'affection, tant elle est
idolâtre d'elle-même!
URSULE.—Oui, je le crois, et par conséquent il ne serait
certainement pas à propos de lui faire connaître l'amour
de Bénédick, de peur qu'elle ne s'en fit un jeu.
HÉRO.—Oh! vous avez bien raison. Je n'ai encore jamais
vu un homme quelque sage, quelque noble, quelque
jeune et quelque doué des traits les plus heureux qu'il
pût être, qu'elle ne prit à l'envers. Est-il beau de visage,
elle vous jure que ce gentilhomme mériterait d'être sa
soeur. Est-il brun, c'est la nature qui, voulant dessiner
un bouffon23, a fait une grosse tache. S'il est grand, c'est
une lance mal terminée; petit, c'est une agate grossièrement
taillée24; aime-t-il à parler, bon, c'est une girouette
qui tourne à tous les vents; est-il taciturne, c'est
un bloc que rien ne peut émouvoir. Ainsi, elle tourne
chaque homme du mauvais côté; elle ne rend jamais à
la franchise et à la vertu ce qui est dû au mérite et à la
simplicité.
URSULE.—Certes, certes, cette causticité n'est pas
louable!
HÉRO.—Non sans doute, on ne peut applaudir à cette
humeur bizarre de Béatrice, qui fronde tous les usages.
Mais qui osera le lui dire? Si je parle, ses brocards iront
frapper les nues; oh! elle me ferait perdre la tête à force
de rire; elle m'accablerait de son esprit. Laissons donc
Bénédick, comme un feu couvert, se consumer de soupirs
et s'user intérieurement. C'est une mort plus douce
que de mourir sous les traits de la raillerie; ce qui est
aussi cruel que de mourir à force d'être chatouillé.
URSULE.—Cependant parlez-en à Béatrice; voyez ce
qu'elle dira.
HÉRO.—Non, j'aimerais mieux aller trouver Bénédick
et lui conseiller de combattre sa passion; et vraiment je
trouverai quelque médisance honnête pour en noircir
ma cousine: on ne sait pas combien un trait malin peut
empoisonner l'amour.
URSULE.—Ah! ne faites pas tant de tort à votre cousine.
Avec l'esprit vif et juste qu'on lui attribue, elle ne
peut être assez dénuée de véritable jugement pour rebuter
un homme aussi rare que le seigneur Bénédick.
HÉRO.—C'est le seul cavalier d'Italie: toujours à l'exception
de mon cher Claudio.
URSULE.—De grâce, ne m'en veuillez pas, madame, si
je dis ce que je pense. Pour la tournure, les manières,
la conversation et la valeur, le seigneur Bénédick marche
le premier dans l'opinion de toute l'Italie.
HÉRO.—Il jouit en effet d'une excellente renommée.
URSULE.—Ses qualités la méritèrent avant de l'obtenir.—Quand
vous marie-t-on, madame?
HÉRO.—Que sais-je?—Un de ces jours....—Demain.—Viens,
rentrons, je veux te montrer quelques parures;
te consulter sur celle qui me siéra le mieux demain.
URSULE, bas.—Elle est prise; je vous en réponds, madame,
nous la tenons.
HÉRO, bas.—Si nous avons réussi, il faut convenir que
l'amour dépend du hasard. Cupidon tue les uns avec des
flèches, il prend les autres au trébuchet.
(Elles sortent.)
(Béatrice s'avance.)
BÉATRICE.—Quel feu25 je sens dans mes oreilles! Serait-ce
vrai? Me vois-je donc ainsi condamnée pour mes dédains
et mon orgueil? Adieu dédains, adieu mon orgueil
de jeune fille, vous ne traînez à votre suite aucune gloire.
Et toi, Bénédick, persévère, je veux te récompenser; je
laisserai mon coeur sauvage s'apprivoiser sous ta main
amoureuse. Si tu m'aimes, ma tendresse t'inspirera le
désir de resserrer nos amours d'un saint noeud; car on
dit que tu as beaucoup de mérite, je le crois sur de meilleures
preuves que le témoignage d'autrui.
SCÈNE II
Appartement dans la maison de Léonato.
DON PÈDRE, CLAUDIO, BÉNÉDICK ET LÉONATO
entrent.
DON PÈDRE.—Je n'attends plus que la consommation
de votre mariage, et je prends ensuite la route de l'Aragon.
CLAUDIO.—Seigneur, je vous suivrai jusque-là, si vous
daignez me le permettre.
DON PÈDRE.—Non, ce serait bien grande honte au
début de votre mariage que de montrer à une enfant son
habit neuf en lui défendant de le porter. Je ne veux
prendre cette liberté qu'avec Bénédick, dont je réclame
la compagnie. Depuis la plante des pieds jusqu'au sommet
de la tête, il est tout enjouement. Il a deux ou trois
fois brisé la corde de l'Amour, et le petit fripon n'ose
plus s'attaquer à lui. Son coeur est vide comme une
cloche, dont sa langue est le battant26; car ce que son
coeur pense, sa langue le raconte.
BÉNÉDICK.—Messieurs, je ne suis plus ce que j'étais.
LÉONATO.—C'est ce que je disais; vous me paraissez
plus sérieux.
CLAUDIO.—Je crois qu'il est amoureux.
DON PÈDRE.—Au diable le novice! Il n'y a pas en lui
une goutte d'honnête sang qui soit susceptible d'être
honnêtement touchée par l'amour. S'il est triste, c'est
qu'il manque d'argent.
BÉNÉDICK.—J'ai mal aux dents.
DON PÈDRE.—Arrachez votre dent.
BÉNÉDICK.—Qu'elle aille se faire pendre.
CLAUDIO.—Pendez-la d'abord, et arrachez-la ensuite27.
DON PÈDRE.—Quoi! soupirer ainsi pour un mal de
dents?
LÉONATO.—Qui n'est qu'une humeur ou un ver.
BÉNÉDICK.—Soit. Tout le monde peut maîtriser le mal,
excepté celui qui souffre.
CLAUDIO.—Je répète qu'il est amoureux.
DON PÈDRE.—Il n'y a en lui aucune apparence de caprice28,
à moins que ce soit le caprice qu'il a pour les
costumes étrangers; comme d'être aujourd'hui un Hollandais,
et un Français demain, ou de se montrer à
la fois dans le costume de deux pays, Allemand depuis
la ceinture jusqu'en bas par de grands pantalons, et Espagnol
depuis la hanche jusqu'en haut par le pourpoint;
à part son caprice pour cette folie, et il paraît qu'il a ce
caprice-là, certainement il n'est pas assez fou pour avoir
le caprice que vous voudriez lui attribuer.
CLAUDIO.—S'il n'est pas amoureux de quelque femme,
il ne faut plus croire aux anciens signes. Il brosse son
chapeau tous les matins; qu'est-ce que cela annonce?
DON PÈDRE.—Quelqu'un l'a-t-il vu chez le barbier?
CLAUDIO.—Non, mais on a vu le garçon du barbier
chez lui, et l'ancien ornement de son menton sert déjà
à remplir des balles de paume.
LÉONATO.—En effet, il semble plus jeune qu'il n'était
avant la perte de sa barbe.
DON PÈDRE.—Comment! il se parfume à la civette.
Pourriez-vous deviner son secret par l'odorat?
CLAUDIO.—C'est comme si on disait que le pauvre jeune
homme est amoureux.
DON PÈDRE. Ce qu'il y a de plus frappant, c'est sa mélancolie.
CLAUDIO.—A-t-il jamais eu l'habitude de se laver le
visage?
DON PÈDRE.—Oui; ou de se farder? Ceci me fait comprendre
Ce que vous dites de lui.
CLAUDIO.—Et son esprit plaisant! ce n'est plus aujourd'hui
qu'une corde de luth qui ne résonne plus que sous
les touches.
DON PÈDRE.—Voilà en effet des témoignages accablants
contre lui.—Concluons, concluons, il est amoureux.
CLAUDIO.—Ah! mais je connais celle qui l'aime.
DON PÈDRE.—Pour celle-là, je voudrais la connaître.
Une femme, je gage, qui ne le connaît pas.
CLAUDIO.—Oui-dà, et tous ses défauts; et en dépit de
tout, elle se meurt d'amour pour lui.
DON PÈDRE.—Elle sera enterrée, le visage tourné vers
le ciel.
BÉNÉDICK.—Tout cela n'est pas un charme contre le
mal de dents.—Vieux seigneur, venez à l'écart vous
promenez avec moi. J'ai étudié huit ou dix mots de bon
sens que j'ai à vous dire et que ces étourdis ne doivent
pas entendre.
(Bénédick sort avec Léonato.)
DON PÈDRE.—Sur ma vie, il va s'ouvrir à lui au sujet
de Béatrice.
CLAUDIO.—Oh! c'est cela même! A l'heure qu'il est
Héro et Marguerite ont dû jouer leur rôle avec Béatrice:
ainsi nos deux ours ne se mordront plus l'un l'autre
quand il se rencontreront.
(Don Juan paraît.)
DON JUAN.—Mon seigneur et frère, Dieu vous garde!
DON PÈDRE.—Bonjour, mon frère.
DON JUAN.—Si votre loisir le permet, je voudrais vous
parler.
DON PÈDRE.—En particulier?
DON JUAN.—Si vous le jugez à propos; cependant le
comte Claudio peut rester. Ce que j'ai à vous dire l'intéresse.
DON PÈDRE.—De quoi s'agit-il?
DON JUAN, à Claudio.—Votre Seigneurie a-t-elle l'intention
de se marier demain?
DON PÈDRE.—Vous savez que oui.
DON JUAN.—Je n'en sais rien.... quand il saura ce que
je sais.
CLAUDIO.—S'il y a quelque empêchement, dites-le-nous,
je vous prie.
DON JUAN.—Vous pouvez croire que je ne vous aime
pas; la suite vous en instruira et vous apprendrez à
mieux penser de moi par le fait dont je vais vous informer.
Quant à mon frère, je vois qu'il fait cas de vous, et
c'est par tendresse pour vous qu'il a travaillé à accomplir
ce prochain mariage; soins certainement bien mal
adressés, peines bien mal employées!
DON PÈDRE.—Comment? De quoi s'agit-il?
DON JUAN.—Je venais vous dire et sans préambule
(car elle n'a que trop longtemps servi de texte à nos
discours) que votre future est déloyale.
CLAUDIO.—Qui? Héro?
DON JUAN.—Elle-même. L'Héro de Léonato, votre Héro,
l'Héro de tout le monde.
CLAUDIO.—Déloyale?
DON JUAN.—Le terme est trop honnête pour peindre
toute sa corruption. Je pourrais en dire davantage; imaginez
un nom plus odieux, et je vous prouverai qu'elle le
mérite. Ne vous étonnez point jusqu'à ce que vous ayez
d'autres preuves; venez seulement avec moi cette nuit;
vous verrez entrer quelqu'un par la fenêtre de sa chambre,
la nuit même avant le jour de ses noces. Si vous
l'aimez alors, épousez-la demain; mais il siérait mieux à
votre honneur de changer d'idée.
CLAUDIO.—Est-il possible?
DON PÈDRE.—Je ne veux pas le croire.
DON JUAN.—Si vous n'osez pas croire ce que vous verrez,
n'avouez pas ce que vous savez. Si vous voulez me
suivre, je vous en montrerai assez, et quand vous en aurez
vu davantage, entendu davantage, agissez alors en
conséquence.
CLAUDIO.—Si je suis cette nuit témoin de quelque
chose qui m'empêche de l'épouser demain, je la confondrai
dans l'assemblée même où nous devons nous marier.
DON PÈDRE.—Et comme je lui ai fait la cour afin de
l'obtenir pour vous, je me joindrai à vous pour la déshonorer.
DON JUAN.—Je m'abstiens de la décrier davantage
jusqu'à ce que vous soyez mes témoins. Supportez seulement
cette nouvelle avec patience jusqu'à minuit; et
qu'alors le fait se prouve de lui-même.
DON PÈDRE.—O jour qui tourne bien mal!
CLAUDIO.—O malheur étrange qui me bouleverse!
DON JUAN.—O fléau prévenu à temps! Voilà ce que
vous direz quand vous aurez vu la suite.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Une rue.
Entrent DOGBERRY ET VERGES avec les gardiens de nuit.
DOGBERRY.—aux gardiens.—Êtes-vous des gens braves
et fidèles?
VERGES.—Oui, sans doute; sinon ce serait dommage
qu'ils risquassent le salut de l'âme et du corps.
DOGBERRY.—Ce serait pour eux un châtiment trop
doux, pour peu qu'ils aient de sentiments de fidélité,
étant choisis pour la garde du prince.
VERGES.—Allons, voisin Dogberry, donnez-leur la consigne.
DOGBERRY.—D'abord, qui croyez-vous le plus incapable29
d'être constable?
PREMIER GARDIEN.—Hugues d'Avoine, ou Georges Charbon,
car ils savent tous deux lire et écrire.
DOGBERRY.—Venez ici, voisin Charbon; Dieu vous a
favorisé d'un beau nom. Être homme de bonne mine,
c'est un don de la fortune. Mais le don d'écrire et de lire
nous vient par nature.
SECOND GARDIEN.—Et ces deux choses, monsieur le
constable...
DOGBERRY.—Vous les possédez; je savais que ce serait
là votre réponse. Allons, quant à votre bonne mine, ami,
rendez-en grâce à Dieu et n'en tirez point vanité; et à
l'égard de votre talent de lire et d'écrire, faites-le paraître
quand on n'aura pas besoin de cette vanité. Vous êtes ici
réputé l'homme le plus insensé et capable d'être constable,
c'est pourquoi vous porterez le fallot; c'est là votre emploi.
Appréhendez au corps tous les vagabonds. Vous
devez ordonner à tout passant de s'arrêter au nom du
prince.
SECOND GARDIEN.—Et s'il ne veut pas s'arrêter?
DOGBERRY.—Alors ne prenez pas garde à lui et laissez-le
passer. Sur-le-champ appelez à vous tout le reste de
la patrouille, et remerciez Dieu d'être délivré d'un coquin.
VERGES.—S'il refuse de s'arrêter quand on lui ordonne,
il n'est pas un sujet du prince.
DOGBERRY.—Sans doute, et ils ne doivent avoir affaire
qu'aux sujets du prince.—Vous éviterez aussi de faire
du bruit dans les rues; car de voir un gardien de nuit
jaser et bavarder, cela est tolérable et ne peut se souffrir.
SECOND GARDIEN.—Nous aimons mieux dormir que
bavarder. Nous savons quel est le devoir du guet.
DOGBERRY.—Bien, vous parlez comme un ancien,
comme un gardien paisible; car je ne saurais voir en
quoi le sommeil peut nuire. Prenez garde seulement
qu'on ne vous dérobe vos piques 30. Ensuite vous devez
frapper à tous les cabarets, et commander à ceux qui sont
ivres d'aller se coucher.
SECOND GARDIEN.—Et s'ils ne le veulent pas?
DOGBERRY.—Alors, laissez-les tranquilles, jusqu'à ce
qu'ils soient de sang-froid. S'ils ne vous font pas alors une
meilleure réponse, vous pouvez dire qu'ils ne sont pas
ceux pour qui vous les aviez pris d'abord.
SECOND GARDIEN.—Fort bien, monsieur.
DOGBERRY.—Si vous rencontrez un voleur, en vertu de
votre charge vous pouvez le soupçonner de n'être pas
un honnête homme; et quant à cette espèce de gens, le
moins que vous pourrez avoir affaire avec eux, ce sera
le mieux pour votre probité.
SECOND GARDIEN.—Si nous le connaissons pour un
voleur, ne mettrons-nous pas la main sur lui?
DOGBERRY.—Vraiment par votre charge vous le pouvez.
Mais je pense que ceux qui touchent le goudron se salissent
les mains. Si vous prenez un voleur, la manière
la plus tranquille est de le laisser se montrer ce qu'il est,
en fuyant votre compagnie.
VERGES.—Assez, mon cher collègue, vous avez toujours
été réputé pour un homme miséricordieux.
DOGBERRY.—En vérité je ne voudrais pas être cause
de la pendaison d'un chien, bien moins d'un homme qui
possède l'honnêteté.
VERGES.—Si vous entendez un enfant crier dans la
nuit, vous devez appeler la nourrice et lui commander
de le faire taire.
SECOND GARDIEN.—Et si la nourrice est endormie et
ne veut pas nous entendre?
DOGBERRY.—Alors allez-vous en paisiblement et laissez
l'enfant l'éveiller lui-même par ses cris; car la brebis qui
n'entend pas son agneau quand il mugit ne répondra
pas aux bêlements du veau.
VERGES.—C'est la vérité.
DOGBERRY.—Voilà toute votre consigne. Vous, constable,
vous devez représenter la personne du prince. Si
vous rencontrez le prince dans la nuit, vous pouvez
l'arrêter.
VERGES.—Non, par Notre-Dame; quant à cela je ne
crois pas qu'il le puisse.
DOGBERRY.—Je gage cinq shillings contre un, avec
tout homme qui connaît les statues31, qu'il peut l'arrêter.
Non pas, à la vérité, sans que le prince y consente; car
le guet ne doit offenser personne, et c'est faire offense à
un homme que de l'arrêter contre sa volonté.
VERGES.—Par Notre-Dame, je crois que vous avez
raison.
DOGBERRY.—Ah! ah! ah! Or çà, bonne nuit, mes maîtres;
s'il survient quelque affaire un peu grave, appelez-moi.
Gardez les secrets de vos camarades et les vôtres;
bonne nuit.—Venez, voisin.
SECOND GARDIEN, à ses camarades.—Ainsi, camarades,
nous venons d'entendre notre consigne. Asseyons-nous
ici sur ce banc près de l'église jusqu'à deux heures, et de
là allons tous nous coucher.
DOGBERRY.—Encore un mot, honnêtes voisins. Je vous
en prie, veillez à la porte du seigneur Léonato, car le
mariage étant fixé à demain sans faute, il y a grand tumulte
cette nuit. Adieu, soyez vigilants, je vous en conjure.
(Dogberry et Verges sortent.)
(Entrent Borachio et Conrad.)
BORACHIO.—Conrad, où es-tu?
PREMIER GARDIEN, bas à ses compagnons.—Paix, ne bougez
pas.
BORACHIO.—Conrad! dis-je?
CONRAD, en le poussant.—Ici. Je suis à ton coude.
BORACHIO.—Par la messe, le coude me démangeait; je
pensais bien qu'il s'ensuivrait quelque croûte.
CONRAD.—Je te devrai une réponse à cela. Poursuis
maintenant ton récit.
BORACHIO.—Mettons-nous à couvert sous ce toit; il
bruine: et là, comme un vrai ivrogne, je te dirai tout.
SECOND GARDIEN, à part.—Quelque trahison! Restons
cois, mes amis.
BORACHIO.—Tu sauras que don Juan m'a promis mille
ducats.
CONRAD.—Est-il possible qu'aucune scélératesse soit
si chère?
BORACHIO.—Demande plutôt comment il est possible
qu'aucun scélérat soit si riche! car lorsque le scélérat
riche a besoin du scélérat pauvre, le pauvre peut faire
le prix à son gré.
CONRAD.—Tu m'étonnes.
BORACHIO.—Cela prouve que tu es novice; tu sais que
la forme d'un pourpoint, ou d'un chapeau, ou d'un manteau,
n'est rien dans un homme.
CONRAD.—Cependant c'est une parure!
BORACHIO.—Je veux dire la forme à la mode.
CONRAD.—Oui, la mode est la mode.
BORACHIO.—Bah! autant dire un sot est un sot. Mais
ne vois-tu pas quel voleur maladroit est la mode?
UN GARDIEN.—Je connais ce La Mode, c'est un voleur
depuis sept ans. Il s'introduit çà et là mis en gentilhomme;
je me rappelle son nom.
BORACHIO.—N'as-tu pas entendu quelqu'un?
CONRAD.—Non, c'est la girouette sur le toit.
BORACHIO.—Ne vois-tu pas, dis-je, quel maladroit voleur
est la mode? Par quels vertiges elle renverse toutes
les têtes chaudes, depuis quatorze ans jusqu'à trente-cinq;
parfois elle les affuble comme les soldats de Pharaon
dans les tableaux enfumés, tantôt comme les prêtres
du dieu Baal dans les vieux vitraux de l'église; quelquefois
comme l'Hercule rasé32 dans la tapisserie fanée et
rongée des vers, où son petit doigt semble aussi gros
que sa massue?
CONRAD.—Je vois tout cela, et que la mode use plus
d'habits que l'homme. Mais n'es-tu pas entraîné toi-même
par la mode, en t'écartant de ton récit pour me
parler de la mode?
BORACHIO.—Nullement. Mais sache que cette nuit j'ai
courtisé Marguerite, la suivante de la signora Héro, sous
le nom d'Héro; elle m'a tendu la main par la fenêtre de
la chambre de sa maîtresse, et m'a dit mille fois adieu!—Je
raconte cela horriblement mal. J'aurais dû d'abord
te dire que le prince, Claudio et mon maître, placés,
postés et prévenus par mon maître don Juan, ont vu de
loin, du verger, cette entrevue amoureuse.
CONRAD.—Et ils croyaient que Marguerite était Héro?
BORACHIO.—Deux d'entre eux l'ont cru, le prince et
Claudio. Mais mon démon de maître savait que c'était
Marguerite. D'un côté, grâce à ses serments qui les ont
d'abord séduits; de l'autre, grâce à la nuit obscure qui
les a déçus, mais surtout à mon manège qui confirmait
toutes les calomnies inventées par don Juan, Claudio est
parti plein de rage, jurant d'aller la joindre demain
matin au temple à l'heure marquée, et là, devant toute
l'assemblée, de la déshonorer par le récit de ce qu'il a
vu cette nuit, et de la renvoyer chez elle sans époux.
PREMIER GARDIEN s'avançant.—Nous vous sommons au
nom du prince, arrêtez.
SECOND GARDIEN.—Appelez le grand chef constable.
Nous avons ici déterré le plus dangereux complot de débauche
qui se soit jamais vu dans la république.
PREMIER GARDIEN.—Et un certain La Mode33 est de leur
bande; je le connais, il porte une boucle de cheveux.
CONRAD.—Messieurs, messieurs!
PREMIER GARDIEN.—On vous forcera bien de faire comparaître
La Mode; je vous le garantis.
CONRAD.—Messieurs!....
PREMIER GARDIEN.—Taisez-vous, nous vous l'ordonnons;
nous vous obéirons en vous conduisant.
BORACHIO.—Nous avons l'air de devenir une bonne
marchandise, après avoir été ramassés par les piques de
ces gens-là.
CONRAD.—Une marchandise compromise, je vous en
réponds; venez, nous vous obéirons.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Appartement dans la maison de Léonato.
HÉRO, MARGUERITE, URSULE.
HÉRO.—Bonne Ursule, éveillez ma cousine Béatrice,
et priez-la de se lever.
URSULE.—J'y vais, madame.
HÉRO.—Et dites-lui de venir ici.
URSULE.—Bien.
(Ursule sort.)
MARGUERITE.—En vérité, je crois que cet autre rabat34
vous siérait mieux.
HÉRO.—Non, je vous prie, chère Marguerite; je veux
mettre celui-ci.
MARGUERITE.—Sur ma parole, il n'est pas si beau, et
je garantis que votre cousine sera de mon avis.
HÉRO.—Ma cousine est une folle, et vous une autre. Je
n'en veux pas porter d'autre que celui-ci.
MARGUERITE.—J'aime tout à fait cette nouvelle coiffure
qui est là-dedans; seulement je voudrais les cheveux une
idée plus bruns; pour votre robe, elle est en vérité du
dernier goût; j'ai vu celle de la duchesse de Milan, cette
robe qu'on vante tant....
HÉRO.—Oh! on dit qu'elle est incomparable!
MARGUERITE.—Sur ma vie, ce n'est qu'une robe de
nuit auprès de la vôtre. Du drap d'or, des crevés lacés
avec du fil d'argent, le bas des manches et le bord des
manches garnis de perles, et toute la jupe relevée par un
clinquant bleuâtre. Mais pour la grâce, la beauté et le
bon goût, la vôtre vaut dix fois la sienne.
HÉRO.—Que Dieu me donne la joie pour la porter; car
je me sens le coeur excessivement gros.
MARGUERITE.—Le poids d'un homme le rendra encore
plus pesant.
HÉRO.—Fi donc! Marguerite, n'êtes-vous pas honteuse?
MARGUERITE.—De quoi, madame? De parler d'une
chose honorable? Le mariage n'est-il pas honorable,
même chez un mendiant? Et, le mariage à part, votre
seigneur n'est-il pas honorable? Vous auriez voulu, sauf
votre respect, que j'eusse dit un mari? Si une mauvaise
pensée ne détourne pas le sens d'une expression franche,
je n'offense personne. Y a-t-il du mal à dire le poids
d'un mari? Aucun, je pense, dès qu'il s'agit d'un mari
légitime et d'une femme légitime; sans quoi il serait léger
et non pesant. Mais demandez plutôt à la signora Béatrice,
la voici.
(Béatrice entre.)
HÉRO.—Bonjour, cousine.
BÉATRICE.—Bonjour, ma chère Héro.
HÉRO.—Comment donc! vous parlez sur un ton mélancolique.
BEATRICE.—Je suis hors de tous les autres tons, il me
semble.
MARGUERITE.—Entonnez-nous l'air de Lumière d'amour35.
Il se chante sans refrain; vous chanterez, moi je danserai.
BÉATRICE.—Oui! Vos talons sont-ils exercés à la mesure
de Lumière d'amour? Oh! bien, si votre mari a assez
de greniers, vous verrez à ce qu'il ne manque pas de
grains36.
MARGUERITE.—O interprétation maligne! Mais j'en ris,
les talons en l'air.
BÉATRICE.—Il est près de cinq heures, ma cousine;
vous devriez être déjà prête.—Sérieusement, je me sens
bien mal. Hélas!
MARGUERITE.—De quoi?—Un faucon, un cheval, ou un
mari37.
BÉATRICE.—Oh! celui des trois qui commence par un M38.
MARGUERITE.—Eh bien! Si vous ne vous êtes pas faite
turque39, on ne peut plus faire voiles sur la foi des étoiles.
BÉATRICE.—Voyons; que veut dire cette folle?
MARGUERITE.—Rien du tout; mais Dieu veuille envoyer
à chacun le désir de son coeur!
HÉRO.—Ces gants, que le comte m'a envoyés, ont un
parfum délicieux.
BÉATRICE.—Je suis enchiffrenée, cousine; je ne sens rien.
MARGUERITE.—Fille, et enchiffrenée! il faut qu'il y ait
abondance de rhumes.
BÉATRICE.—O Dieu, ayez pitié de nous! O Dieu ayez
pitié de nous! Depuis quand faites-vous profession
d'esprit?
MARGUERITE.—Depuis que vous y avez renoncé, madame.
Mon esprit ne me sied-il pas à ravir?
BÉATRICE.—On ne le voit pas assez; vous devriez le
porter sur votre bonnet.—Sérieusement je suis malade.
MARGUERITE.—Procurez-vous un peu d'essence de carduus
benedictus40 et appliquez-la sur votre coeur: c'est
le seul remède pour les palpitations.
HÉRO.—Tu la piques avec un chardon.
BÉATRICE.—Benedictus? Pourquoi benedictus, s'il vous
plaît? Vous cachez quelque moralité41 sous ce benedictus.
MARGUERITE.—Moralité? Non, sur ma parole, je n'ai
point d'intention morale. Je parle tout bonnement du
chardon bénit. Vous pourriez croire par hasard que je
vous soupçonne d'être amoureuse: non, par Notre-Dame,
je ne suis pas assez folle pour penser ce que je
veux, et je ne veux pas penser ce que je peux, et je ne
pourrais penser, quand je penserais à faire perdre la
pensée à mou coeur, que vous êtes amoureuse, que vous
serez amoureuse ou que vous pouvez être amoureuse.
Cependant, jadis Bénédick fut naguère tout de même, et
maintenant le voilà devenu un homme. Il jurait de ne
se marier jamais, et pourtant, en dépit de son coeur, il
mange son plat sans murmure42. A quel point vous pouvez
être convertie, je l'ignore; mais il me semble que
vous voyez avec vos yeux comme les autres femmes.
BÉATRICE.—De quel pas ta langue est partie!
MARGUERITE.—Ce n'est pas un galop du mauvais pied.
URSULE, accourt.—Vite, retirez-vous, madame: le
prince, le comte, le seigneur Bénédick, don Juan et tous
les jeunes cavaliers de la ville viennent vous chercher
pour aller à l'église.
HÉRO,—Aidez-moi à m'habiller, chère cousine, bonne
Ursule, bonne Marguerite.
(Elles sortent.)
SCÈNE V
Un autre appartement dans le palais de Léonato.
LÉONATO entre avec DOGBERRY ET VERGES.
LÉONATO.—Que souhaitez-vous de moi, honnêtes voisins?
DOGBERRY.—Vraiment, seigneur, je voudrais avoir
avec vous une petite conférence secrète sur une affaire
qui vous décerne de près.
LÉONATO.—Abrégez, je vous prie; vous voyez que je
suis très-occupé.
DOGBERRY.—Vraiment oui, seigneur.
VERGES.—Oui, seigneur, en vérité.
LÉONATO.—Quelle est cette affaire, mes dignes amis?
DOGBERRY.—Le bon homme Verges, seigneur, s'écarte
un peu de son sujet, et son esprit n'est pas aussi
émoussé43 que je demanderais à Dieu qu'il le fût; mais,
en bonne conscience, il est honnête comme les rides de
son front44.
VERGES.—Oui, j'en remercie Dieu, je suis aussi honnête
qu'homme vivant qui est vieux aussi, et qui n'est pas
plus honnête que moi.
DOGBERRY.—Les comparaisons sont odorantes45.—Palabra46, voisin Verges.
LÉONATO—Voisins, vous êtes ennuyeux.
DOGBERRY.—Il plaît à Votre Seigneurie de le dire. Mais
nous ne sommes que les pauvres officiers du duc, et
pour ma part, si j'étais aussi fatigant qu'un roi, je voudrais
me dépouiller de tout au profit de Votre Seigneurie.
LÉONATO.—De tout votre ennui en ma faveur? Ah, ah!
DOGBERRY.—Oui-dà, quand j'en aurais mille fois davantage;
car j'entends exclamer votre nom autant qu'aucun
nom de la ville, et quoique je ne sois qu'un pauvre
homme, je suis bien aise de l'entendre.
VERGES.—Et moi aussi.
LÉONATO.—Je voudrais bien savoir ce que vous avez
à me dire.
VERGES.—Voyez-vous, seigneur, notre garde a pris
cette nuit, sauf le respect de Votre Seigneurie, un couple
des plus fieffés larrons qui soient dans Messine.
DOGBERRY.—Un bon vieillard, seigneur, il faut qu'il
jase! et comme on dit, quand l'âge entre, l'esprit sort.
Oh! c'est un monde à voir47!—C'est bien dit, c'est
bien dit, voisin Verges.—(A l'oreille de Léonato.) Allons,
Dieu est un bon homme48. Si deux hommes montent un
cheval, il faut qu'il y en ait un qui soit en croupe,—une
bonne âme, par ma foi, monsieur, autant qu'homme qui
ait jamais rompu du pain, je vous le jure; mais Dieu
soit loué, tous les hommes ne sont pas pareils; hélas!
bon voisin!
LÉONATO.—En effet, voisin, il vous est trop inférieur.
DOGBERRY.—Ce sont des dons que Dieu donne.
LÉONATO.—Je suis forcé de vous quitter.
DOGBERRY.—Un mot encore, seigneur; notre garde a
saisi deux personnes aspectes49. Nous voudrions les voir
ce matin examinées devant Votre Seigneurie.
LÉONATO.—Examinez-les vous-mêmes, et vous me remettrez
votre rapport. Je suis trop pressé maintenant,
comme vous pouvez bien juger.
DOGBERRY.—Oui, oui, nous suffirons bien.
LÉONATO.—Goûtez de mon vin avant de vous eu aller,
et portez-vous bien.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.—Seigneur, on vous attend pour donner
votre fille à son époux.
LÉONATO.—Je vais les trouver: me voilà prêt.
(Léonato et le messager sortent.)
DOGBERRY.—Allez, mon bon collègue, allez trouver
Georges Charbon; qu'il apporte à la prison sa plume et
son encrier: nous avons maintenant à examiner ces
deux hommes.
VERGES.—Il nous le faut faire avec prudence.
DOGBERRY.—Nous n'y épargnerons pas l'esprit, je vous
jure. (Touchant son front avec son doigt.) Il y a ici quelque
chose qui saura bien en conduire quelques-uns à un
non com50. Ayez seulement le savant écrivain pour coucher
par écrit notre excommunication, et venez me rejoindre
à la prison.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
L'intérieur d'une église.
Entrent DON PÈDRE, DON JUAN, LÉONATO, UN
MOINE, CLAUDIO, BÉNÉDICK, HÉRO ET BÉATRICE.
LÉONATO.—Allons, frère François, soyez bref. Bornez-vous
au simple rituel du mariage; vous leur exposerez
ensuite leurs devoirs mutuels.
LE MOINE.—Vous venez ici, seigneur, pour vous unir
à cette dame?
CLAUDIO.—Non.
LÉONATO.—Il vient pour être uni à elle, et vous pour
les unir.
LE MOINE.—Madame, vous venez ici pour être mariée
à ce comte?
HÉRO.—Oui.
LE MOINE.—Si l'un ou l'autre de vous connaît quelque
empêchement secret qui s'oppose à votre union, sur le
salut de vos âmes, je vous somme de le déclarer.
CLAUDIO.—En connaissez-vous quelqu'un, Héro?
HÉRO.—Aucun, seigneur.
LE MOINE.—Et vous, comte, en connaissez-vous?
LÉONATO.—J'ose répondre pour lui; aucun.
CLAUDIO.—Que n'osent point les hommes? Que ne
font les hommes, que ne font les hommes chaque jour,
sans se douter de ce qu'ils font?
BÉNÉDICK.—Quoi! des exclamations! Comment donc,
ce sont des exclamations de rire, comme ah! ah! ah!
CLAUDIO.—Prêtre, arrêtez.—Père, avec votre permission,
me donnez-vous cette vierge, votre fille d'une volonté
libre et sans contrainte?
LÉONATO.—Aussi librement, mon fils, que Dieu me l'a
donnée.
CLAUDIO.—Et qu'ai-je en retour, moi, à vous offrir,
qui puisse égaler ce don riche et précieux?
DON PÈDRE.—Rien, à moins que vous ne la rendiez à
son père.
CLAUDIO.—Cher prince, vous m'enseignez une noble
gratitude. Tenez, Léonato, reprenez-la, ne donnez point
à votre ami cette orange gâtée; elle n'est que l'enseigne
et le masque de l'honneur. Voyez-la rougir comme une
vierge! Oh! de quelle imposante apparence de vérité le
vice perfide sait se couvrir! Cette rougeur ne semble-t-elle
pas un modeste témoin qui atteste la simplicité de
l'innocence? Vous tous qui la voyez, ne jureriez-vous pas
à ces indices extérieurs, qu'elle est vierge? mais elle ne
l'est pas; elle connaît la chaleur d'une couche de débauche,
sa rougeur prouve sa honte et non sa modestie.
LÉONATO.—Que prétendez-vous, seigneur?
CLAUDIO.—N'être pas marié, ne pas unir mon âme à
une prostituée avérée!
LÉONATO.—Cher seigneur, si l'ayant éprouvée vous-même,
vous avez vaincu les résistances de sa jeunesse,
et triomphé de sa virginité...
CLAUDIO.—Je vois ce que vous voudriez dire.—Si je
l'ai connue, me direz-vous, elle m'embrassait comme son
mari; et vous atténueriez par-là sa faiblesse anticipée.—Non,
Léonato, je ne l'ai jamais tentée par un mot trop
libre. Comme un frère auprès de sa soeur, je lui montrais
une sincérité timide et un amour décent.
HÉRO.—Et vous ai-je jamais montré une apparence
contraire?
CLAUDIO.—Maudite soit votre apparence! je m'inscris
en faux contre elle. Vous me semblez telle que Diane
dans son orbe, chaste comme le bouton avant d'être
épanoui; mais vous avez un sang plus impudique que
celui de Vénus ou celui de ces créatures lascives qui
l'abandonnent à une brutale sensualité.
HÉRO.—Monseigneur se porte-t-il bien qu'il tienne des
discours si extravagants?
LÉONATO.—Généreux prince, pourquoi ne parlez-vous
pas?
DON PÈDRE.—Que pourrai-je dire? Je reste déshonoré
par les soins que j'ai pris pour unir mon digne ami à
une vile courtisane.
LÉONATO.—Dit-on réellement ces choses, ou est-ce que
je rêve?
DON JUAN,—On le dit, seigneur, et elles sont vraies.
BÉNÉDICK.—Ceci n'a pas l'air d'une noce.
HÉRO.—Vraies! ô Dieu!
CLAUDIO.—Léonato, suis-je debout ici? Est-ce là le
prince? Est-ce là le frère du prince? Ce front est-il celui
d'Héro? Nos yeux sont-ils à nous?
LÉONATO.—Oui sans doute; mais qu'en résulte-t-il,
seigneur?
CLAUDIO.—Laissez-moi adresser une seule question à
votre fille, et par ce pouvoir paternel que la nature vous
donne sur elle, commandez-lui de répondre avec vérité.
LÉONATO.—Je te l'ordonne comme tu es mon enfant.
HÉRO.—O Dieu, défendez-moi! Comme je suis assiégée!
A quel interrogatoire suis-je donc soumise?
CLAUDIO.—A répondre fidèlement au nom que vous
portez.
HÉRO.—Ce nom n'est-il pas Héro? Qui peut le flétrir
d'un juste reproche?
CLAUDIO.—Ma foi, Héro elle-même! Héro elle-même
peut flétrir la vertu d'Héro. Quel homme s'entretenait la
nuit dernière avec vous, près de votre fenêtre, entre minuit
et une heure? Maintenant, si vous êtes vierge, répondez
à cette question.
HÉRO.—À cette heure-là, seigneur, je n'ai parlé à aucun
homme.
DON PÈDRE.—Alors vous n'êtes plus vierge.—Je suis
fâché, Léonato, que vous soyez forcé de m'entendre;
sur mon honneur, moi, mon frère et ce comte outragé,
nous l'avons vue, nous l'avons entendue la nuit dernière
parler, à cette heure même, par la fenêtre de sa chambre,
à un coquin, qui, comme un franc coquin, a fait
l'aveu des honteuses entrevues qu'ils ont eues mille fois
ensemble secrètement.
DON JUAN.—Elles ne sont pas de nature à être nommées;
seigneur, on ne peut les redire; la langue ne
fournit pas d'expression assez chaste pour les rendre
sans scandale. Ainsi, belle dame, je suis fâché de votre
étrange inconduite.
CLAUDIO.—O Héro! quelle héroïne n'aurais-tu pas été,
si la moitié de tes grâces extérieures eût été donnée à
tes pensées et à ton coeur! Mais adieu, la plus indigne et
la plus belle!—Adieu! pure impiété et pure impie! Tu
seras cause que je fermerai toutes les portes de mon
coeur à l'amour, et que le soupçon veillera suspendu sur
mes paupières pour me faire soupçonner toujours le mal
dans la beauté, qui n'aura jamais de charmes pour moi.
LÉONATO.—Personne ici n'a-t-il une pointe de poignard
pour moi?
(Héro s'évanouit et tombe.)
BÉATRICE.—Ah! qu'est-ce donc, cousine? pourquoi
tombez-vous?
DON JUAN.—Allons, retirons-nous.—Ses actions dévoilées
au grand jour ont confondu ses sens.
(Don Pèdre, don Juan et Claudio sortent.)
BÉNÉDICK.—Comment est-elle?
BÉATRICE.—Morte, je crois. Du secours, mon oncle!—Héro!
eh bien! Héro!—Mon oncle!—Seigneur Bénédick!
moine!
LÉONATO.—O destin! ne retire point ta main appesantie
sur elle! La mort est le voile le plus propre à couvrir sa
honte qu'on puisse désirer.
BÉATRICE.—Eh bien! cousine? Héro!
LE MOINE.—Prenez courage, madame.
LÉONATO.—Quoi, tu rouvres les yeux!
LE MOINE.—Oui, et pourquoi non?
LÉONATO.—Pourquoi? Tout sur la terre ne crie-t-il pas
infamie sur elle? Peut-elle nier un crime que son sang
agile révèle? Oh! ne reviens pas à la vie, Héro, n'ouvre
pas tes yeux; car si je pouvais penser que tu ne dusses
pas bientôt mourir, si je croyais ta vie plus forte que ta
honte, je viendrais à l'arrière-garde de tes remords pour
trancher ta vie.—Je m'affligeais de n'avoir qu'une enfant.
...Je reprochais à la nature son avarice!—Oh! j'ai
trop d'une fille: pourquoi ai-je une fille? Pourquoi fus-tu
jamais aimable à mes yeux?—Pourquoi d'une main
charitable n'ai-je pas recueilli à ma porte l'enfant de
quelque mendiant? Si elle se fût ainsi souillée et plongée
dans l'infamie, j'aurais pu dire: «Ce n'est point une
portion de moi-même. Cette infamie est dérivée de reins
inconnus,» Mais ma fille, elle que j'aimais; ma fille,
que je vantais; ma fille dont j'étais fier, au point que
m'oubliant moi-même, je n'étais plus rien pour moi-même
et ne m'estimais plus qu'en elle.... Oh! elle est
tombée dans un abîme d'encre! Tous les flots de l'Océan
entier ne pourraient pas la laver, ni tout le sel qu'il contient
rendre la pureté à sa chair corrompue!
BÉNÉDICK.—Seigneur, seigneur, modérez-vous; pour
moi, je suis si pétrifié d'étonnement, que je ne sais que
dire.
BÉATRICE.—Oh! sur mon âme, on calomnie ma cousine.
BÉNÉDICK.—Madame, partagiez-vous son lit la dernière
nuit?
BÉATRICE.—Non, je l'avoue; non, quoique jusqu'à la
dernière nuit j'aie été depuis un an sa compagne de lit.
LÉONATO.—Confirmation, confirmation! Oh! les voilà
plus fortes encore ces preuves déjà revêtues de barres de
fer! Les deux princes voudraient-ils mentir? Claudio
aurait-il menti, lui qui l'aimait tant, qu'en parlant de
son indignité il la lavait de ses larmes?—Écartez-vous
d'elle, laissez-la mourir.
LE MOINE.—Écoutez-moi un moment. Je n'ai gardé si
longtemps le silence et n'ai laissé un libre cours à la
marche de la fortune, que pour observer la jeune personne.
J'ai remarqué que mille fois la rougeur couvrait
son visage, et mille fois la honte de l'innocence remplaçait
cette rougeur par une pâleur céleste! Un feu a éclaté
dans ses yeux, pour brûler les soupçons que les princes
jetaient sur sa pureté virginale. Traitez-moi d'insensé,
méprisez mes études et mes observations, qui du sceau
de l'expérience confirment ce que j'ai lu. Ne vous fiez
plus à mon âge, à mon ministère, à ma sainte mission,
si cette jeune dame n'est pas ici la victime innocente de
quelque méprise cruelle.
LÉONATO.—Frère, cela ne peut être. Vous voyez que la
seule pudeur qui lui reste est de ne pas vouloir ajouter
le péché du parjure à son damnable crime. Elle ne le
désavoue pas. Pourquoi cherchez-vous donc à couvrir
d'excuses la vérité qui se montre toute nue?
LE MOINE.—Madame, quel est l'homme qu'on vous accuse
d'aimer?
HÉRO.—Ceux qui m'accusent le savent; moi, je n'en
connais aucun; et si je connais aucun homme vivant
plus que ne le permet la modestie virginale, puisse toute
miséricorde être refusée à mes fautes!—O mon père,
prouvez qu'à des heures indues un homme s'entretint
jamais avec moi, ou que la nuit passée je me sois prêtée
à un commerce de paroles avec aucune créature; et alors
renoncez-moi, haïssez-moi, faites-moi mourir dans les
tortures.
LE MOINE.—Les princes et Claudio sont aveuglés par
quelque erreur étrange.
BÉNÉDICK.—Deux des trois sont l'honneur même, et si
leur prudence est trompée en ceci, la fraude est sortie
du cerveau de don Juan le bâtard, dont l'esprit travaille
sans relâche à ourdir des scélératesses.
LÉONATO.—Je n'en sais rien. Si ce qu'ils disent d'elle
est la vérité, ces mains la mettront en pièces; mais s'ils
outragent son honneur, le plus fier d'entre eux en entendra
parler. Le temps n'a pas encore assez desséché
mon sang, l'âge n'a pas encore assez consumé les ressources
de mon esprit, la fortune n'a pas encore assez
ravagé mes moyens, et ma mauvaise vie ne m'a pas assez
privé d'amis, que je ne puisse encore, réveillé d'une
semblable manière, posséder la force de corps, les facultés
d'esprit, les ressources d'argent et le choix d'amis
nécessaires pour m'acquitter pleinement avec eux.
LE MOINE.—Arrêtez un moment, et laissez-vous guider
par mes conseils. Les princes en sortant ont laissé ici
votre fille pour morte; dérobez-la quelque temps à tous
les yeux, et publiez qu'elle est morte en effet; étalez
tout l'appareil du deuil, suspendez à l'ancien monument
de votre famille de lugubres épitaphes, en observant
tous les rites qui appartiennent à des funérailles.
LÉONATO.—Qu'en résultera-t-il? Qu'est-ce que cela
produira?
LE MOINE.—Le voici. Cet expédient bien conduit changera
sur son compte la calomnie en remords, et c'est
déjà un bien. Mais ce n'est pas pour cela que je pense à
ce moyen étrange; j'espère faire naître de ce travail un
plus grand avantage. Morte, comme nous devons le soutenir,
au moment même qu'elle se vit accusée, elle sera
regrettée, plainte, excusée de tous ceux qui apprendront
son sort; car il arrive toujours que ce que nous avons,
nous ne l'estimons pas son prix tant que nous en jouissons;
mais s'il vient à se perdre et à nous manquer, alors
nous exagérons sa valeur, alors nous découvrons le mérite
que la possession ne nous montrait pas tandis que
ce bien était à nous. C'est ce qui arrivera à Claudio.
Quand il apprendra qu'elle est morte sur ses paroles,
l'image de la vie se glissera doucement dans les rêveries
de son imagination, et chaque trait de sa beauté vivante
reviendra s'offrir aux yeux de son âme, plus gracieux,
plus touchant, plus animé que quand elle vivait en effet.
Alors il pleurera; si l'amour a une part dans son coeur,
il souhaitera ne l'avoir pas accusée; oui, il le souhaitera,
crût-il même à la vérité de son accusation. Laissons ce
moment arriver, et ne doutez pas que le succès ne donne
aux événements une forme plus heureuse que je ne puis
le supposer dans mes conjectures; mais si toute ma prévoyance
était trompée, du moins le trépas supposé de
votre fille assoupira la rumeur de son infamie, et si notre
plan ne réussit pas, vous pourrez la cacher comme il convient
à sa réputation blessée dans la vie recluse et monastique,
loin des regards, loin de la langue, des reproches
et du souvenir des hommes.
BÉNÉDICK.—Seigneur Léonato; laissez-vous guider par
ce moine. Quoique vous connaissiez mon intimité et
mon affection pour le prince et pour Claudio, j'atteste
l'honneur que j'agirai dans cette affaire avec autant de
discrétion et de droiture, que votre âme agirait envers
votre corps.
LÉONATO.—Je nage dans la douleur, et le fil le plus
mince peut me conduire.
LE MOINE.—Vous faites bien de consentir. Sortons de
ce lieu sans délai. Aux maux étranges, il faut un traitement
étrange comme eux. Venez, madame, mourez
pour vivre. Ce jour de noces n'est que différé peut-être;
sachez prendre patience et souffrir.
(Ils sortent.)
BÉNÉDICK.—Signora Béatrice, ne vous ai-je pas vue
pleurer pendant tout ce temps?
BÉATRICE.—Oui, et je pleurerai longtemps encore.
BÉNÉDICK.—C'est ce que je ne désire pas.
BÉATRICE.—Vous n'en avez nulle raison, je pleure à
mon gré.
BÉNÉDICK.—Sérieusement, je crois qu'on fait tort à
votre belle cousine.
BÉATRICE.—Ah! combien mériterait de moi l'homme
qui voudrait lui faire justice!
BÉNÉDICK.—Est-il quelque moyen de vous donner cette
preuve d'amitié?
BÉATRICE.—Un moyen bien facile; mais de pareils
amis, il n'en est point.
BÉNÉDICK.—Un homme le peut-il faire?
BÉATRICE.—C'est l'office d'un homme, mais non le
vôtre.
BÉNÉDICK.—Je n'aime rien dans le monde autant que
vous. Cela n'est-il pas étrange?
BÉATRICE.—Aussi étrange pour moi que la chose que
j'ignore. Je pourrais aussi aisément vous dire que je
n'aime rien autant que vous; mais ne m'en croyez point,
et pourtant je ne mens pas: je n'avoue rien; je ne nie
rien.—Je m'afflige pour ma cousine.
BÉNÉDICK.—Par mon épée, Béatrice, vous m'aimez.
BÉATRICE.—Ne jurez point par votre épée, avalez-la.
BÉNÉDICK.—Je jure par elle que vous m'aimez, et je la
ferai avaler tout entière à qui dira que je ne vous aime
point.
BÉATRICE.—Ne voulez-vous point avaler votre parole?
BÉNÉDICK.—Jamais, quelque sauce qu'on puisse inventer!
Je proteste que je vous aime.
BÉATRICE.—Eh bien! alors, Dieu me pardonne...
BÉNÉDICK.—Quelle offense, chère Béatrice?
BÉATRICE.—Vous m'avez arrêtée au bon moment;
j'étais sur le point de protester que je vous aime.
BÉNÉDICK.—Ah! faites cet aveu de tout votre coeur.
BÉATRICE.—Je vous aime tellement de tout mon coeur
qu'il n'en reste rien pour protester.
BÉNÉDICK.—Voyons, ordonnez-moi de faire quelque
chose pour vous.
BÉATRICE.—Tuez Claudio.
BÉNÉDICK.—Ah!—Pas pour le monde entier.
BÉATRICE.—Vous me tuez par ce refus; adieu.
BÉNÉDICK.—Arrêtez, chère Béatrice.
BÉATRICE.—Je suis déjà partie quoique je sois encore
ici.—Vous n'avez pas d'amour.—Non, je vous prie,
laissez-moi aller.
BÉNÉDICK.—Béatrice!
BÉATRICE.—Décidément, je veux m'en aller.
BÉNÉDICK.—Il faut que nous soyons amis auparavant.
BÉATRICE.—Vous osez plus facilement être mon ami
que combattre mon ennemi?
BÉNÉDICK.—Claudio est-il votre ennemi?
BÉATRICE.—N'est-il pas devenu le plus lâche des scélérats,
celui qui a calomnié, insulté, déshonoré ma parente?
Oh! si j'étais un homme!—Quoi! la mener par
la main jusqu'au moment où leurs deux mains allaient
s'unir; et alors, par une accusation publique, par une
calomnie déclarée, avec une rage effrénée, la... Dieu, si
j'étais un homme! Je voudrais lui manger le coeur sur la
place du marché.
BÉNÉDICK.—Écoutez-moi, Béatrice.
BÉATRICE.—Parler à un homme par la fenêtre! Oh! la
belle histoire!
BÉNÉDICK.—Mais Béatrice...
BÉATRICE.—Chère Héro! Elle est injuriée, calomniée,
perdue.
BÉNÉDICK.—Béat...
BÉATRICE.—Des princes et des comtes! Vraiment,
beau témoignage de prince, un beau comte de sucre51,
en vérité, un fort aimable galant! Oh! si je pouvais, pour
l'amour de lui, être un homme! Ou si j'avais un ami
qui voulût se montrer un homme pour l'amour de moi!...
mais le courage s'est fondu en politesse, la valeur en
compliment, les hommes sont devenus des langues et
même des langues dorées. Pour être aussi vaillant qu'Hercule,
il suffit aujourd'hui de mentir, et de jurer ensuite,
pour appuyer son mensonge.—Je ne puis devenir un
homme à force de désirs.—Je resterai donc femme,
pour mourir de chagrin.
BÉNÉDICK.—Arrêtez, chère Béatrice. Par cette main, je
vous aime.
BÉATRICE.—Servez-vous-en pour l'amour de moi autrement
qu'en jurant par elle.
BÉNÉDICK.—Croyez-vous, dans le fond de votre âme,
que le comte Claudio ait calomnié Héro?
BÉATRICE.—Oui, j'en suis aussi sûre que d'avoir une
pensée ou une âme.
BÉNÉDICK.—Il suffit! Je suis engagé, je vais le défier.—Je
baise votre main et vous quitte; j'en atteste cette
main, Claudio me rendra un compte rigoureux. Jugez-moi
par ce que vous entendrez dire de moi. Allez consoler
votre cousine. Il faut que je dise qu'elle est morte...
c'est assez. Adieu!
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une prison.
DOGBERRY ET VERGES paraissent avec le SACRISTAIN,
ils sont en robes. BORACHIO ET CONRAD sont devant
eux.
DOGBERRY.—Toute notre compagnie comparaît-elle
enfin?
VERGES.—Vite, un coussin et un tabouret pour le sacristain.
LE SACRISTAIN.—Quels sont les malfaiteurs?
DOGBERRY.—Vraiment, c'est moi-même et mon collègue.
VERGES.—Oui, cela est certain.—Nous sommes commis
pour examiner le procès.
LE SACRISTAIN,—Mais quels sont les coupables qui doivent
être examinés? Faites-les avancer devant le maître
constable.
DOGBERRY.—Oui, qu'ils s'avancent devant moi. Ami,
quel est votre nom?
BORACHIO.—Borachio.
DOGBERRY.—Je vous prie, écrivez Borachio.—Et le
vôtre, coquin?
CONRAD.—Je suis gentilhomme, monsieur, et mon
nom est Conrad.
DOGBERRY.—Écrivez M. le gentilhomme Conrad.—Mes
maîtres, servez-vous Dieu?
BORACHIO, CONRAD.—Nous l'espérons bien.
DOGBERRY.—Mettez par écrit qu'ils espèrent bien servir
Dieu, et écrivez Dieu le premier. Car à Dieu ne plaise
que Dieu marche devant de pareils vauriens! Camarades,
il est déjà prouvé que vous ne valez guère mieux
que des fripons, et l'on en sera bientôt au point de le
croire. Que répondez-vous pour votre défense?
CONRAD.—Diantre! monsieur, nous disons que non.
DOGBERRY.—Voilà un compère étonnamment spirituel,
je vous l'assure.—Mais je vais user de détour avec lui.
Vous, coquin, venez ici: un mot à l'oreille. Monsieur,
je vous dis qu'on vous croit tous deux des fripons.
BORACHIO.—Monsieur, je vous dis que nous ne sommes
point ce que vous dites.
DOGBERRY.—Allons, tenez-vous à l'écart. Devant Dieu!
ils n'ont qu'une réponse pour deux. Avez-vous mis en
écrit qu'ils n'en sont point?
LE SACRISTAIN.—Messire constable, vous ne prenez pas
la bonne manière pour les examiner. Vous devriez faire
appeler les gardiens qui les accusent.
DOGBERRY.—Oui, sans doute, c'est la voie la plus courte;
qu'on fasse comparaître la garde. (On fait venir la garde.)
Mes maîtres, je vous somme, au nom du prince, d'accuser
ces hommes.
PREMIER GARDIEN.—Cet homme a dit que don Juan, le
frère du prince, était un scélérat.
DOGBERRY.—Écrivez, le prince don Juan un scélérat; ce
n'est ni plus ni moins qu'un parjure d'appeler le frère
d'un prince un scélérat!
BORACHIO.—Monsieur le constable....
DOGBERRY.—Je vous prie, camarade, silence. Votre
regard me déplaît, je vous le déclare.
LE SACRISTAIN, au gardien.—Que lui avez-vous entendu
dire de plus?
SECOND GARDIEN.—Ma foi! qu'il a reçu de don Juan mille
ducats pour accuser faussement la signora Héro.
DOGBERRY.—Ceci est un vol avec effraction, si jamais
il s'en est commis.
VERGES.—Oui, par la messe! c'en est un.
LE SACRISTAIN.—Quoi de plus, l'ami?
PREMIER GARDIEN.—Et que le comte Claudio avait résolu,
d'après ses propos, de faire affront à Héro devant
toute l'assemblée, et de ne pas l'épouser.
DOGBERRY.—O scélérat, tu seras condamné pour ce fait
à la rédemption éternelle.
LE SACRISTAIN.—Et quoi encore?
SECOND GARDIEN.—C'est tout.
LE SACRISTAIN.—C'en est plus, messieurs, que vous n'en
pouvez nier. Le prince don Juan s'est secrètement évadé
ce matin; c'est ainsi qu'Héro a été accusée et refusée; et
elle en est tout à coup morte de douleur. Monsieur le
constable, faites lier ces hommes et qu'on les conduise
devant Léonato. Je vais les précéder et lui montrer leur
interrogatoire.
(Il sort.)
DOGBERRY.—Allons aux opinions sur leur sort.
VERGES.—Qu'on les enchaîne.
CONRAD.—Retire-toi, faquin!
DOGBERRY.—O Dieu de ma vie, où est le sacristain?
qu'il écrive que l'officier du prince est un faquin. Impudent
varlet! Allons; garrottez-les.
CONRAD.—Arrière! tu n'es qu'un âne, tu n'es qu'un
âne.
DOGBERRY.—Ne suspectez-vous pas ma place, ne suspectez-vous
pas mon âge? Oh! que n'est-il ici pour écrire
que je suis un âne! Mais, compagnons, souvenez-vous-en
que je suis un âne. Quoique cela ne soit point écrit, n'oubliez
pas que je suis un âne. Toi, méchant, tu es plein de
piété, comme on le prouvera par bon témoignage. Je suis
un homme sage, et qui plus est, un constable, et qui
plus est encore, un bourgeois établi, et qui plus est, un
homme aussi bien en chair que qui ce soit à Messine;
un homme qui connaît la loi, va; un homme qui est
riche assez, entends-tu, et qui a souffert des pertes, et
qui a deux robes et tout ce qui s'ensuit à l'avenant.
Emmenez, emmenez-le. Oh! que n'a-t-on écrit que j'étais
un âne!
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Devant la maison de Léonato.
Entrent LÉONATO ET ANTONIO.
ANTONIO.—Si vous continuez, vous vous tuerez, et il
n'est pas sage de servir ainsi le chagrin contre vous-même.
LÉONATO.—De grâce, cessez vos conseils, qui tombent
dans mon oreille avec aussi peu de fruit que l'eau dans
un crible. Ne me donnez plus d'avis, je ne veux écouter
d'autre consolateur qu'un homme dont les malheurs
égalent les miens. Amenez-moi un père qui ait autant
aimé son enfant, et dont la joie qu'il goûtait en elle ait
été anéantie comme la mienne, et dites-lui de me parler
de patience. Mesurez la profondeur et l'étendue de sa
douleur sur la mienne. Que ses regrets répondent à mes
regrets, et que sa douleur soit en tout semblable à la
mienne, trait pour trait dans la même forme et dans
tous les rapports. Si un tel père veut sourire et se caresser
la barbe en s'écriant, chagrin, loin de moi! et faire
hum! lorsqu'il devrait gémir; raccommoder son affliction
par des adages, et enivrer son infortune avec des buveurs
nocturnes; amenez-le moi, et j'apprendrai de lui
la patience: mais il n'y a point d'homme semblable.
Les hommes, mon frère, peuvent bien donner des conseils
et des consolations à la douleur qu'ils ne ressentent
point eux-mêmes; mais une fois qu'ils l'ont goûtée, ceux
qui prétendaient fournir un remède de maximes à la
rage, enchaîner le délire forcené avec un réseau de soie,
charmer les mots par les sons, et l'agonie avec des paroles,
sont les premiers à changer leurs conseils en fureur.
Non, non, c'est le métier de tous les hommes de
parler de patience à ceux qui se tordent sous le poids de
la douleur: mais il n'est pas au pouvoir de la vertu de
l'homme de conserver tant de morale, lorsqu'il supporte
lui-même la même souffrance. Ne me donnez donc point
de conseils; mes maux crient plus haut que vos maximes.
ANTONIO.—Il s'ensuit que les hommes ne diffèrent en
rien des enfants.
LÉONATO.—Je t'en prie, tais-toi; je suis de chair et de
sang. Il n'y a jamais eu de philosophe qui pût endurer
le mal de dents avec patience; cependant ils ont écrit
dans le style des dieux et nargué le sort et la douleur.
ANTONIO.—Du moins ne tournez pas contre vous seul
tout le chagrin; faites souffrir aussi ceux qui vous offensent.
LÉONATO.—En ceci vous parlez raison; oui, je le ferai.
Mon âme me dit qu'Héro est calomniée; Claudio l'apprendra,
le prince aussi, et tous ceux qui la déshonorent.
(Don Pèdre et Claudio entrent.)
ANTONIO.—Voici le prince et Claudio qui s'avancent à
grands pas.
DON PÈDRE.—Bonsoir, bonsoir!
CLAUDIO.—Salut à vous deux.
LÉONATO.—Seigneurs, écoutez-moi....
DON PÈDRE.—Léonato, nous sommes un peu pressés
LÉONATO.—Un peu pressés, seigneurs?—Soit, adieu.
Seigneurs, vous êtes donc pressés maintenant? Soit;
peu importe!
DON PÈDRE.—Ne vous fâchez point contre nous, bon
vieillard.
ANTONIO.—S'il pouvait, se fâchant, se faire justice à
lui-même, quelques-uns de nous mordraient la poussière.
CLAUDIO.—Qui donc l'offense?
LÉONATO.—Toi, toi, tu m'offenses, toi, homme dissimulé.
Va, ne porte point la main à ton épée; je ne te
crains pas.
CLAUDIO.—Sur ma parole, je maudirais ma main, si
elle donnait un pareil sujet de crainte à votre vieillesse.
En vérité, ma main ne voulait rien à mon épée.
LÉONATO.—Fi donc! fi donc! Jeune homme, ne te
moque pas et ne plaisante pas de moi! Je ne parle pas
en radoteur ou en fou; et je ne me couvre point du privilège
de l'âge, pour me vanter des exploits que j'ai faits
étant jeune, ou de ceux que je ferais, si je n'étais pas
vieux. Retiens, Claudio, ce que je te dis en face; tu as
si cruellement outragé mon innocente fille et moi, que
je suis forcé de déposer ma gravité et d'en venir, sous
ces cheveux blancs et brisé par de longs jours, à te demander
la satisfaction qu'un homme doit à un autre. Je
te dis que tu as calomnié ma fille innocente, que ta calomnie
lui a percé le coeur, et qu'elle est gisante, ensevelie
avec ses ancêtres dans une tombe, hélas! où le
déshonneur ne dormit jamais, avant celui dont ta lâche
perfidie a souillé ma fille.
CLAUDIO.—Ma perfidie!
LÉONATO.—Ta perfidie, Claudio; je dis, la tienne.
DON PÈDRE.—Vous ne dites pas vrai, vieillard.
LÉONATO.—Seigneur, seigneur, je le prouverai sur son
corps s'il ose accepter le défi; en dépit de son adresse à
l'escrime, de son agilité, en dépit de sa robuste jeunesse
et de la fleur de son printemps.
CLAUDIO.—Retirons-nous; je ne veux rien avoir à faire
avec vous.
LÉONATO.—Peux-tu me rebuter ainsi? Tu as tué mon
enfant; si tu me tues, mon garçon, tu auras tué un
homme.
ANTONIO.—Il en tuera deux de nous, et qui sont vraiment
des hommes. Mais n'importe; qu'il en tue d'abord
un; qu'il vienne à bout de moi.—Laissez-le me faire
raison.—Allons, suis-moi, mon garçon; viens, suis-moi.
Monsieur le gamin, je parerai vos bottes avec un fouet;
oui, comme je suis gentilhomme, je le ferai.
LÉONATO.—Mon frère!....
ANTONIO.—Soyez tranquille. Dieu sait que j'aimais ma
nièce, et elle est morte,—elle est morte de la calomnie
de ces traîtres, qui sont aussi hardis à répondre en face
à un homme, que je le suis à prendre un serpent par la
langue; des enfants, des singes, des vantards, des faquins,
des poules mouillées.
LÉONATO.—Mon frère Antonio!...
ANTONIO.—Tenez-vous tranquille. Eh bien, quoi!—Je
les connais bien, vous dis-je, et tout ce qu'ils valent,
jusqu'à la dernière drachme. Des enfants tapageurs,
impertinents, conduits par la mode, qui mentent, cajolent,
raillent, corrompent et calomnient, se mettent au
rebours du bon sens, affectent un air terrible, débitent
une demi-douzaine de mots menaçants pour dire comment
ils frapperaient leurs ennemis s'ils osaient, et voilà
tout.
LÉONATO.—Mais, Antonio, mon frère....?
ANTONIO.—Allez, cela ne vous regarde pas; ne vous en
mêlez pas; laissez-moi faire.
DON PÈDRE.—Messieurs, nous ne provoquerons point
votre colère.—Mon coeur est vraiment affligé de la mort
de votre fille. Mais, sur mon honneur, on ne l'a accusée
de rien qui ne fût vrai, et dont la preuve ne fût évidente.
LÉONATO.—Seigneur, seigneur!
DON PÈDRE.—Je ne veux pas vous écouter.
LÉONATO.—Non?—Venez, mon frère; marchons.—Je
veux qu'on m'écoute.
ANTONIO.—Et on vous écoutera; ou il y aura des gens
parmi nous qui le payeront cher.
(Léonato et Antonio s'en vont.)
(Entre Bénédick.)
DON PÈDRE.—Voyez, voyez. Voici l'homme que nous
allions chercher.
CLAUDIO.—Eh bien! seigneur? Quelles nouvelles?
BÉNÉDICK, au prince.—Salut, seigneur.
DON PÈDRE.—Soyez le bienvenu, Bénédick. Vous êtes
presque venu à temps pour séparer des combattants.
CLAUDIO.—Nous avons été sur le point d'avoir le nez
arraché par deux vieillards qui n'ont plus de dents.
DON PÈDRE.—Oui, par Léonato et son frère. Qu'en
pensez-vous? Si nous en étions venus aux mains, je ne
sais pas si nous aurions été trop jeunes pour eux.
BÉNÉDICK.—Il n'y a jamais de vrai courage dans une
querelle injuste. Je suis venu vous chercher tous deux.
CLAUDIO.—Nous avons été à droite et à gauche pour
vous chercher; car nous sommes atteints d'une profonde
mélancolie, et nous serions charmés d'en être délivrés.
Voulez-vous employer à cela votre esprit?
BÉNÉDICK.—Mon esprit est dans mon fourreau. Voulez-vous
que je le tire?
DON PÈDRE.—Est-ce que vous portez votre esprit à
votre côté?
CLAUDIO.—Cela ne s'est jamais vu, quoique bien des
gens soient à côté de leur esprit. Je vous dirai de le tirer,
comme on le dit aux musiciens: tirez-le pour nous divertir.
DON PÈDRE.—Aussi vrai que je suis un honnête
homme, il pâlit. Êtes-vous malade ou en colère?
CLAUDIO.—Allons, du courage, allons. Quoique le souci
ait pu tuer un chat, vous avez assez de coeur pour tuer
le souci.
BÉNÉDICK.—Comte, je saurai rencontrer votre esprit
en champ clos si vous chargez contre moi.—De grâce,
choisissez un autre sujet.
CLAUDIO.—Allons, donnez-lui une autre lance: la dernière
a été rompue.
DON PÈDRE.—Par la lumière du jour, il change de couleur
de plus en plus.—Je crois, en vérité, qu'il est en
colère.
CLAUDIO.—S'il est en colère, il sait tourner sa ceinture52.
BÉNÉDICK.—Pourrai-je vous dire un mot à l'oreille?
CLAUDIO.—Dieu me préserve d'un cartel!
BÉNÉDICK, bas à Claudio.—Vous êtes un lâche traître.
Je ne plaisante point.—Je vous le prouverai comme vous
voudrez, avec ce que vous voudrez et quand vous voudrez.—Donnez-moi
satisfaction, ou je divulguerai votre
lâcheté.—Vous avez fait mourir une dame aimable; mais
sa mort retombera lourdement sur vous. Donnez-moi de
vos nouvelles.
CLAUDIO, bas à Bénédick.—Soit. Je vous joindrai. (Haut.)
Préparez-moi bonne chère.
DON PÈDRE.—Quoi? un festin? un festin?
CLAUDIO.—Oui, et je l'en remercie. Il m'a invité à découper
une tête de veau et un chapon; si je ne m'en
acquitte pas de la manière la plus adroite, dites que mon
couteau ne vaut rien.—N'y aura-t-il pas aussi une bécasse?
BÉNÉDICK.—Seigneur, votre esprit trotte bien: il a
l'allure aisée.
DON PÈDRE.—Je veux vous raconter comment Béatrice
faisait l'autre jour l'éloge de votre esprit. Je lui disais
que vous étiez un bel esprit. «Sûrement, dit-elle, c'est un
beau petit esprit.—Non pas, lui dis-je, c'est un grand esprit.
Oh! oui, répondit-elle, un grand gros esprit.—Ce n'est pas
cela, lui dis-je, dites un bon esprit.—Précisément, dit-elle,
il ne blesse personne.—Mais, repris-je, le gentilhomme
est sage.—Oh! certainement, répliqua-t-elle, un sage gentilhomme.—Comment! poursuivis-je, il possède plusieurs
langues.—Je le crois, dit-elle, car il me jurait une chose
lundi au soir, qu'il désavoua le mardi matin. Voilà une
langue double; voilà deux langues. Enfin elle prit à tâche,
pendant une heure entière, de défigurer vos qualités personnelles;
et pourtant à la fin elle conclut, en poussant
un soupir, que vous étiez le plus bel homme de l'Italie.
CLAUDIO.—Et là-dessus elle pleura de bon coeur, en
disant, qu'elle ne s'en embarrassait guère.
DON PÈDRE.—Oui, voilà ce qu'elle dit; mais cependant,
avec tout cela, si elle ne le haïssait pas à mort, elle l'aimerait
tendrement.—La fille du vieillard nous a tout
dit.
CLAUDIO.—Tout, tout, et en outre, Dieu le vit quand il
était caché dans le jardin53.
DON PÈDRE.—Mais quand planterons-nous les cornes
du buffle sur la tête du sage Bénédick?
CLAUDIO.—Oui; et quand écrirons-nous au-dessous:
«Ici loge Bénédick, l'homme marié?»
BÉNÉDICK.—Adieu, mon garçon. Vous savez mes intentions.
Je vous laisse à votre joyeux babil; vous faites
assaut d'épigrammes, comme les matamores font de leurs
lames, qui, grâce à Dieu, ne font pas de mal.—(A don
Pèdre.) Seigneur, je vous rends grâces de vos nombreuses
bontés; votre frère, le bâtard, s'est enfui de Messine.
Vous avez, entre vous tous, tué une aimable et innocente
personne. Quant à mon seigneur Sans-barbe, nous nous
rencontrerons bientôt, et jusque-là, que la paix soit avec
lui.
(Bénédick sort.)
DON PÈDRE.—Il parle sérieusement.
CLAUDIO.—Très-sérieusement; et cela, je vous garantis,
pour l'amour de Béatrice.
DON PÈDRE.—Et vous a-t-il défié?
CLAUDIO.—Le plus sincèrement du monde.
DON PÈDRE.—Quelle jolie chose qu'un homme, lorsqu'il
sort avec son pourpoint et son haut-de-chausses, et laisse
en route son bon sens!
(Entrent Dogberry, Verges, avec Conrad et Borachio conduits
par la garde.)
CLAUDIO.—C'est alors un géant devant un singe; mais
aussi un singe est un docteur près d'un tel homme.
DON PÈDRE.—Arrêtez! laissons-le.—Réveille-toi, mon
coeur, et sois sérieux. Ne nous a-t-il pas dit que mon frère
s'était enfui?
DOGBERRY.—Allons, venez çà, monsieur. Si la justice
ne vient pas à bout de vous réduire, elle n'aura plus
jamais de raisons à peser dans sa balance; oui, et comme
vous êtes un hypocrite fieffé, il faut veiller sur vous.
DON PÈDRE.—Que vois-je? deux hommes de mon frère,
garrottés! Et Borachio en est un!
CLAUDIO.—Faites-vous instruire, seigneur, de la nature
de leur faute.
DON PÈDRE.—Constable, quelle faute ont commise ces
deux hommes?
DOGBERRY.—Vraiment, ils ont commis un faux rapport;
de plus, ils ont dit des mensonges; en second lieu,
ce sont des calomniateurs; et pour sixième et dernier
délit, ils ont noirci la réputation d'une dame; troisièmement,
ils ont déclaré des choses injustes; et pour conclure,
ce sont de fieffés menteurs.
DON PÈDRE.—D'abord, je vous demande ce qu'ils ont
fait; troisièmement, je vous demande quelle est leur
offense; en sixième et dernier lieu, pourquoi ils sont
prisonniers, et pour conclusion, ce dont vous les accusez.
CLAUDIO.—Fort bien raisonné, seigneur! et suivant sa
propre division; sur ma conscience, voilà une question
bien retournée.
DON PÈDRE.—Messieurs, qui avez-vous offensé, pour
être ainsi garrottés et tenus d'en répondre? Ce savant
constable est trop fin pour qu'on le comprenne, quel est
votre délit?
BORACHIO.—Noble prince, ne permettez pas qu'on me
conduise plus loin pour subir mon interrogatoire; entendez-moi
vous-même; et qu'ensuite le comte me tue.
J'ai abusé vos yeux, et ce que n'a pu découvrir votre
prudence, ces imbéciles l'ont relevé à la lumière. Ce sont
eux qui, dans l'ombre de la nuit, m'ont entendu avouer
à cet homme, comment don Juan, votre frère, m'avait engagé
à calomnier la signora Héro; comment vous aviez
été conduits dans le verger, et m'aviez vu faire ma cour
à Marguerite, vêtue des habits d'Héro; enfin comment
vous l'aviez déshonorée au moment où vous deviez l'épouser.
Ils ont fait un rapport de toute ma trahison; et j'aime
mieux le sceller par ma mort que d'en répéter les détails
à ma honte. La dame est morte sur la fausse accusation
tramée par moi et par mon maître; et bref, je ne demande
autre chose que le salaire dû à un misérable.
DON PÈDRE.—Chacune de ces paroles ne court-elle pas
dans votre sang comme de l'acier?
CLAUDIO.—J'avalais du poison pendant qu'il les proférait.
DON PÈDRE, à Borachio.—Mais est-ce mon frère qui t'a
incité à ceci?
BORACHIO.—Oui, seigneur; et il m'a richement payé
pour l'accomplir.
DON PÈDRE.—C'est un composé de trahison et de perfidie!—Et
il s'est enfui après cette scélératesse!
CLAUDIO.—Douce Héro! Ton image revient se présenter
à moi, sous les traits célestes qui me l'avaient fait aimer
d'abord!
DOGBERRY, à la garde.—Allons, ramenez les plaignants;
notre sacristain, à l'heure qu'il est, a réformé le seigneur
Léonato de l'affaire.—Et, n'oubliez pas, camarades, de
faire mention, en temps et lieu, que je suis un âne.
VERGES.—Voyez, voici venir le seigneur Léonato, et le
sacristain aussi.
(Léonato revient avec Antonio et le sacristain.)
LÉONATO.—Quel est le misérable?.... Faites-moi voir
ses yeux, afin que, lorsque j'apercevrai un homme qui
lui ressemble, je puisse l'éviter; lequel est-ce d'entre
eux?
BORACHIO.—Si vous voulez connaître l'auteur de vos
maux, regardez-moi.
LÉONATO.—Es-tu le vil esclave dont le souffle a tué mon
innocente enfant?
BORACHIO.—Oui; c'est moi seul.
LÉONATO.—Seul? Non, non, misérable, tu te calomnies
toi-même. Voilà un couple d'illustres personnages (le
troisième s'est enfui) qui y ont mis la main. Je vous
rends grâces, princes, de la mort de ma fille. Inscrivez-la
parmi vos nobles et beaux exploits. Si vous voulez y
réfléchir, c'est une glorieuse action.
CLAUDIO.—Je ne sais comment implorer votre patience;
cependant il faut que je parle. Choisissez vous-même
votre vengeance; imposez-moi la pénitence que vous
pourrez inventer pour punir mon crime; et cependant
je n'ai péché que par méprise.
DON PÈDRE.—Et moi de même, sur mon âme; et cependant,
pour donner satisfaction à ce digne vieillard,
je me courberais sous n'importe quel poids pesant il
voudrait m'imposer.
LÉONATO.—Je ne puis vous ordonner de commander à
ma fille de vivre; cela est impossible. Mais je vous prie
tous deux de proclamer ici, devant tout le peuple de
Messine, qu'elle est morte innocente; et si votre amour
peut trouver quelques vers touchants, suspendez-les en
épitaphe, sur sa tombe et chantez-les sur ses restes.
Chantez-les ce soir.—Demain matin, rendez-vous à ma
maison, et puisque vous ne pouvez pas être mon gendre,
devenez du moins mon neveu. Mon frère a une fille qui
est presque trait pour trait le portrait de ma fille qui est
morte, et elle est l'unique héritière de nous deux; donnez-lui
le titre que vous auriez donné à sa cousine; là
expire ma vengeance.
CLAUDIO.—O noble seigneur, votre excès de bonté m'arrache
des larmes. J'embrasse votre offre, et désormais
disposez du pauvre Claudio.
LÉONATO.—Ainsi, demain matin je vous attendrai chez
moi; je prends ce soir congé de vous.—Ce misérable
sera confronté avec Marguerite qui, je le crois, est complice
de cette mauvaise action, et gagnée par votre
frère.
BORACHIO.—Non, sur mon âme, elle n'y eut aucune
part; et elle ne savait pas ce qu'elle faisait, lorsqu'elle
me parlait: au contraire, elle a toujours été juste et vertueuse
dans tout ce que j'ai connu d'elle.
DOGBERRY.—En outre, seigneur (ce qui, en vérité, n'a
pas été mis en blanc et en noir), ce plaignant que voilà, le
criminel, m'a appelé âne. Je vous en conjure, souvenez-vous-en
dans sa punition; et encore la garde les a entendus
parler d'un certain La Mode: ils disent qu'il
porte une clef à son oreille, avec une boucle de cheveux
qui y est suspendue, et qu'il emprunte de l'argent au
nom de Dieu; ce qu'il a fait si souvent et depuis si longtemps,
sans jamais le rendre, qu'aujourd'hui les hommes
ont le coeur endurci, et ne veulent rien prêter pour
l'amour de Dieu: je vous en prie, examinez-le sur ce
chef.
LÉONATO.—Je te remercie de tes peines et de tes bons
offices.
DOGBERRY.—Votre Seigneurie parle comme un jeune
homme bien reconnaissant et bien vénérable; et je
rends grâces à Dieu pour vous.
LÉONATO.—Voilà pour tes peines.
DOGBERRY.—Dieu garde la fondation!
LÉONATO.—Va, je te décharge de ton prisonnier, et je
te remercie.
DOGBERRY.—Je laisse un franc vaurien entre les mains
de votre Seigneurie, et je conjure votre Seigneurie de le
bien châtier vous-même pour l'exemple des autres. Dieu
conserve votre Seigneurie! Je fais des voeux pour le bonheur
de votre Seigneurie: Dieu vous rende la santé.—Je
vous donne humblement la liberté de vous en aller;
et si l'on peut vous souhaiter une heureuse rencontre,
Dieu nous en préserve! (A Verges.) Allons-nous-en, voisin.
(Dogberry et Verges sortent.)
LÉONATO.—Adieu, seigneurs; jusqu'à demain matin.
ANTONIO.—Adieu, seigneurs, nous vous attendons demain
matin.
DON PÈDRE.—Nous n'y manquerons pas.
CLAUDIO.—Cette nuit je pleurerai Héro.
LÉONATO, à la garde.—Emmenez ces hommes avec nous:
nous voulons causer avec Marguerite, et savoir comment
est venue sa connaissance avec ce mauvais sujet.
SCÈNE II
Le jardin de Léonato.
BÉNÉDICK ET MARGUERITE se rencontrent et s'abordent.
BÉNÉDICK.—Ah! je vous en prie, chère Marguerite,
obligez-moi en me faisant parler à Béatrice.
MARGUERITE.—Voyons, voulez-vous me composer un
sonnet à la louange de ma beauté?
BÉNÉDICK.—Oui, et en style si pompeux, que nul
homme vivant n'en approchera jamais; car, dans l'honnête
vérité, vous le méritez bien.
MARGUERITE.—Aucun homme n'approchera de moi?
Quoi donc! resterai-je toujours en bas de l'escalier?
BÉNÉDICK.—Votre esprit est aussi vif qu'un lévrier:
il atteint d'un saut sa proie.
MARGUERITE.—Et le vôtre émoussé comme un fleuret
d'escrime, qui touche mais ne blesse pas.
BÉNÉDICK.—C'est l'esprit d'un homme de coeur, Marguerite,
qui ne voudrait pas blesser une femme.—Je
vous prie, appelez Béatrice, je vous rends les armes, et
jette mon bouclier à vos pieds54.
MARGUERITE.—C'est votre épée qu'il faut nous rendre:
nous avons les bouchers à nous.
BÉNÉDICK.—Si vous vous en servez, Marguerite, il vous
faut mettre la pointe dans l'étau; les épées sont des
armes dangereuses pour les filles.
MARGUERITE.—Allons, je vais vous appeler Béatrice,
qui, je crois, a des jambes.
BÉNÉDICK.—Et qui par conséquent viendra.
(Marguerite sort.)
(Il chante.)
Le dieu d'amour
Qui est assis là-haut,
Me connaît, me connaît
Il sait combien je mérite....
Comme chanteur, veux-je dire; mais comme amant?...
Léandre, le bon nageur; Troïlus, qui employa le premier
Pandare; et un volume entier de ces marchands de tapis
dont les noms coulent encore avec tant de douceur sur
la ligne unie d'un vers blanc, non, jamais aucun d'eux
ne fut si absolument bouleversé par l'amour, que l'est aujourd'hui
mon pauvre individu. Diantre! je ne saurai le
prouver en vers: j'ai essayé; mais je ne peux trouver
d'autre rime à tendron que poupon: rime innocente!
A mariage, cocuage; rime sinistre, école, folle, rime bavarde.
Toutes ces rimes sont de mauvais présage: non,
je ne suis point né sous une étoile poétique, et je ne puis
faire ma cour en termes pompeux.
(Entre Béatrice.)
BÉNÉDICK.—Chère Béatrice, vous voulez donc bien venir
quand je vous appelle?
BÉATRICE.—Oui, seigneur, et vous quitter dès que vous
me l'ordonnerez.
BÉNÉDICK.—Oh! restez seulement avec moi jusqu'alors.
BÉATRICE.—Alors est dit: adieu donc.—Et pourtant,
avant de m'en aller que j'emporte ce pourquoi je suis
venue, c'est de savoir ce qui s'est passé entre vous et
Claudio.
BÉNÉDICK.—Seulement des paroles aigres; et là-dessus
je veux vous donner un baiser.
BÉATRICE.—Des paroles aigres, ce n'est qu'un souffle
aigre, et un souffle aigre n'est qu'une haleine aigre, une
haleine aigre est dégoûtante; je m'en irai sans votre
baiser.
BÉNÉDICK.—Vous avez détourné le mot de son sens
naturel; tant votre esprit est effrayant! Mais, pour vous
dire les choses sans détour, Claudio a reçu mon défi; et,
ou j'apprendrai bientôt de ses nouvelles, ou je le dénonce
pour un lâche.—Et vous, maintenant, dites-moi, je vous
prie, à votre tour, laquelle de mes mauvaises qualités
vous a rendue amoureuse de moi?
BÉATRICE.—Toutes ensemble qui constituent un état de
mal si politique qu'il n'est pas possible à une seule vertu
de s'y glisser.—Mais vous, quelle est de mes bonnes
qualités celle qui vous a fait endurer l'amour pour moi?
BÉNÉDICK.—Endurer l'amour: bonne épithète! Oui,
en effet, j'endure l'amour, car je vous aime malgré moi.
BÉATRICE.—En dépit de votre coeur, je le crois aisément.
Hélas! le pauvre coeur! si vous lui faites de la peine
pour l'amour de moi, je lui ferai de la peine pour l'amour
de vous, car jamais je n'aimerai ce que hait mon ami.
BÉNÉDICK.—Vous et moi, nous avons trop de bon sens
pour nous faire l'amour tranquillement.
BÉATRICE.—Cet aveu n'en est pas la preuve: il n'y a
pas un homme sage sur vingt qui se loue lui-même.
BÉNÉDICK.—Vieille coutume, vieille coutume, Béatrice;
bonne dans le temps des bons vieillards. Mais dans ce
siècle, si un homme n'a pas le soin d'élever lui-même sa
tombe avant de mourir, il ne vivra pas dans son monument
plus longtemps que ne dureront le son de la cloche
funèbre et les larmes de sa veuve.
BÉATRICE.—Et combien croyez-vous qu'elles durent?
BÉNÉDICK.—Quelle question! Eh! mais, une heure de
cris et un quart d'heure de pleurs: en conséquence, il est
fort à propos pour le sage, si Don Ver55 (sa conscience)
n'y trouve pas d'empêchement contraire, d'être le trompette
de ses propres vertus, comme je le suis pour moi-même:
en voilà assez sur l'article de mon panégyrique,
à moi, qui me rendrai témoignage que j'en suis digne.—A
présent, dites-moi, comment va votre cousine?
BÉATRICE.—Fort mal.
BÉNÉDICK.—Et vous-même?
BÉATRICE.—Fort mal aussi.
BÉNÉDICK.—Servez Dieu, aimez-moi, et, corrigez-vous.
Je vais vous quitter là-dessus, car voici quelqu'un de fort
pressé qui accourt.
(Entre Ursule.)
URSULE.—Madame, il faut venir auprès de votre oncle:
il y a bien du tumulte au logis, vraiment. Il est prouvé
que ma maîtresse Héro a été faussement accusée; que le
prince et Claudio ont été grossièrement trompés, et que
c'est don Juan qui est l'auteur de tout; il s'est enfui; il
est parti: voulez-vous venir sur-le-champ?
BÉATRICE.—Voulez-vous, seigneur, venir entendre ces
nouvelles?
BÉNÉDICK.—Je veux vivre dans votre coeur, mourir sur
vos genoux, être enseveli dans vos yeux; et en outre je
veux aller avec vous chez votre oncle.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
L'intérieur d'une église.
DON PÈDRE, CLAUDIO, précédés de musiciens et de
flambeaux.
CLAUDIO.—Est-ce là le monument de Léonato?
UN SERVITEUR.—Oui, seigneur.
CLAUDIO lisant l'épitaphe.
Victime de langues calomnieuses
Héro mourut, et gît ici.
La mort, pour réparer son injure,
Lui donne un renom qui ne mourra jamais.
Celle qui mourut avec honte
Vit, dans la mort, d'une gloire pure.
(Il fixe l'épitaphe.)
Et toi que je suspends sur son tombeau, parle encore
à sa louange quand ma voix sera muette.—Vous, musiciens,
commencez et chantez votre hymne solennel.
(Il chante.)
Pardonne, ô déesse de la nuit,
A ceux qui ont tué ta jeune vierge56
C'est pour expier leur erreur, qu'ils viennent avec des hymnes
de douleur,
Autour de sa tombe.
O nuit, seconde nos gémissements!
Aide-nous à soupirer et à gémir,
Profondément! profondément!
Tombeaux, ouvrez-vous, rendez vos morts,
Jusqu'à ce que sa mort soit pleurée,
Tristement, tristement.
CLAUDIO.—Maintenant, bonne nuit à tes os! tous les ans
je viendrai te rendre tribut.
DON PÈDRE.—Adieu, messieurs. Éteignez vos flambeaux;
les loups ont dévoré leur proie; et voyez, la douce
Aurore, précédant le char du Soleil, parsème de taches
grisâtres l'Orient assoupi. Recevez tous nos remerciements,
et laissez-nous: adieu.
CLAUDIO.—Adieu, mes amis: et que chacun reprenne
son chemin.
DON PÈDRE.—Sortons de ces lieux: allons revêtir
d'autres habits, et aussitôt nous nous rendrons chez
Léonato.
CLAUDIO.—Que l'hymen qui se prépare ait pour nous
une issue plus heureuse que celui qui vient de nous
obliger à ce tribut de douleur!
(Ils sortent tous.)
SCÈNE IV
Appartement dans la maison de Léonato.
LÉONATO, BÉNÉDICK, MARGUERITE, URSULE,
ANTONIO, LE MOINE ET HÉRO.
LE MOINE.—Ne vous l'avais-je pas dit, qu'elle était
innocente?
LÉONATO.—Le prince et Claudio le sont aussi: ils ne
l'ont accusée que déçus par l'erreur que vous avez
entendu raconter. Mais Marguerite est un peu coupable
dans ceci, quoique involontairement, comme il le paraît
par l'examen approfondi de cette affaire.
ANTONIO.—Allons, je suis bien aise que tout ait tourné
si heureusement.
BÉNÉDICK.—Et moi aussi, étant autrement engagé par
ma parole à forcer le jeune Claudio à me faire raison
là-dessus.
LÉONATO.—Allons, ma fille, retirez-vous avec vos
femmes dans une chambre écartée; et lorsque je vous
enverrai chercher, venez ici masquée. Le prince et Claudio
m'ont promis de venir me voir, à cette heure même.—(A Antonio.)
Vous savez votre rôle, mon frère. Il faut
que vous serviez de père à la fille de votre frère, et que
vous la donniez au jeune Claudio.
(Héro sort suivie de ses femmes.)
ANTONIO.—Je le ferai, d'un visage assuré.
BÉNÉDICK.—Mon père, je crois que j'aurai besoin d'implorer
votre ministère.
LE MOINE.—Pour quel service, seigneur?
BÉNÉDICK.—Pour m'enchaîner ou me perdre, l'un ou
l'autre.—Seigneur Léonato, c'est la vérité, digne
seigneur, que votre nièce me regarde d'un oeil favorable.
LÉONATO.—C'est ma fille qui lui a prêté ces yeux-là,
rien n'est plus vrai.
BÉNÉDICK.—Et moi, en retour, je la vois des yeux de
l'amour.
LÉONATO.—Vous tenez, je crois, ces yeux de moi, de
Claudio et du prince: mais quelle est votre volonté?
BÉNÉDICK.—Votre réponse, seigneur, est énigmatique;
mais pour ma volonté,—ma volonté est que votre bonne
volonté daigne s'accorder avec la nôtre,—pour nous
unir aujourd'hui dans le saint état du mariage.... Voilà
pourquoi, bon religieux, je réclame votre secours.
LÉONATO.—Mon coeur est d'accord avec votre désir.
LE MOINE.—Et je suis prêt à vous accorder mon secours.—Voici
le prince et Claudio.
(Entrent don Pèdre et Claudio avec leur suite.)
DON PÈDRE.—Salut à cette belle assemblée!
LÉONATO.—Salut, prince; salut, Claudio. Nous vous
attendons ici. (A Claudio.) Êtes-vous toujours déterminé
à épouser aujourd'hui la fille de mon frère?
CLAUDIO.—Je persévère dans mon engagement, fût-elle
une Éthiopienne.
LÉONATO, à son frère.—Appelez-la, mon frère: voici
le religieux tout prêt.
(Antonio sort.)
DON PÈDRE.—Ah! bonjour, Bénédick. Quoi! qu'y a-t-il
donc pour que vous ayez aussi un visage du mois de
février si glacé, si nébuleux, si sombre?
CLAUDIO.—Je crois qu'il rêve au buffle sauvage. Allons,
rassurez-vous, mon garçon, nous dorerons vos cornes,
et toute l'Europe sera enchantée de vous voir, comme
jadis Europe fut enchantée du puissant Jupiter, quand
il voulut faire en amour le rôle du noble animal.
BÉNÉDICK.—Le taureau Jupiter, comte, avait un mugissement
agréable; apparemment que quelque taureau
étranger de cette espèce fit sa cour à la vache de votre
père, et que de cette belle union il sortit un jeune veau
qui vous ressemblait beaucoup, car vous avez précisément
son mugissement.
(Antonio rentre avec les dames masquées.)
CLAUDIO.—Je suis votre débiteur.—Mais voici d'autres
comptes à régler.—Quelle est la dame dont je dois
prendre possession?
ANTONIO.—La voici, et je vous la donne.
CLAUDIO.—Eh bien! alors elle est à moi.—Ma belle,
laissez-moi voir votre visage.
LÉONATO.—Non, vous ne la verrez point que vous
n'ayez accepté sa main en présence de ce religieux, et
juré de l'épouser.
CLAUDIO.—Donnez-moi votre main devant ce saint
moine. Je suis votre époux, si vous voulez bien de moi.
HÉRO, ôtant son masque.—Lorsque je vivais, je fus
votre épouse; et lorsque vous m'aimiez, vous fûtes mon
autre époux.
CLAUDIO.—Une autre Héro!
HÉRO.—Rien n'est plus vrai. Une Héro mourut déshonorée;
mais je vis, et aussi sûr que je vis, je suis vierge.
DON PÈDRE.—Quoi, l'ancienne Héro! Héro qui est
morte!
LÉONATO.—Elle mourut, seigneur, mais tant que vécut
son déshonneur.
LE MOINE.—Je puis dissiper tout votre étonnement.
Lorsque la sainte cérémonie sera finie, je vous raconterai
en détail la mort de la belle Héro: en attendant,
familiarisez-vous avec votre surprise, et allons de ce pas
à la chapelle.
BÉNÉDICK.—Doucement, doucement, religieux.—Laquelle
est Béatrice?
BÉATRICE.—Je réponds à ce nom. Que désirez-vous?
BÉNÉDICK.—Ne m'aimez-vous pas?
BÉATRICE.—Moi! non, pas plus que de raison.
BÉNÉDICK.—En ce cas, votre oncle, et le prince et
Claudio ont été bien trompés: il m'ont juré que vous
m'aimiez.
BÉATRICE.—Et vous, est-ce que vous ne m'aimez pas?
BÉNÉDICK.—En vérité, non; pas plus que de raison.
BÉATRICE.—En ce cas, ma cousine, Marguerite et Ursule
se sont bien trompées: car elles ont juré que vous
m'aimiez.
BÉNÉDICK.—Ils ont juré que vous étiez presque malade
d'amour pour moi.
BÉATRICE.—Elles ont juré que vous étiez presque mort
d'amour pour moi.
BÉNÉDICK.—Il ne s'agit pas de cela.—Ainsi, vous ne
m'aimez donc pas?
BÉATRICE.—Non vraiment; seulement je voudrais récompenser
l'amitié.
LÉONATO.—Allons, ma nièce; je suis sûr, moi, que
vous aimez ce gentilhomme.
CLAUDIO.—Et moi, je ferai serment qu'il est amoureux
d'elle: car voici un écrit tracé de sa main, un sonnet
imparfait sorti de son propre cerveau, et qui s'adresse
à Béatrice.
HÉRO.—Et en voici un autre, écrit de la main de ma
cousine, que j'ai volé dans sa poche et qui renferme l'expression
de sa tendresse pour Bénédick.
BÉNÉDICK.—Miracle! voici nos mains qui déposent
contre nos coeurs!—Allons, je veux bien de vous: mais,
par cette lumière, je ne vous prends que par pitié.
BÉATRICE.—Je ne veux pas vous refuser.—Mais, j'en
atteste ce beau jour, je ne cède que vaincue par les importunités;
et aussi pour vous sauver la vie: car on m'a
dit que vous étiez en consomption.
BÉNÉDICK.—Silence: je veux vous fermez la bouche.
(Il lui donne un baiser.)
DON PÈDRE.—Eh bien! comment te portes-tu, Bénédick,
l'homme marié?
BÉNÉDICK.—Je suis bien aise de vous le dire, prince:
un collège entier de beaux esprits ne me ferait pas changer
d'idées par ses railleries. Pensez-vous que je m'embarrasse
beaucoup d'une satire ou d'une épigramme?
Non; si un homme se laisse battre par des bons mots,57
il n'aura rien de beau sur lui. Bref, puisque j'ai tentation
de me marier, je ne fais plus aucun cas de tout ce que
le monde voudra en dire: ainsi ne me raillez jamais
de tout ce que j'ai pu dire contre le mariage, car
l'homme est un être changeant, et c'est là ma conclusion.—Quant
à vous, Claudio, je m'attendais à vous
rosser: mais en considération de ce que vous avez bien
l'air de devenir mon parent, vivez sans blessure; et
aimez ma cousine.
CLAUDIO.—J'espérais que vous auriez refusé Béatrice;
et que j'aurais pu vous faire finir sous le bâton votre
existence solitaire, pour vous apprendre à être un homme
à deux faces; ce que vous serez, sans contredit, si ma
cousine ne veille pas sur vous de bien près.
BÉNÉDICK.—Allons, allons, nous sommes amis.—Un
tour de danse avant d'être mariés, afin que nous puissions
alléger nos coeurs et les talons de nos femmes.
LÉONATO.—La danse viendra après.
BÉNÉDICK.—Nous commencerons par là, sur ma parole.—Allons,
musique, jouez.—Prince, vous êtes mélancolique:
prenez-moi une femme. Il n'est point de
bâton plus vénérable que celui dont la pomme est garnie
de corne.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.—Seigneur, votre frère don Juan a été
pris dans sa fuite, et une escorte de gens armés l'a ramené
à Messine.
BÉNÉDICK.—Ne songez pas à lui jusqu'à demain: je
vous donnerai l'idée d'une bonne punition pour lui.—Allons,
flûtes, partez.
(On danse, ensuite tous sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
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